ACTION.- Il y en a de bonnes et il y en a de mauvaises. Le problème est de savoir pour qui. Est-ce pour celui qui agit ou pour son environnement ? L’homme qualifié de ce mot – l’homme d’action – s’en soucie peu. Il a besoin d’agir. L’essentiel est dit. En fait, il réagit et l’on devrait plutôt parler de l’homme à réaction. Comme les avions du même type, il vole tantôt haut, tantôt bas. Même quand il ne fait que du rase-mottes, il trouve toujours quelqu’un pour l’admirer. Les admirateurs, ce sont des spectateurs. Il y a en effet deux manières communes de ne point agir : l’une consiste à s’assoupir, l’autre se pratique en regardant les autres agir. Il faut bien dire aussi que, parmi les spectateurs, il n’y a pas que des admirateurs ; il peut y avoir des malins : la meilleure façon d’agir, en somme, n’est-elle pas de faire agir les autres ? Paroles bien sentencieuses qui ont cependant le mérite de faire réfléchir, ce qui reste encore le moyen le plus noble de ne point agir. Avant d’agir, l’idéal serait donc de se poser quelques questions suivantes : qui ou quoi me pousse à agir ? Mon action sera-t-elle bonne ? Quelle réaction est-elle susceptible de déclencher ? Évidemment, une telle introspection devra être soigneusement évitée en cas d’urgence. Si vous devez prendre le train et que celui-ci démarre, le mieux n’est-il pas de sauter dedans, toute réflexion cessante ? Oui, mais à la condition de ne pas se tromper de train ! Là, nous abordons la notion de l’instinct. Prière de voir au mot correspondant.

ACTIONNAIRE.- Titulaire d’un chiffon de papier lui attribuant une part des rapines qui seront pratiquées par la société de voleurs à laquelle il appartient.

ACTUALITÉ.- Réminiscence du passé en habits contemporains.

ADAPTATION.- Synonyme d’instinct de conservation plus que, contrairement à une idée reçue, d’intelligence. La capacité d’adaptation existe chez tous les animaux vivants. Chez les bêtes, elle s’exerce instinctivement. Chez la plupart des hommes aussi. Chez les bêtes, l’imagerie populaire a choisi, comme champion de la spécialité, le caméléon. Chez les hommes, il faut citer avant tous l’homo politicus. On peut survivre, et bien vivre, en s’adaptant au milieu naturel, instinctivement. On peut aussi le faire en se servant de l’intelligence qui s’efforce de modifier le milieu naturel pour l’adapter à ses occupants. L’idée reçue selon laquelle l’intelligence serait la faculté d’adaptation est donc complètement fausse. S’il fait froid et si vous parvenez à vous faire pousser des poils, vous vous adaptez. Si vous inventez le chauffage, vous faites montre d’intelligence. Évidemment, il y aura toujours ceux qui n’auront pas inventé le chauffage et qui rechigneront à s’y adapter. Chez les bêtes, les pauvres, il n’y a que des caméléons. Les hommes, eux, ont cette chance de compter parmi eux quelques congénères intelligents.

ADMIRATION.- Cécité passagère affectant la femme amoureuse ou qui se croit telle. Généralement, l’amour meurt en même temps que l’admiration ; quand il subsiste, c’est qu’il est profond. La plupart des hommes préfèrent être admirés qu’être aimés. L’admiration leur assure une sorte d’exclusivité rassurante ; elle transforme leur veulerie en courage, leur faiblesse en force ; elle justifie leur égoïsme. L’amour, par contre, leur fait peur ; il est vrai qu’ils le rencontrent rarement, sortis des bras de leur mère.

AGITATEUR.- Empêcheur de tourner en rond. Toute société a les agitateurs qu’elle mérite. L’ennui, avec les agitateurs, c’est qu’ils n’évaluent jamais correctement, à l’exception des agitateurs professionnels, les conséquences de l’agitation qu’ils tentent de provoquer. Toute révolte a également les agitateurs qu’elle mérite. Selon la qualité des agitateurs, on parlera de mutinerie, de sédition, d’insurrection, de rébellion, de soulèvement, de révolte, de révolution enfin. Dans ce dernier cas d’espèce, la révolution, nous touchons aux grands agitateurs, au nec plus ultra en matière d’agitateurs. Les agitateurs prennent là une telle dimension qu’ils parviennent à s’agiter eux-mêmes, ce qui est le comble pour un agitateur.

AIMER.- Se donner en spectacle à ceux qui réfléchissent ou agissent. Aimer, c’est disparaître pour se retrouver dans l’être aimé : sorte de métempsychose sans cessation préalable de la vie. Il y a mille et une façons d’aimer, ce qui fait que personne ne peut prétendre n’avoir aimé au moins une fois dans sa vie. On peut aimer comme un animal et, là, déjà, il faut nuancer car chaque espèce a sa propre procédure amoureuse. On peut aimer avec timidité, ou avec fougue, avec passion, ou froidement, avec perversité, ou avec grandeur d’âme, érotiquement, ou bêtement, d’une manière salace, ou platoniquement. Dites-moi comment vous aimez et je vous dirai qui vous êtes. En fait, plus exactement, je vous dirai qui vous aimez car, étrangement, et c’est là que se manifeste le phénomène de la métempsychose, on aime différemment selon l’objet de son amour et l’on se retrouve toujours différent dans chaque être aimé. Le contraire d’aimer n’est pas haïr. La haine, tout le monde est d’accord là-dessus, est la forme anormale, dévoyée, de l’amour. Il y a dans certaines haines une classe, une constance, une fidélité, semblables à celles des plus belles amours. Le contraire de l’amour est bien l’indifférence. C’est elle seule qui nous permet d’agir et de réfléchir communément, solidement et, pour tout dire, convenablement. L’amour est le plus grand ennemi des traditions. Heureusement qu’il y a dans chaque famille au moins un grand amant. La sagesse populaire prétend qu’il y a aussi au moins un fou. C’est sans doute le même. Elle dit également que l’amour est aveugle. Là, elle se trompe : chez l’être le plus torve, le plus grossier, le plus vil, il y a en effet nécessairement un trésor de délicatesse et d’intelligente bonté que seul l’amour, ce faisceau laser, peut percer à jour. Soyez aimé et vous serez sauvé. Ne le soyez plus et vous serez perdu. L’amour, ce feu de l’humanité, n’a qu’un défaut, c’est d’être éphémère. Quand il se retire, l’indifférence risque de devenir mortelle. C’est pourquoi nombre sont ceux qui le vitupèrent. Ils le rejettent car ils savent que, s’ils l’acceptent, ils ne pourront plus s’en passer. Méchante drogue qui nous peint le monde avec les couleurs les plus tendres et qui, ensuite, quand on se trouve en manque, avive sa noirceur. Pourtant, dussions-nous pour cela ne plus être aimé et ne plus aimer, gageons que la seule véritable grande douleur du sourd-muet est de ne point pouvoir prononcer ces simples mots : je t’aime.

ALBATROS.- Oiseau procellariiforme ayant deux primordiales caractéristiques dont la première est d’être le plus grand des oiseaux de mer et dont la seconde est d’avoir inspiré à Baudelaire son plus beau poème, sans doute l’un des plus beaux poèmes en langue française.

AMBITION.- Polarisation d’un individu sur une série d’activités précises ayant pour but de le hisser au sommet d’une société déterminée. L’ambition est donc le moteur de la réussite sociale. L’ambitieux doit choisir avec soin le cadre où il exercera son ambition. On ne place pas n’importe quel aliéné dans n’importe quel asile. Généralement, l’entourage d’un ambitieux en bave plus qu’à son tour. Il faut dire que l’ambitieux, à l’instar d’un enfant, ne voit du monde que ce qui est susceptible de participer de ses jeux. Si, pour une raison quelconque, affective notamment, vous désirez être vu d’un ambitieux, compter à ses yeux, exister en somme, la seule solution consiste à contrecarrer ses projets. Là, il vous verra. Sinon, vous serez vite transformé, dans le meilleur des cas, et selon votre sexe, soit en prince consort, soit en repos du guerrier.

ÂME.- Premier mot de l’humanité et aussi source de tous ses maux et de sa supériorité. Avant ce mot, tout n’était que cris, borborygmes et onomatopées. Tout n’était aussi que souffrances et plaisirs corporels. L’âme est par essence ce qui distingue l’homme des autres animaux. On peut tirer de cet axiome les quelques vérités et préceptes suivants : 1) la seule et authentique hiérarchie entre les hommes s’opère par la qualité et la grandeur de l’âme : il est bon, légitime et naturel que les penseurs, les poètes, les artistes, les grammairiens et les mathématiciens, et tous ceux qui méditent sur le mystère de la vie et de ses représentations prennent le pas sur les hommes d’affaires, les commerçants, les producteurs, les paysans, les militaires, les analphabètes, les chiens déguisés en hommes ; 2) nier l’existence de l’âme est encore une manière de démontrer que l’on en possède une ; 3) prétendre que les autres animaux en dehors de l’homme possèdent une âme, c’est oser affirmer que l’âme puisse se passer de bibliothèques, de musées, de religion, d’histoire, de métaphysique, de poésie, de musique, de géométrie, de théâtre et de toute autre spéculation intellectuelle ; 4) il est éminemment dangereux pour toute société d’attribuer quelque parcelle que ce soit d’autorité à un individu n’ayant pas suffisamment d’âme ; le pouvoir ayant cet effet pervers de gâter et rogner l’âme, il convient mieux de ne l’attribuer qu’à ceux pourvus de suffisamment d’âme pour aller jusqu’à l’expiration de leur mission ; cela évite les révoltes nécessaires ; 5) on reconnaît chez un homme la grandeur d’âme à sa propension à se plaindre de ne point en avoir assez : on observera avec méfiance la trop grande jovialité, la vanité, le narcissisme, la confiance en soi illimitée, l’égoïsme, l’impétuosité, l’ignorance du remords. À présent, contemplons en silence cette œuvre d’art, cette magnifique statue. Voyez comme elle vit, comme elle bouge, comme elle pense ; ne dirait-on pas qu’elle va parler ? Triomphe de l’âme qui, non contente d’animer un corps, donne vie à une matière qui lui est étrangère, anime l’inanimé. Triomphe de l’âme du sculpteur passée dans la pierre. Et que dire de ces menus objets ayant appartenu à des êtres aimés, aujourd’hui disparus, mais à l’âme éternelle ! Éternité du beau, du bon, de la quête incessante du vrai, mélodie harmonieuse se frayant un chemin dans la cacophonie des cris, des borborygmes et des onomatopées.

AMITIÉ.- Sentiment rare, quasiment introuvable, qui lie deux êtres qui sont bien plus que des copains mais qui ne sont pas amants. Le copinage usurpe souvent le trône de l’amitié. L’amitié est plus constante, plus exigeante aussi, moins ostentatoire. Elle aurait sans doute plus de points communs avec l’amour. Sans que cette définition soit satisfaisante, car elle attente à la spécificité de l’amitié, on pourrait presque dire que cette dernière est de l’amour asexué. Deux amis font tout et feraient tout l’un pour l’autre, sauf l’amour. C’est ce qui fait que, si l’amitié est rare, elle l’est encore plus entre un homme et une femme (je veux dire un homme et une femme normalement constitués). Ceci explique aussi que les individus peu portés, comme on dit, sur le sexe recherchent l’amitié, havre de l’amour débarrassé, selon eux, des corvées hygiéniques de l’amour. On pardonne toutefois moins les fautes de l’amitié que celles de l’amour. Sans doute est-ce dû à la rareté de l’amitié. L’amitié trahie n’a jamais fait, comme l’amour, l’objet de vaudevilles. Et que dit-on d’un ami empressé et maladroit sinon qu’il vaut mieux avoir un ennemi intelligent qu’un ami bête ? Mon Dieu ! Protégez-moi de mes amis ; mes ennemis, je m’en charge. Pauvres amis qui n’avez pas le charme des copains et la tendresse des amoureux, où êtes-vous ? Personnellement je n’en ai jamais rencontrés.

AMNÉSIE.- Tueuse de grands serments et de petites promesses. Maladie particulièrement fréquente chez les hommes politiques, les amoureux et les révolutionnaires. L’amnésie est aussi une manière d’autodéfense de l’âme par trop harcelée par la mauvaise conscience. De même que le corps s’évanouit pour échapper à la peur ou à la douleur physique, de même l’âme devient amnésique pour fuir le remords.

AMORALITÉ.- Maladie de l’âme la privant de toute notion du bien et du mal. L’amoralité est à l’âme ce qu’est au corps l’anaphrodisie. On mesure l’amoralité d’une société au poids et à la variété de sa législation. Une société hautement morale n’a besoin que de quelques préceptes. Une société amorale finit par avoir du mal à se retrouver dans le maquis de ses lois et règlements. Il est même des sociétés où il est apparu nécessaire d’énumérer et de définir minutieusement toutes les manières de voler et de tuer interdites par la morale du moment. On peut rêver d’une société où il ne serait pas interdit de voler un pain dans une boulangerie. Cela signifierait qu’il ne viendrait jamais à l’esprit d’un commerçant de voler ses clients ou à un homme d’affaires de détourner la loi à son profit.

AMOUR-PROPRE.- Amour de son prochain quand on est convaincu que Dieu a fait l’homme à son image. Dans le cas contraire, l’amour-propre est synonyme d’égoïsme. Dans le premier cas, l’amour-propre, c’est le respect de soi, et donc des autres. Celui qui préfère les bêtes aux hommes n’a pas d’amour-propre. Celui qui évite soigneusement les glaces n’en a pas davantage. Les guerres sont fomentées par l’indignité et l’irrespect de soi. Quand, dans une société, la majorité de ceux qui sont aux affaires ne se respectent pas eux-mêmes, alors le danger d’un conflit interne ou externe se profile à l’horizon. Se faire la guerre à soi-même est la meilleure façon de respecter le voisin. Dans nos sociétés modernes, le contraire de l’amour-propre est l’amour de l’argent. C’est ce qui explique que l’argent soit le nerf de la guerre.

ANALYSE.- Autopsie ou vivisection pratiquée sur un être, un corps, une pensée ou un phénomène. L’analyse est indispensable à la compréhension du monde. Elle est responsable de nos progrès et aussi de nos catastrophes. Nos progrès correspondent toujours à une adéquation satisfaisante entre l’analysé et les facultés de l’analyste. Quand il y a catastrophe, neuf fois sur dix elle provient du fait que c’est un cuisinier qui officiait à l’écurie tandis que le palefrenier faisait la tambouille. Présentez un métal au poète ; il vous dira toutes sortes de balivernes plus ou moins agréables à l’oreille mais fort inopérantes pour la vérité. Présentez une situation humaine complexe au laborantin ou au physicien ; il saura vous dire combien d’hommes se disputent, depuis combien de temps et les caractéristiques physiques communes des vaillants disputeurs ; mais il ne calmera pas les esprits et n’indiquera point de remède. Une mauvaise synthèse peut vivre cahin-caha. L’absence d’analyse vaut mieux qu’une mauvaise analyse.

ANARCHIE.- Court laps de temps précédant la constitution d’un nouveau groupe social. L’anarchie, c’est l’absence de lois et de gouvernement parmi des entités politiques qui n’ont pas encore ressenti la nécessité de s’unir. Dix hommes, dix animaux politiques, vivent dans un désert, chacun pour soi. Ils s’ignorent superbement, sauf quand ils désirent s’entretuer. Ils vivent en anarchie. Qu’une grande gueule avisée entrevoie les avantages qu’elle pourrait tirer d’un minimum de cohésion et l’anarchie aura cessé d’exister. Ainsi des communautés, ainsi des régions, des pays, des États. Quand toutes les unions d’États, sans exception, se plieront à des règles communes, l’anarchie pourra figurer au musée des concepts disparus.

ANGLAIS.- Ressortissant d’un peuple agitateur passé maître dans l’art d’organiser des complots, de fomenter des guerres et de torpiller des unions ou des ententes internationales. Ce peuple a inventé le fair-play pour désarmer ses adversaires. S’il y a quelque part une méchante querelle, cherchez l’Anglais.

ARGENT.- Arme absolue dans les sociétés avancées de l’époque contemporaine. Il n’est rien qu’un homme ou un groupe d’hommes ne puisse obtenir grâce à cette arme, à condition qu’elle soit manipulée avec adresse. L’argent, en soi, ne fait, certes pas, le bonheur, si ce n’est celui de l’avare ; mais il permet de l’obtenir ou de le retirer aux autres, ce qui, chez certains, fait partie du bonheur. Avoir de l’argent, c’est se promener dans la vie avec un flingue à la ceinture. Cela vous donne confiance en vous car vous savez qu’à tout moment, vous pouvez dégainer et vous débarrasser des importuns. Il est vrai aussi que cela risque de vous empêcher de dormir car, pour avoir de l’argent, la seule manière de s’y prendre est de le piquer dans la poche du voisin. Seuls les États peuvent battre monnaie ; ce faisant, ils modulent à loisir le degré de dissémination de l’arme absolue ; ensuite, c’est aux chapardeurs de se débrouiller entre eux. L’argent fait boule de neige : plus vous en avez, plus vous pouvez en chaparder. C’est ce que résume le dicton : on ne prête qu’aux riches. Certains sont très forts : ils n’ont pas d’argent mais font croire qu’ils en ont ; alors, on leur en donne. D’autres, très rares, poussent le bouchon un peu loin : tels les prisonniers qui s’évadent au moyen de simulacres de revolvers, ils vont jusqu’à fabriquer de la fausse monnaie. Les faux-monnayeurs sont les pires ennemis des États et des argentiers. Les États peuvent tolérer la drogue, la prostitution, la corruption. Ils ne s’en privent d’ailleurs pas. On ne verra jamais un État tolérer la fausse monnaie. Ce serait la fin de l’argent. Il faudrait trouver autre chose ou revenir à autre chose. Foin des philosophes, des moralistes, des révolutionnaires !... Si l’on pense que l’argent est en train de détruire le monde, une seule solution : remettre le sort du monde entre les mains des faux-monnayeurs.

ART.- Science et technique du beau. Il est des hommes qui ne connaissent rien, mais tout ce qu’ils disent est vrai. À l’instar de ces hommes, il est aussi des hommes laids qui vivent dans la laideur, mais tout ce qu’ils font est beau. La connaissance est sensée supporter le vrai. Le bon goût est sensé supporter le beau. Comme la connaissance, le bon goût s’acquiert, à condition de le vouloir, d’avoir des sens en état de marche et un cortex suffisamment performant pour ne pas laisser leur indépendance à chacun des sens. Il est des vérités qui ne sont pas bonnes à dire, du moins à tout un chacun, car elles risquent de faire très mal. Il est des beautés qui ont le bon goût de demeurer cachées aux yeux de ceux qui ne les voient pas. Quand le beau se fait discret, quand il ne fait pas le beau, alors, à coup sûr, on peut y voir la patte d’un artiste maître de son art et l’on peut parler d’œuvre d’art. De même que le vrai est rarement verbeux, le beau est rarement tapageur. Hélas ! La plupart des hommes n’assimilent la vérité que lorsqu’elle gueule, lorsqu’elle leur est assénée, et ne reconnaissent l’œuvre d’art qu’aux fioritures que les artistes – c’est leur croix – y ont ajoutées.

ASSURANCE.- État de béatitude qui fait croire que deux plus deux feront toujours quatre et qui permet d’attendre le prochain repas sans trop se poser de questions.

AVARICE.- Une des formes de l’instinct naturel d’accumulation. Tout homme est fatalement un collectionneur. Collectionner des timbres ou des photographies, des enfants ou des amants, des livres ou des disques, des souvenirs jaunis ou des œuvres d’art, est la seule manière de saisir le temps, de prouver son passage sur terre, d’exister, de faire la nique à la mort. L’être le plus léger, le plus inconstant, le plus négligent, le plus prodigue, a nécessairement quelque part une collection à aimer, chouchouter, agrandir. L’avare, lui, a jeté son dévolu sur les moyens de paiement. S’il paraît si sordide, contrairement au philatéliste, au bibliophile ou au Casanova, c’est parce que sa passion est nuisible à la société en ce qu’il détourne de la circulation une partie du flux sanguin de l’économie. Pensez donc ! Si les trois quarts des citoyens thésaurisaient, cela ferait une belle pagaille. L’avare, pour une société totalement basée sur l’argent, est aussi dangereux que le faux-monnayeur. Si l’avarice est un vilain défaut, cela est dû uniquement au fait que les billets sont ordinairement crasseux ; mais la bave de l’avare devant son trésor n’est pas, intrinsèquement, ni plus ni moins répréhensible que celle du collectionneur de tableaux devant ses Modigliani ou ses Toulouse-Lautrec.

AVEUGLEMENT.- Perte totale de jugement dans une circonstance donnée. Là où il y a problème, c'est quand les circonstances se répètent et deviennent de plus en plus nombreuses. L'aveuglement d'une personne ne concerne qu'elle-même. Par contre, l'aveuglement collectif peut léser toute une famille, toute une classe sociale, tout un pays. Les gourous de toutes sortes savent évidemment profiter de l'aveuglement. Ils le provoquent même. Quand, dans une démocratie, un peuple n'en finit pas d'élire des représentants idiots mais malins, égocentriques mais sachant faire croire à leur générosité, tyranniques mais manipulateurs, alors il devient urgent d'ôter le droit de vote aux aveugles et de faire confiance à quelques borgnes susceptibles de contrer la caste des gourous.

AVILIR.- Avilir un homme, c’est faire en sorte qu’il ne puisse plus se voir dans une glace sans se faire pitié ou se dégoûter. Il y a deux manières d’avilir quelqu’un : par la terreur et par la flatterie. La flatterie est supérieure à la terreur pour plusieurs raisons. D’abord, elle peut toujours être relayée par la terreur ; elle rend même celle-ci plus efficace en ce sens que la terreur semble alors perdre tout sens et se rapproche de la méchanceté gratuite qui est proprement terrifiante. Au contraire, quand on a terrorisé quelqu’un, il est pratiquement impossible de le flatter efficacement. L’avilissement provoqué par la flatterie est de meilleure qualité. La terreur est trop rude, trop grossière ; dès qu’elle cesse de s’exercer, son absence engendre des mouvements de révolte et de dignité qui sont les antidotes de l’avilissement. La flatterie, exercée patiemment, à petites doses, est plus performante. Il arrive fatalement un moment où le sujet finit par se rendre compte que ses actions et ses pensées ne correspondent pas tout à fait aux vertus qui lui sont prêtées. Alors commence le lent cheminement insidieux de son avilissement. Quand le sujet est bien mûr, il suffit de lui dire en quelques mots qu’il n’est qu’une poupée de cire sans chair et sans âme. Il est avili pour l’éternité et rampe vers son tortionnaire pour obtenir la moindre michette de flatterie. On peut rêver d’un monde où les terroristes feraient la chasse aux flatteurs, un peu comme des animaux nuisibles qui se détruisent mutuellement pour le plus grand bonheur du jardinier.