Livret d’opéra
Personnages
Premier clochard - Deuxième clochard - Troisième clochard - Quatrième clochard Premier blouson noir - Deuxième blouson noir
Premier bourgeois - Deuxième bourgeois
Chœur des clochards - Chœur des blousons noirs - Chœur des bourgeois
Le père - Le jeune homme - La voix - L’agent de police - Le procureur
Argument
Au-dessus des clochards et des blousons noirs, que tout sépare, mais qu’unit le ciment antisocial, plane une fée, une adorable fée de soutien, de consolation et d’inspiration. Un jeune homme, un bourgeois bien de son temps, de sa société, s’éprend de cette fée qui ne reste pas insensible. Cet amour trouble et révolte les clochards et les blousons noirs qui finiront par s’unir devant le danger commun. Les bourgeois interviennent et, aidés par les forces de la matière, obligent la petite fée à quitter la terre. Le jeune homme ne s’en console pas et se suicide. Clochards et blousons noirs, ivres de fureur, dressent des barricades. Une guerre étrange va commencer.
Acte premier
La scène représente une place publique, sorte de forum moderne. Au fond et de face, les marches et les colonnes de la Bourse, temple de l’argent. À gauche, au premier plan, une petite fontaine, symbole de la pureté ; une galerie s’enfonce en perspective avec une obscurité croissante ; elle est soutenue par deux rangs de piliers. Le jour vient de se lever. Des clochards, qui ont manifestement passé la nuit en ce lieu, sont disséminés un peu partout. Ils viennent de s’éveiller, ou s’éveillent successivement, et s’ôtent minutieusement les poux.
Premier clochard
Il faut vivre un jour de plus. Gloire au nouveau soleil !
Deuxième clochard
Tais-toi ! Et laisse-moi rêver tout mon saoul. Pense bas.
Pour moi, le soleil ne s’est pas encore levé.
Premier clochard
Frères ! Il est temps de subsister. Il faut quitter ces lieux où l’or va faire toilette. Empaquetons nos hardes.
Deuxième clochard
Tais-toi ! Te dis-je, ou mes rêves vont fuir. Je vois une fée qui me parle. Ta voix couvre sa voix.
Troisième clochard
Peste soit du soleil et des rêves chimériques ! Je dois vaincre les poux.
Quatrième clochard
Le clochard est le roi. Le reste est maléfique.
L’étiquette l’exige, un roi doit s’habiller
(Il met une cape informe et pleine de trous).
Premier clochard
Nous sommes revêtus du masque de sagesse.
Nous avons décousu les brides de la peur.
La bouteille est chez nous la marque de l’ivresse
Dont la vie, à grands coups, a inondé nos cœurs.
Triste gueux de l’enfer qui soigne sa misère,
Tu ne mérites rien mais porte le front haut.
La sueur de ton pain, tu n’en fais pas mystère,
Est pour les assoiffés que n’abreuve que l’eau.
Premier, Troisième et Quatrième clochards
Nous, les rogatons, chantons allègrement.
Nous, les déjà froids, dédaignons le combat.
Héros magnifiques, soyons fièrement
Les rebuts pouilleux qui jouent ici-bas,
En habits troués, le jeu des vrais rois.
Qui jouent ici-bas le jeu des vrais rois.
Levons haut la tête et chassons l’effroi.
Misère n’est rien aux âmes bien nées.
Premier, Deuxième, Troisième et Quatrième clochards
Levons haut la tête et chassons l’effroi.
Misère n’est rien aux âmes bien nées.
Chœur des clochards
Nous sommes revêtus du masque de sagesse.
Nous avons décousu les brides de la peur.
La bouteille est chez nous la marque de l’ivresse
Dont la vie, à grands coups, a inondé nos cœurs.
Triste gueux de l’enfer qui soigne sa misère,
Tu ne mérites rien mais portes le front haut.
La sueur de ton pain, tu n’en fais pas mystère,
Est pour les assoiffés que n’abreuve que l’eau.
(Coups de sifflet stridents. Les clochards, effrayés, puis résignés, se sont tus brusquement. On entend dans le lointain, puis de plus en plus nettement, la marche solennelle, puissante et joyeuse, du chœur des bourgeois, ponctuée des coups de sifflet des agents de police. Quand les bourgeois, en frac et demi-gibus, entrent sur scène, deux ou trois agents viennent chasser durement les clochards. Les trois premiers clochards opposent quelque résistance. Le chœur au complet se réfugie dans les profondeurs noires de la galerie. Les trois premiers clochards se risqueront cependant à demeurer visibles entre les piliers. Parmi le chœur des bourgeois, le jeune homme devra marquer déjà, par son attitude et son mutisme, un sentiment d’ennui mêlé d’effroi).
Chœur des bourgeois
Il faut aller, il faut aller
Amasser l’or, amasser l’or
De Dieu le Père. Chantez, chantez,
Écus sonnants, chantez encore.
Soutenons les murs de notre édifice.
Dorons le blason de notre labeur
Et, avec amour, bouchons l’orifice
Du trésor sacré de notre bonheur.
Il faut aller, il faut aller
Tuer l’ennui, tuer l’ennui
De notre sphère. Chantons, chantons
L’argent doré, l’argent qui luit.
Œuvrons fortement au bonheur de l’être.
Le monde est à nous, il faut l’ordonner.
Gare aux mécréants ! Et à nous les reitres !
Qu’on fasse le vide. Il faut travailler.
Tuons l’ennui, tuons l’ennui
De Dieu le Père. Chantons, chantons, chantons encore
L’argent doré, l’argent qui luit.
Il faut aller amasser l’or !
(Des bourgeois se placent sur le devant de la scène et affectent de parler entre eux. Parmi eux, le jeune homme et son père. D’autres se mettent sur les marches et se pressent aux colonnes devant les portes de la Bourse. Pendant tout ce tableau, la musique devra suivre trois thèmes différents : le thème du fond est celui qu’une voix porte en criant les nouvelles depuis l’intérieur de la Bourse, nouvelles qui sont reprises en chœur ; d’autre part, la musique doit également soutenir la douce rêverie du jeune homme quand il cherche à s’écarter de la foule ; enfin, le thème du père admonestant son fils et les réponses de celui-ci).
Le père
Reste près de moi, mon fils, et écoute bien ce qui se dit ici.
Ce sont des loups. Il nous faudra hurler.
Le jeune homme
J’essaierai.
Le père
Le mot est courageux, mais ta mine dément
Tes dispositions présentes cependant.
Abandonne cet air de rêveur innocent.
Il faut hurler, te dis-je. Ce n’est pas le moment…
Le jeune homme
Je compte bien te satisfaire.
La voix
Baisse sur le caoutchouc !
Premier bourgeois
J’en prends dix mille !
Deuxième bourgeois
L’imbécile !
La voix
Le sucre a également baissé !
Chœur des bourgeois
Il y a baisse sur le sucre !
Premier bourgeois
J’en vends dix mille !
Deuxième bourgeois et le père
L’imbécile !
Le père
Mon fils, il faut te secouer et prendre note
De ce qui est important.
Mais où diable es-tu ?
Le jeune homme
Sur la place de la Bourse !
La voix
Les huiles grasses à sept cent-soixante-cinq !
Chœur des bourgeois
Que les huiles sont chères !
Le père
Cesse de faire le niais.
La voix
Il reste des paquets nombreux sur les automobiles.
Premier bourgeois
Moi je n’en prendrai pas.
Chœur des bourgeois
L’imbécile !
(Le jeune homme se met résolument à l’écart pour rêver à loisir).
Premier bourgeois
On verra bien tantôt
Qui rira allegro.
Vous allez bien vivaces
Dans vos automobiles.
Moi j’y vais piano.
On verra bien tantôt.
Mais de toute manière
Vous allez manquer d’huile.
La voix
Le caoutchouc remonte !
Chœur des bourgeois
Le caoutchouc remonte !
(Le père, délaissant le groupe, s’approche de son fils. Pendant sa courte discussion avec lui, il tressaute et prend furieusement des notes à chaque intervention du chœur).
Le père
Tu commences à énerver ma patience.
Que fais-tu à l’écart ?
Et pourquoi ne veux-tu pas épuiser la science
D’un homme bien élevé qui connaît bien ses parts ?
Le caoutchouc remonte et Monsieur, qui en a,
Rêve à des chimères invisibles et nues.
Veux-tu bien arrêter, mon fils, ce ton-là,
Et prendre à mes côtés la place qui t’est due !
Le jeune homme
Pardonnez-moi, mon père, mais…
La voix
Le caoutchouc est sûr.
Chœur des bourgeois
Arrêt du caoutchouc !
Le père
Allons ! Il ne faut pas…
La voix
La cote des avions reste toujours la même !
Chœur des bourgeois
Les avions ne bougent plus !
Le père
Allons ! Il ne faut pas te complaire
Dans les chemins stupides…
J’ai eu vraiment du flair,
Les avions ne bougent plus.
(Ici se place un très court intermède musical pendant lequel les trois thèmes sont développés crescendo jusqu’à constituer une quasi-cacophonie qui s’arrête brusquement, laissant entendre les premières notes lointaines du thème des blousons noirs. Les bourgeois se figent alors, inquiets. L’agent de police traverse la scène en courant).
L’agent de police
Les blousons noirs ! Sauvez-vous ! Ils arrivent en masse !
(Les bourgeois se dispersent grotesquement, s’échappant en tous sens. Les blousons noirs, armés de chaînes, font irruption et mettent le point final à cette dispersion ; puis ils prennent place autour de la fontaine qui se met à couler comme par enchantement).
Chœur des blousons noirs
Tue !
Pille !
Remue !
Houspille !
La rue…
Premier blouson noir
(Il se penche vers la fontaine et boit).
Je bois à ta défaite
Ô bourgeois tortueux.
Je bois au jour de fête
À la gloire des gueux.
Deuxième blouson noir
(Il se penche à son tour vers la fontaine et boit).
Je bois à ta déroute, Misérable tyran.
Chœur des blousons noirs
Buvons à ta déroute,
Misérable tyran.
Premier blouson noir
Que pourrissent les ruines de cet ordre établi !
Qu’une flamme s’acharne sur cette maudite nuit !
Deuxième blouson noir
Fée aux yeux d’or, traverse notre nuit
Et rallume en nos cœurs la haine et le mépris !
(Les blousons noirs quittent lentement la scène. Lorsqu’ils seront hors de vue, on les entendra scander de nouveau leur cri).
Chœur des blousons noirs
Tue !
Pille !
Remue !
Houspille !
La rue…
(Les clochards reprennent possession de la scène avec hésitation. Ils se groupent autour de la fontaine. Le deuxième clochard se penche et boit).
Premier clochard
Frères ! Il faut subsister en ce siècle troublé.
Deuxième clochard
Je saurai subsister car je vois une fée.
(Il tombe à genoux et joint les mains, en extase).
Chœur des clochards
Nous sommes revêtus du masque de sagesse.
Nous avons décousu les brides de la peur.
La bouteille est chez nous la marque de l’ivresse
Dont la vie, à grands coups, a inondé nos cœurs.
Triste gueux de l’enfer qui soigne sa misère,
Tu ne mérites rien mais portes le front haut.
La sueur de ton pain, tu n’en fais pas mystère,
Est pour les assoiffés que n’abreuve que l’eau.
Nous, les rogatons, chantons allègrement.
Nous, les déjà froids, dédaignons le combat.
Héros magnifiques, soyons fièrement
Les rebuts pouilleux qui jouent ici-bas,
En habits troués, le jeu des vrais rois.
Qui jouent ici-bas le jeu des vrais rois.
Levons haut la tête et chassons l’effroi.
Misère n’est rien aux âmes bien nées.
Levons haut la tête et chassons l’effroi.
Misère n’est rien aux âmes bien nées.
Acte II
(Même décor, mais il fait nuit. Les clochards sont étendus dans diverses positions sur les marches du temple et dans la galerie. Après une courte ouverture, la fée paraît).
La fée
Profitons du sommeil de ces braves mendiants.
Déchargeons de nos soucis nos frêles épaules.
Il faut bien qu’une fée s’amuse un moment.
Ne puis-je être fidèle tout en étant frivole ?
(Elle court d’un pied léger et s’amuse entre les piliers, sautillant par-dessus les clochards. Puis elle s’arrête soudainement).
Ai-je bien compris ma mission ici-bas ?
Je dois transfigurer les âmes des lépreux.
Les dieux païens m’ont dit de lier son trépas…
Que mon devoir est triste ! Pour l’amour de ces gueux
Ravir un jeune homme, que je ne connais pas,
Aux ombres de la vie, à ses plaisirs nombreux.
(Elle marche lentement, pensive, et s’arrête).
Qu’importe puisque je vais aimer !
(Elle se remet à courir légèrement).
Deuxième clochard (couché)
Ô doux songe, tu renais.
Que tu es belle, ô fée !
(La fée s’arrête, interdite).
La fée
Je croyais plus léger le timbre des humains.
Leur voix est un tombeau.
Qu’entendrai-je demain
Quand je serai aux mains de ces méchants bourreaux ?...
Qu’importe puisque je vais aimer !
Je vais enfin connaître ce doux sentiment
Qui fait de leur misère un étrange paradis.
Je vais enfin soumettre ma beauté, un moment,
Aux fers austères du temps et de ce joug exquis.
Je vais vieillir un peu pour aimer follement.
Je vais mourir un peu mais je m’en vois ravie.
Que ne ferait-on pas pour connaître cet instant ?
Que ne ferait-on pas pour ces soins attendris ?
Je suis un rêve, une fée.
Je suis fille des idées,
Mais je suis aussi femme
Et veux savoir la flamme
Qui brûle ici-bas
Dans le cœur des humains.
Qui brûle ici-bas
Dans le cœur des humains.
Deuxième clochard
Ô doux rêve immortel !
Ma fée, que tu es belle !...
La fée
Oui, je croyais vraiment leur voix plus cristalline.
Mais, mon Dieu ! Le voici ! C’est bien lui, j’imagine…
(Le jeune homme, en habit de soirée, entre sur scène).
Le jeune homme
Apparition divine
Dont mon âme rêvait.
La joie de mes pensées
Qui devant moi paraît.
Qui êtes-vous ?
La fée
Qu’importe ? Mais je vous attendais.
Votre soirée, Seigneur, s’est-elle bien passée ?
Le jeune homme
Je n’en crois pas mes yeux
Et désire toucher
Du doigt
Ce bel aveu
De la pure beauté
(Il s’approche d’elle et prend sa main qu’elle lui abandonne).
Tu m’attendais, dis-tu ?
Mais alors tu es mienne
Puisque dans mes pensées déjà tu apparus,
Auréolée du voile de la chaste vertu.
La fée
Je t’aime.
Le jeune homme
Je t’aime ; mais qui es-tu ?
La fée
Je suis un rêve, une fée.
Je suis fille des idées ;
Mais je suis aussi femme
Et veux savoir la flamme
Qui brûle ici-bas
Dans le cœur des humains.
Qui brûle ici-bas
Dans le cœur des humains.
(Le jeune homme prend la fée dans ses bras. Ils demeurent dans l’extase pendant que la musique rappelle simultanément le thème de la fée, celui des blousons noirs et celui des clochards. Le jeune homme et la fée s’en vont doucement ensemble. La fontaine se met à couler. Les clochards se dressent brusquement sur leur céans et chantent, en même temps que les blousons noirs restés dans les coulisses, le même thème).
Chœurs des clochards et des blousons noirs
Fée, fée de consolation,
Fée d’inspiration,
Qui nous est apparue
Dans la nuit de nos rêves,
Viens irradier nos cœurs,
Délivre-nous du mal,
Inverse les valeurs,
Impose-nous la trêve
D’un espoir vainqueur.
Éloigne-nous du glaive,
De la rage inutile.
Fais de nous les esclaves
De la verte raison.
Procure-nous le havre,
Chasse en nous l’oraison
De la colère stérile.
Éloigne la douleur
Et rend à notre cœur
La douceur native
Des saints et des héros,
Des martyrs innocents.
Fée de consolation, écoute nos prières.
Donne à notre vieillesse (notre jeunesse)
La joie dans la misère.
(Les blousons noirs pénètrent sur scène en ignorant les clochards. Ils se groupent autour de la fontaine et se mettent en posture de la défendre farouchement. Le jeune homme rentre sur scène, hagard).
Le jeune homme
Qu’on me rendre ma fée !
Misérables, qu’avez-vous fait
De l’élan de ma vie ?
Qui me l’aura ravie ?
Un voile étrange a obscurci ma vue
Alors que ses baisers rafraîchissaient mon front.
La matière ennemie a dispersé la nue
Et m’a ôté l’objet qui tarissait l’affront
Que me faisait la vie, indestructible ennui.
Qu’avez-vous fait, vous dis-je,
De celle qui m’aimait ?
Premier blouson noir
Elle n’était pas à toi
Et c’est plutôt à nous de t’en demander compte.
Deuxième clochard
Te prends-tu pour un roi ?
Et qu’est-ce que tu racontes ?
La fée est notre reine
Et n’a d’yeux que pour nous.
Le jeune homme
Que le sang à l’instant se fige dans mes veines
Si ces gueux et ces hères ne sont pas devenus fous.
Elle disait : « Qu’importe qui je suis puisque mon cœur
Vous aime ! ».
Mon amour, reviens-moi et chasse cette haine.
Premier blouson noir
La tirade est plaisante
Mais le sire déraisonne.
Deuxième clochard
Si tu veux une amante
La cité en foisonne.
Chœur des blousons noirs
Retire-toi, bourgeois, ou gare à ton squelette.
Chœur des clochards
Il se croit bonnement tout seul sur la sellette.
Chœurs des blousons noirs et des clochards
Retourne à ton or, le triste rejeton
D’une race honnie, bourreau des rogatons.
(Clochard et blousons noirs s’avancent vers le jeune homme et l’entourent, menaçants. Le jour est maintenant complètement levé. On entend des coups de sifflet ponctuant la marche des bourgeois. Ceux-ci entrent sur scène, accompagnés d’une cohorte d’agents de police. Tout le monde se fige).
Le père
Allons ! Reitres ! Qu’on chasse ce beau monde
Et qu’avec diligence on nettoie cette place.
Nous avons du travail et la canaille immonde
Ne sied pas à ce site, et puis nous embarrasse.
Mais que vois-je ! Mon fils parmi ces mécréants !
(Les agents de police s’avancent vers les deux chœurs qui reculent vivement, impressionnés par le nombre et les bâtons des agents. Blousons noirs et clochards s’enfuient en courant vers la galerie, poursuivis par les sifflets des agents. Tumulte et cris).
Le père
Que fais-tu en ces lieux ?
Je crois voir dans tes yeux
Quelque ressentiment. Pourquoi ?
Le jeune homme
Que vous importe !
Permettez-moi, mon père,
De ne point vous assister
Aujourd’hui dans vos affaires.
(Il sort en titubant. Le père, inquiet, le suit lentement. L’agent de police entre).
L’agent de police
Soyez, Messires, rassurés.
Nous avons retrouvé la fille
Et nous l’avons coffrée.
Le jeune homme
La fille !
(Il tombe évanoui dans les bras de son père).
Chœur des bourgeois
Il faut aller, il faut aller
Amasser l’or, amasser l’or
De Dieu le Père. Chantez, chantez,
Écus sonnants, chantez encore.
Soutenons les murs de notre édifice.
Dorons le blason de notre labeur
Et, avec amour, bouchons l’orifice
Du trésor sacré de notre bonheur.
Il faut aller, il faut aller
Tuer l’ennui, tuer l’ennui
De notre sphère. Chantons, chantons
L’argent doré, l’argent qui luit.
Œuvrons fortement au bonheur de l’être.
Le monde est à nous, il faut l’ordonner.
Gare aux mécréants ! Et à nous les reitres !
Qu’on fasse le vide. Il faut travailler.
Tuons l’ennui, tuons l’ennui
De Dieu le Père. Chantons, chantons, chantons encore
L’argent doré, l’argent qui luit.
Il faut aller amasser l’or !
Acte III
(Toujours le même lieu, mais les escaliers du temple ont été aménagés en une tribune où se tiennent les bourgeois habillés en juges, plus exactement revêtus d’une robe écarlate. Le père du jeune homme préside devant la première marche. La fée est enchaînée à la fontaine et gardée par deux sbires. À droite, une grande table autour de laquelle sont assis trois greffiers et une estrade où s’agite le procureur. Près de la fontaine, le jeune homme fait office d’avocat).
Le président (le père)
Monsieur le Procureur, vous avez la parole.
Le procureur
Qu’ajouterai-je encore sur ce sujet frivole ?
La fille est condamnable.
Faites votre devoir.
Il serait convenable
Qu’on me donnât à boire.
(Un des greffiers se lève précipitamment et lui donne un verre d’eau. Le procureur boit lentement. La fontaine se met alors à couler. Tout le monde, hormis le jeune homme et la fée, est saisi d’effroi)
Chœur des bourgeois
Qu’attend-on pour faire cesser ce manège ?
Il faut vider la terre du moindre sortilège.
Notre progrès l’exige, faisons notre devoir
(Ils se lèvent tous et tendent le bras vers la fée).
En exilant la fille, ce monstre ostentatoire.
(Ils se rasseyent).
Le jeune homme
De grâce ! Qu’on la laisse parler !
Le président
Ma fille, dites-nous votre dernière défense
Et regrettez ici vos nombreuses offenses.
La fée
Amour, idée, sortilège, ont-ils dit…
L’onde pure est tarie. Le Ciel est bien à plaindre.
(La fontaine cesse de couler).
Mais il se vengera. Que ces cœurs soient maudits.
Le procureur
Elle déraisonne !
La fée et le jeune homme
Je t’aime ! Je t’aime !
Nous sommes des vaincus à la gloire éternelle.
Sois pour moi, mon amour, et je serai ton ciel.
Chœur des bourgeois
Ils déraisonnent !
(L’agent de police entre précipitamment sur scène).
L’agent de police
Messires, il faut hâter les choses.
La troupe de ces bandits est à deux pas d’ici.
Évitons, si possible, ce qui n’est pas psychose
Mais bel et bien révolte. Hélas ! C’est ainsi.
Le procureur
Faites votre métier, Monsieur, et veillez à défendre
L’honneur du Tribunal. Laisseriez-vous pourfendre
De nobles citoyens qui dosent la justice ?
(L’agent de police sort).
Le jeune homme
Belle alchimie en vérité dont vous êtes l’artiste.
Duo du procureur et de la fée
Le procureur : Juges, condamnez vite, ô ciel !
Cette fille abonde
De ces propos maudits
Qui tueront nos idées.
La fée :
Amour, sortilège du Ciel,
Pureté de l’onde,
Plainte du cœur tari,
Vengeance de l’idée.
(L’agent de police rentre).
L’agent de police
De grâce ! Messeigneurs, il faut aller plus vite.
Les clochards sur ces lieux ont fait marche subite.
Chœur des bourgeois
À mort ! À mort !
Le président
À mort.
(Il se prend la tête entre les mains et s’effondre sur ses coudes).
Le jeune homme
Mon père, vous venez de tuer votre fils.
La fée
Non ! Non !
(Elle tend ses bras vers le jeune homme. Les deux sbires l’ont détachée et l’emmènent lentement vers les profondeurs de la galerie. Elle s’arrête un instant, lève la tête au ciel).
Dieux païens des idées, sauvez celui qui m’a aimée.
(La fée a disparu. La fontaine se met à couler. Elle coulera jusqu’à la fin. On entend dans les coulisses des cris et des clameurs, des coups de feu).
Les clameurs
À mort ! À mort !
(Un agent entre sur scène).
L’agent
Révolte ! Révolte !
On tue, on pille,
On vole, on houspille.
La rue roule le sang !
(Le procureur jette sa robe et se dirige lentement vers la galerie, suivi des trois greffiers).
Chœur des bourgeois
Il faut aller, il faut aller
Amasser l’or, amasser l’or.
(Quelques clochards et blousons noirs pénètrent sur scène par la droite. Des coups de feu partent de leurs rangs. Alors que tout le monde tente de les esquiver, le jeune homme s’élance droit sur eux. Il tombe, frappé à mort).
Le père
Mon fils !
(Les bourgeois s’enfuient en désordre par la galerie. De nombreux agents ont du mal à remonter leur courant. Le père est agenouillé près du cadavre de son fils).
Le père
Éclate ! Révolution. Renverse les valeurs.
Que m’importe à présent que tu m’as pris mon fils.
Chœurs des blousons noirs et des clochards
Tue !
Pille !
Remue !
Houspille !
La rue…
L’agent de police
(À ses troupes qui se sont formés en rangs de bataille).
À mon commandement…
Chœur des insurgés
Feu !
(Des hommes tombent de part et d’autre. Le père se relève, hagard, regardant à droite et à gauche, tandis que les deux troupes ennemies se contemplent fixement, figées).
Le père
Fée ! Fée ! Fée de consolation !
Écoute ma prière.
Chœurs des insurgés et des agents
À mort !
(Le rideau final tombe sur une musique passionnée jouée tutti).