DÉCADENCE.- Vieillissement d’un corps qui suit irrémédiablement son épanouissement, accompagné, ou non, de sursauts de rajeunissement apparent. De nos jours, grâce aux progrès de la médecine, de la thérapie de groupe, de la bêtise et de l’inconvenance, la décadence n’est plus ce qu’elle était. Elle ressemblerait plutôt à une lente agonie dépourvue de classe. C’est la décadence de la décadence.

DÉCÉDER.- Se tirer, faire la nique aux vivants, quitter le navire, trahir les amis, les parents, les amants, partir sans retour, se cacher, se mettre au vert, bouder éternellement.

DÉCIDER.- Cesser de faire l’âne de Buridan. Ce qui ne veut pas dire que les décideurs ne sont jamais des ânes. Ce qui ne veut pas dire non plus qu’en l’absence prolongée de décision, ce soient nécessairement eux qui meurent.

DÉDUCTION.- Harmonieux enchaînement d’erreurs de jugement.

DÉMAGOGIE.- Acte de faire avancer un peuple vers la gauche ou la droite et de lui faire ainsi décrire un cercle complet.

DEMAIN.- Aléa des aléas, hypothèse, hypothèque, prévision mystérieuse, ou mystère imprévisible, source de vie. Le condamné à mort qui sait qu’il doit mourir demain et qui pense à son exécution est plus vivant que celui qui songe à son repas d’hier.

DEMANDER.- Mine de rien, c’est une action qui prouve l’existence d’au moins un début de civilisation. Que la demande soit purement formelle, car sous-entendant un ordre, ou qu’elle participe plutôt de la supplication, elle manifeste une intention. En dehors de toute civilisation, on ne demande plus ou pas encore : on prend !

DÉMOCRATIE.- Gouvernement du peuple par le peuple. La Grèce antique et certains cantons suisses mis à part, la démocratie est jusqu’à présent demeurée lettre morte. Alors qu’elle n’aurait eu besoin que de quelques organisateurs et administrateurs, elle s’est affublée de représentants qui n’ont eu de cesse, à travers l’espace et le temps, de la dévoyer, de la trahir, de la déliter, de la tuer. De nos jours, grâce aux progrès techniques des télécommunications, la démocratie directe, chère à Jean-Jacques Rousseau, aurait enfin cette chance inouïe d’être traduite dans les faits et de passer de l’état ridicule d’utopie à la consécration que donne à une idée politique sa mise en œuvre quotidienne. Las ! Les professionnels de la politique ne décramponneront pas de sitôt. La démocratie dite représentative a encore de beaux jours devant elle. Auréolée des succès qui ont été les siens dans la plupart des États où elle a été instaurée, elle n’est pas prête de laisser la place à une démocratie authentique où le gouvernement du peuple serait effectivement assuré par le peuple.

DÉSOBÉIR.- Rendre un fier service à celui qui a ordonné. Le pouvoir, selon le philosophe Alain, rendant bête, la désobéissance est en effet le seul moyen de conserver, malgré eux, aux potentats leur intelligence.

DÉSORDRE.- Humus résultant de la décomposition d’un ordre établi. Il y a des désordres sympathiques parce que porteurs de créativité. Il y a des désordres répugnants parce que témoins de vandalisme. L’ennui, avec le désordre, comme avec l’humus, c’est qu’on ne sait jamais s’il faut le faire disparaître à grands coups de balai ou s’il faut au contraire l’entretenir amoureusement, comme d’une terre en friche riche de trésors engendrés par le grand mystère de la vie.

DESPOTISME.- Folie au pouvoir. Généralement, le pouvoir rend bête. Quand celui qui détient le pouvoir est particulièrement intelligent, la bêtise peut devenir folie et le potentat despote. Il y a, dans le despotisme, une lutte tragique où se combattent pêle-mêle l’intelligence, le pouvoir et la bêtise. Le cœur se serre devant le despotisme comme il ferait devant une femme d’une beauté peu commune parvenue à la plus complète des déchéances. Il n’y a pas de despotes éclairés. Les despotes dits éclairés sont des despotes qui ont la chance, ou la volonté, de ne point paraître sombres. On peut écarter un potentat. On n’écarte pas le despotisme. On l’abat, on le tue. Et, ce faisant, ses assassins ont cette vague mais douloureuse impression de tuer en même temps une bête malfaisante et le meilleur du meilleur des hommes.

DESSINER.- Parler avec la main. Quand la main est munie d’un crayon, d’une plume ou d’un fusain, la parole se fige. Verba volent, scripta manent. Le dessin est, comme l’écrit, une transcription probante de la pensée. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Méfions-nous des dessins complexes et sophistiqués. Méfions-nous des dessins ampoulés.

DESTIN.- Mélange intime de hasard et de fatalité qui supplée, combat ou aide la volonté humaine. Maîtriser son destin, forger son destin, échapper à son destin sont autant de formules creuses car elles amputent le destin d’une partie essentielle : le hasard. Ignorer la fatalité est encore plus hasardeux. Le mieux est encore de cultiver son jardin.

DÉTERMINISME.- Doctrine philosophique selon laquelle la liberté et la volonté ne sont que des illusions, que des pièces d’un moteur qui ont cette particularité de se prendre pour un moteur. Selon cette doctrine, le héros n’est qu’un pauvre pantin, le penseur un malheureux crétin, le paresseux un malade, l’homme d’action un agité. Si l’on pousse plus loin, il faut dire que cette doctrine ne pouvait pas ne pas naitre. Le fait même de l’évoquer n’est pas gratuit. Le fait de la combattre n’est pas davantage une preuve de libre arbitre. Comme il faut bien s’arrêter un jour quelque part, disons que le déterministe est lui-même déterminé et qu’il serait bien vain de seulement tenter de lui prouver le contraire sans faire montre d’une détermination supérieure.

DEVOIR.- Tâche, généralement peu agréable, que l’on s’estime obligé d’accomplir, sous peine d’encourir l’opprobre d’autrui ou d’être privé d’admiration. Dans les deux cas, il y a dans le devoir une sorte de pari tragique : l’homme de devoir mise sa souffrance, son sacrifice, son temps ou sa peine ; il récolte parfois la dérision. Il est des parieurs avisés qui font toujours et uniquement ce qui leur plaît en faisant accroire qu’ils agissent par devoir : ils ne misent donc rien, prennent du plaisir et emportent parfois le gros lot.

DIABLE.- Désagrégeant des relations humaines, faisant pendant à l’instinct grégaire. Depuis Adam et Ève, le serpent et la pomme de discorde, la propension naturelle de l’homme à fraterniser est incessamment combattue et neutralisée par un égoïsme diabolique multiforme. Sans le diable, il y a belle lurette que la terre ne formerait qu’une nation qui s’endormirait doucement dans la fraternité pour… ne plus se réveiller. Le diable est donc nécessaire car on ne peut viablement se contenter d’inspirer sans expirer, de naître sans mourir, de s’assembler sans se désagréger. Disons seulement que le diable exagère un peu, parfois. La beauté du diable est trop souvent impatiente de défaire ce qui commençait à peine à se former. Le diable existe en chaque humain, dans chaque couple, dans chaque famille, dans chaque tribu, dans chaque nation. Si vous le rencontrez, inutile de le tailler en pièces ; il renaîtrait aussitôt sous une autre forme, toujours plus performant. Non, la meilleure façon d’éviter la tentation, c’est de la fuir ; non pas de la braver.

DIEU.- No man’s land impénétrable à la science. Dieu est impénétrable par définition. Il est infini en ce sens qu’il recule sans cesse sur un territoire qui ne cesse de naître sous ses pas. Parfois, même, il se paye le luxe de reconquérir sur la science un terrain qu’elle croyait sien à tout jamais. Dieu est grand car la science est bien petite et fragile. On ne peut nier l’existence de Dieu car ce serait nier que la science progresse. Dieu est le vide dont la science, comme la nature, a horreur. Meubler intégralement le vide, c’est le rêve insensé de l’humanité, c’est la quête infinie du Graal. C’est magnifique, parce que tragique. La connaissance, c’est le faible pinceau lumineux tremblotant qui prouve l’existence de la nuit. Il en sera toujours ainsi et, à Dieu n’en déplaise, c’est très bien ainsi.

DIGNITÉ.- Manteau dont on se recouvre quand on a tout perdu. L’une des conditions essentielles pour avoir tout est de se séparer à tout jamais de ce manteau. Parole sentencieuse attribuée à Confucius, ô combien juste : « L’homme inférieur est orgueilleux sans être digne ; l’homme supérieur est digne sans être orgueilleux ».

DILEMME.- Situation propre à l’âne de Buridan. Quelle que soit la solution choisie, on ne sort jamais totalement intègre d’un dilemme. Heureux le poisson qui sait se glisser entre les rochers. Se laisser enfermer dans un affreux dilemme, coincer contre un mur, aplatir entre marteau et enclume, quelle position inconfortable ! Et rarement gratifiante.

DIRE.- Exprimer d’une manière ou d’une autre. On peut dire beaucoup de choses sans ouvrir la bouche, sans même remuer le chef ou les mains. On peut, à l’inverse, ne rien dire en jacassant comme une pie. Un mur peut dire, quand même il ne puit parler. Dire, c’est expirer ; entendre, c’est inspirer. Regardez les amoureux, les vrais, les authentiques : ils se comprennent sans parler, ils s’entendent même sans dire. Regardez l’esthète, le vrai, l’authentique, devant une œuvre d’art : cette œuvre lui dit bien plus de choses qu’il n’en est susceptible d’entendre et c’est pour cela qu’il éprouve toujours autant de plaisir à l’écouter puisque, pour lui, elle ne radote jamais. Pourtant, la plus belle façon de dire, c’est encore de parler ; cela va sans dire. Quant au contenu de nos dires, c’est une autre affaire. Il est vrai que ce qui fait l’homme, c’est la forme, et non le fond, de ses dires. Toujours les beaux parleurs prendront le pas sur les orangs-outans.

DISCIPLINE.- Librement consentie, elle est un signe de l’intelligence individuelle au service de la collectivité ; dans le cas contraire, elle manifeste plutôt la veulerie et la faiblesse. L’ennui, c’est qu’une collectivité est rarement composée uniquement d’individus intelligents. Pour conserver l’union, il faut faire peur aux imbéciles et aux trouillards. Quand les imbéciles le sont trop et en trop grand nombre, la discipline devient concentrationnaire et des voix s’élèvent pour en dénoncer la rigueur ; et tout s’enchaîne : la discipline se durcit, les gens intelligents la combattent, en triomphent, la ramollissent à un point tel que tout le monde finit par faire n’importe quoi. Moralité : les hommes sont comme les oranges ; mettez une orange pourrie dans un panier d’oranges : on connaît le résultat. Mettez un crétin dans un groupe social, le résultat sera comparable. Qui s’assemble, au départ, ne se ressemble pas nécessairement. À l’arrivée, il n’y a plus de doute car toute société finit par se résoudre à son plus petit dénominateur commun. La bêtise est pire que n’importe quelle autre maladie contagieuse.

DISTANCE.- Intervalle entre deux lieux. Jamais les hommes ne se sont sentis si proches qu’au temps où cet intervalle se mesurait en lieues. Le raccourcissement des distances, dû aux progrès techniques dans les transports, s’est accompagné d’un éloignement proportionnel des individus entre eux. La disparition des distances, due aussi et surtout aux télécommunications, a fait que les hommes ont eu à les recréer en prenant leurs distances. En vivant les uns sur les autres, il a fallu apprendre à vivre chacun pour soi.

DOMESTIQUE.- Salarié qui en fait un peu trop. Il y a des machines qui s’entêtent à fonctionner malgré qu’on les rudoie.

DOMINATEUR.- Imbécile qui se prépare de mauvais lendemains. Les esclaves, les serviteurs, les opprimés, les effacés, les humbles, les modestes, les soumis finissent toujours, un jour ou l’autre, par faire de leurs dominateurs de la chair à pâté. Et ce n’est que justice : c’est dans l’ordre des choses.

DON QUICHOTTE.- Espèce d’homme, en voie de disparition, caractérisée par une générosité chevaleresque et chimérique en butte à l’égoïsme grossier qui a cours dans les autres espèces. Par un curieux hasard, la disparition des dons Quichottes coïncide avec celle des moulins à vent.

DROIT.- Ensemble de règles ayant pour objet de prévenir, résoudre et sanctionner les conflits entre les citoyens ou les citoyens et la puissance publique. Le droit, c’est la règle du jeu en dehors de laquelle il n’y a que tricherie ; ce qui ne veut pas dire qu’en respectant le droit, on ne triche jamais. Les purgatoires et les enfers regorgent de scrupuleux juristes qui ont cru faire la nique à la simple morale et à l’exigence de justice. Les sociétés parallèles sécrètent leur propre droit, souvent plus contraignant que le droit officiel. Le juriste est très souvent conservateur. Il n’aime pas les chambardements. Il est souvent sec, aussi, et déteste les élans du cœur.