Personnages

Arnaud -  Le Mondain -  La Jatte -  La Cloche -  Le Fou -  L’Ingénieur - 

Isabelle -  Le Docteur -  Le Jeune homme

La scène est une vaste chambre, mi cellule de prison, mi salle d’hôpital. Les trois murs visibles sont blancs ; dans celui du fond, une porte peinte en gris brise seule l’uniformité. Trois lits blancs sont placés perpendiculairement à chacun des deux autres murs. Dans le vaste espace du milieu sont dispersées une grande table rectangulaire en bois grossier et quelques chaises. Le quatrième mur, naturellement invisible pendant le déroulement de la pièce, est un mur extérieur percé de deux fenêtres à barreaux. Pour donner l’impression de ces barreaux séparant la scène de la salle, la chambre de l’extérieur (en l’occurrence une place publique), ce mur sera représenté sur un rideau ou un panneau tenu baissé entre les actes.

ACTE PREMIER

(Isabelle achève d’aider La Jatte à prendre son petit déjeuner).

LA JATTE.- Quel air a-t-il ? Est-il beau ?

ISABELLE.- Oh ! Oui ! Mais d’une beauté vraiment singulière. Imaginez une femme déguisée en homme ; mais alors une femme dont le visage, pourtant fin et délicat, inspirerait la vigueur et la virilité de l’homme.

LA JATTE (sardonique).- Je vois ! Je vois ! Un romantique ! Vous semblez séduite par ce genre d’animal préhistorique. Vous allez encore tomber amoureuse et nous laisser tomber. Mon Dieu ! Quel ennui…

ISABELLE (riant).- Allons ! Allons ! Ne broyez pas du noir. Vous savez bien que je vous aime tous. J’ai tellement de travail ici que je n’ai pas le temps de devenir amoureuse. Hélas !... Parfois, Roger, j’aurais envie d’être votre compagne à tous et de me laisser dorloter en votre compagnie par un dragon d’infirmière qui me jalouserait. Vous me protègeriez contre ses tracasseries et je serais heureuse.

LA JATTE.- Si j’avais vos deux jambes, je ne parlerais pas comme ça ; et je serais heureux, moi, de vous dorloter, de vous border…

ISABELLE.- Mais je suis heureuse de le faire, mon petit Roger. Ce qui me manque, c’est… c’est…

LE DOCTEUR (à l’interphone).- Mademoiselle Isabelle ! Veuillez venir me voir immédiatement, je vous prie.

ISABELLE.- Bien, Docteur.
(Elle prend le plateau du petit déjeuner et sort. Au moment où elle ouvre la porte, entrent Le Fou, Le Mondain et L’Ingénieur).

LE FOU.- Bonjour Madame.
(Il va se mettre sous son lit).

L’INGÉNIEUR.- Bonjour Isabelle.

LE MONDAIN.- Bonjour Isabelle.

ISABELLE.- Bonjour ! Bonjour ! Excusez-moi, je suis pressée.
(Elle sort).

LA JATTE.- Le docteur fait du zèle, aujourd’hui.

LE MONDAIN. – Cela lui passera avant que ça ne me prenne. Avez-vous vu La Cloche ?

L’INGÉNIEUR (d’un air dégoûté).- Il me semble l’avoir encore vu traîner dans les couloirs de l’office.

LE MONDAIN.- Ah ?... C’est donc que sa cave est vide.
(Il va vers le lit de La Cloche et soulève le matelas). Pardi ! Que disais-je ? Il est en cale sèche.

L’INGÉNIEUR.- Vous devriez l’empêcher de boire.

LE MONDAIN.- Ce n’est pas notre métier.

(L’Ingénieur hausse les épaules et va ouvrir un livre).

LA JATTE.- Avez-vous vu le nouveau ?

Tous.- Quel nouveau ?

LA JATTE.- Il y a du nouveau. C’est une femme déguisée en homme.

L’INGÉNIEUR.- Une tante ?

LE FOU.- Elle aura peut-être un carburateur à me vendre (il sort de dessous son lit et s’approche de l’Ingénieur). Crois-tu qu’elle pourrait avoir un carburateur ?

L’INGÉNIEUR.- Mon pauvre vieux !

LE FOU.- Tu peux rire, toi. Tu es ingénieur et tu n’es même pas fichu de me construire un carburateur. Il ne me manque que cela. Quand je pense que tout y est (il montre son lit). Avouez qu’elle a quand même de la gueule (il s’assoit sur son lit comme dans une voiture et simule les gestes du conducteur ; s’adressant à l’Ingénieur).- Tu ne crois pas que je pourrais la gonfler davantage ?

L’INGÉNIEUR (d’un air las).- Mais oui ! Mais oui ! Gonfle ! Gonfle tant que tu veux !

LE FOU.- Parfait (il descend de son lit et va se mettre dessous).

LE MONDAIN.- Lui, au moins, quand il est dessous, il nous fiche la paix. Eh bien ! Mes amis, il va falloir que nous dressions un plan de campagne. Je n’ai pas envie de supporter les avances d’un homosexuel. Le dernier m’a suffi.

L’INGÉNIEUR.- Je pensais que, dans ton monde, on avait plutôt l’habitude de ce genre d’insecte.

LE MONDAIN.- Pour qui me prenez-vous, mon cher ? Je ne suis pas un dégénéré, moi ; et je n’ai jamais eu de dépression nerveuse. En attendant, la tienne semble en voie de guérison. Je parie que, dans un mois, tu nous fourniras quelque occupation. Le Docteur va vraiment vite en besogne. Vous manquez de bras, il est vrai, dans votre monde, mon cher.

LA JATTE.- Vous n’allez pas recommencer ?... Si j’avais mes deux jambes, je vous botterais les fesses à tous deux.

LE FOU.- Passez-moi une pince, s’il vous plaît (au Mondain, qui, après avoir cherché autour de lui, lui apporte le premier objet qu’il a trouvé).- Merci beaucoup.

(Entre Arnaud. Les conversations s’arrêtent brusquement. Tous le dévisagent. Lui semble ne voir personne. Il est extrêmement fatigué. D’un pas incertain, contrastant avec sa mâle jeunesse et son visage noble, il s’avance vers le lit vide qui semble lui être affecté ; après un instant d’hésitation, il s’y assied).

ARNAUD.- L’un d’entre vous voudrait-il me dire comment il faut s’y prendre pour expédier une lettre ?

LA JATTE.- Il y a une boîte près du réfectoire, dans le couloir. Le courrier est levé chaque jour à deux heures. Tu as l’air rudement fatigué, mon pauvre vieux.

LE MONDAIN.- Tu sembles effectivement être assez déprimé. Aussi commencerons-nous, si tu veux bien, par nous présenter les premiers. Je me nomme Casimir Bourgade, mais ici tout le monde m’appelle Le Mondain. Je commence d’ailleurs à être las de ce surnom. Les mondanités sont au fond une question de fortune. Je n’ai plus de fortune, je ne saurais donc être mondain ; mais passons… Avant d’entrer ici, j’étais riche et oisif. Notre prévoyant gouvernement, que Dieu lui porte longue vie, m’a ôté mes immenses richesses et m’a déposé dans une usine. On peut guérir les hommes de leur magnificence, on peut difficilement tuer en eux le goût morbide de l’oisiveté. Voilà pourquoi je suis ici. Je m’y trouve, ma foi, assez bien puisqu’on n’y a rien à faire ; mais, par contre, je n’aime pas la soupe, le cabinet de toilette et le costume. Tant pis ! Je m’y accoutume insensiblement.

LA JATTE. Nous aussi nous nous accoutumons à tes simagrées.

LE MONDAIN (à La Jatte).- Paix ! (à Arnaud).- Celui qui vient de m’interrompre se nomme Roger Lucas ; mais ici, pour tout le monde, il s’agit de La Jatte, homme plutôt borné, travailleur effréné, au demeurant grincheux mais plutôt généreux. Une maudite automobile lui ôta les deux jambes le jour de la saint Sylvestre de je ne sais plus quelle année. Ses jambes étaient son gagne-pain. C’est pourquoi il est ici ; drame plus que navrant quand on pense aux difficultés des reconversions à notre époque de haute spécialisation ; mais notre excellent Docteur ne perd pas l’espoir de le sortir de là en lui développant la cervelle. En attendant, il regrette bien…

LA JATTE (rageur).- De ne pas pouvoir te botter les fesses.

LE MONDAIN.- C’est exactement ce que j’allais dire.

ARNAUD. – C’est atroce.

LA JATTE.- Ah ! Non ! Pas de pitié ! Garde la pour Le Mondain et La Cloche. Eux en ont besoin.

LE MONDAIN.- La Cloche, ci-devant René de Boisdèche, dont je m’honore d’être l’ami… Voyons !... Mais où est-il passé ? (Entre La Cloche).- Tenez ! Le voilà ! La Cloche, ainsi nommé parce que ramassé un soir sous un pont, en compagnie d’une bouteille, sans un centime vaillant en poche, sans une idée pour faire fortune, et bourré d’un orgueil suffisamment ancestral pour lui faire dédaigner et l’esclavage de la multitude et la tartufferie du petit nombre.

LA CLOCHE.- Tes discours me donnent soif et je n’ai rien à boire.

LE MONDAIN.- La Cloche est ici parce qu’il est, lui aussi, un oisif inguérissable ; un aristocrate déchu à qui la société, cette vaste matrone, voulait faire boire le bon gros lait de ses deux seins contemporains : le travail et le charlatanisme. Inapte à l’usine, à la mécanique, à la publicité, à la politique, parce que pauvre et noble, comme je fus oisif parce que riche et roturier. La Cloche, mon frère, viens m’embrasser (ils s’étreignent comiquement).- Et voici le faux parasite par excellence : Louis Bontemps, ingénieur, dit L’Ingénieur ; dépression nerveuse, donc déprimé. Déprimé ! Retiens bien ce mot là : voilà un gars qui, dans un mois, nous fera travailler.

L’INGÉNIEUR.- Tu exagères un peu.

LE MONDAIN.- Je sais ce que je dis. Tu vas mieux, tu ne saurais le contester. Ne parles-tu pas déjà de t’en aller ?

L’INGÉNIEUR.- Vous parlez tous de vous en aller. Seulement vous avez peur. Moi je n’ai pas peur, voilà la différence. Vous êtes en pleine santé et vous avez peur. Moi je suis fatigué.

LA JATTE.- Le pauvre ! Une dépression nerveuse, ça dure.

LE MONDAIN.- Paix ! Laissez-moi continuer les présentations. Donc L’Ingénieur est déprimé. Et voici maintenant, pour finir, une dépression abyssale : je veux parler du Fou. Où est-il, Le Fou ?

L’INGÉNIEUR.- Où veux-tu qu’il soit ?

LA CLOCHE.- Le Fou ! On t’appelle ! Sors de là-dessous !

LE MONDAIN.- Allons ! le Fou, laisse un peu tes outils et tes pistons et viens un peu voir ici.

LE FOU (se dressant).- Vous ne me laisserez donc jamais une minute de répit ? (Il s’emble s’apercevoir pour la première fois de la présence d’Arnaud).- Ah !... Mais… C’est peut-être la tante ?

ARNAUD.- Pardon ?

L’INGÉNIEUR.- Ne fais pas attention. Il est fou.

ARNAUD.- Je commence à le savoir.

LE FOU (à Arnaud).- Dis-moi, ma chérie, je suis certain que toi au moins tu vas être gentille et me procurer un carburateur. Je ferais n’importe quoi pour avoir un carburateur.

LA CLOCHE.- Fiche-lui la paix ! Il n’est pas plus homosexuel que toi tu n’es fou. Serre-lui plutôt la main.

LE FOU (tendant la main après se l’être soigneusement essuyée sur sa veste).- Bienvenue dans la cabane. Je m’appelle Hector, Hector tout court ; mon autre nom, je l’ai oublié. Ils disent que je suis fou mais ce n’est pas vrai. En vérité, ils disent cela parce qu’ils sont jaloux de moi. Tu comprends, je suis le seul être heureux ici. Alors ils ne peuvent pas supporter mon bonheur. Ils s’ennuient tous. Ils meurent d’ennui ; et ils me jalousent parce que moi je travaille sans cesse, avec passion. Même ce faux ingénieur est paresseux : lui qui a de l’instruction, il ne veut même pas me donner le moindre petit conseil. Je travaille avec joie, avec passion. Je construis une voiture. Depuis deux ans je la construis amoureusement. Un jour j’ouvrirai ces maudites portes de fer qui me séparent du monde et je sortirai triomphalement avec mon invention. Je me vois déjà au volant… Je lui montrerai, à ce monde fier et orgueilleux, ce que peut faire Hector, Hector que l’on dit fou.

LA JATTE.- Allons ! Cela suffit. Ne t’excite pas. Il va falloir t’enfermer dans la cellule matelassée si tu te mets plus longtemps dans cet état.

LE MONDAIN (avec douceur).- Va, Le Fou, va. Remets-toi au travail. Tu as raison : nous sommes tous des fainéants. Retourne à ton travail.

LE FOU (violemment).- Parasites ! Parasites ! Ah ! (Il va se coucher sur son lit).

LA JATTE.- Et maintenant, à toi ! Qui es-tu ?

LA CLOCHE .- Oui, au juste, qui es-tu ?

LE MONDAIN.- Effectivement, ton tour est venu ; mais tu es en piteux état. Nous aurons l’occasion plus tard de te mieux connaître. Dis-nous seulement ton nom et donne-nous les indications suffisantes pour que nous puissions te choisir un nom de cellule.

ARNAUD.- C’est une inquisition.

L’INGÉNIEUR.- C’est la règle. Il y a partout des règles, même ici.

LA CLOCHE.- Hélas !

LE MONDAIN.- Ce n’est pas une règle, c’est une nécessité.

LA JATTE.- Ou une mondanité.

LE MONDAIN (à La Jatte).- Je dis une nécessité. Quand demain tu voudras interpeller notre nouveau compagnon de misère, au réfectoire, il faudra bien que tu lances son nom ; et autant lui en donner un qui soit affectueux, et surtout rapide à l’esprit. Nos esprits sont si faibles.

ARNAUD (péniblement).- Je me nomme Arnaud Rivel. J’ai vingt-six ans à l’état civil, mais il y a au moins deux cents ans que je suis bel et bien mort. Études de Lettres et de Droit. Aucune spécialité. Aucun désir. J’ai horreur des chiens et… j’aimerais assez les chats. Un beau vers m’émeut suffisamment pour oublier que les chiens sont plus à la mode que les chats. Ils m’ont enfermé ici en désespoir de cause. Mon suicide les eut soulagés. Mais j’aime la vie, quoi que j’en dise, et quoique la vie, elle, ne veuille pas de moi. J’envie les éditeurs et les écrivains à la mode, quand le dégoût qu’ils m’inspirent atteint un certain seuil au-delà duquel je ne peux plus souffrir parce que la douleur, trop forte, m’insensibilise.

LE MONDAIN.- C’est assez. Je vois déjà qui tu es ; et c’est vraiment plus atroce que d’avoir perdu ses deux jambes, ou ses richesses, ou même ses esprits. Je propose qu’on te nomme Le Poète.

L’INGÉNIEUR.- Il n’a pas les cheveux longs.

ARNAUD.- Je n’en ai pas besoin.

LA CLOCHE.- En d’autres temps, je t’aurais recueilli.

ARNAUD.- Moi, je t’aurais peut-être un peu haï à cause de cela ; mais, aujourd’hui, je le regrette et me traite d’ingrat.

LE MONDAIN.- Moi, j’aurais pu te recueillir il y a quelques années ; mais les vers, bons ou mauvais, ne se vendant pas, mon premier lieutenant t’aurait mis dehors.

ARNAUD.- Je ne serais jamais entré chez toi.

LE FOU.- Parasite des parasites. Je parie ma voiture que tu ne sais même pas conduire.

ARNAUD.- C’est exact.

LE FOU.- Et moi qui lui demandais un carburateur !

ARNAUD (il se lève, va jusqu’au devant de la scène et semble regarder au dehors).- Pourquoi ont-ils mis des barreaux ? Je ne vous imagine pas, en regardant l’agitation de ces gens, en train de vous sauver d’ici pour les rejoindre.

LA CLOCHE.- Ils ne craignent pas notre fuite. Ils craignent notre suicide. Si nous nous avisions de fuir, nous reviendrions sans doute de nous-mêmes. Ils le savent. Seule notre mort volontaire serait une évasion véritable ; et cela aussi, ils le savent. Fierté d’un monde psychiatrique, les suicides le déshonorent. Ces barreaux servent à lui éviter le déshonneur.

ARNAUD.- Y a-t-il déjà eu des suicides ici ?

LE MONDAIN.- Le dernier remonte à deux mois. Un nommé Lucien Cailleux, ou Cailloux, un savant qui ne tournait pas rond. Ils ont beau mettre des barreaux, on ne peut jamais empêcher quelqu’un de démissionner quand il en a par-dessus la tête.

LA CLOCHE.- Amis ! Je bois à la santé de notre nouveau confrère, Le Poète !

ARNAUD.- Nous ne sommes que des poux, peut-être ; mais quand la tête est sale, les poux ne sont plus un malencontreux accident, mais de maudits témoins gênants. (Violemment).- Je hais ces barreaux ! Je n’en ai pas besoin !

(Entre Le Docteur)

LE DOCTEUR (à Arnaud).- Alors ! Vous avez fait la connaissance de vos camarades, je suppose. Ils sont assez gentils. Je vous ai mis exprès dans cette chambrée.

LE MONDAIN.- Vous êtes très aimable, Docteur. Nous vous en remercions.

LE DOCTEUR (à Arnaud).- J’aimerais encore m’entretenir un peu avec vous. Voulez-vous que nous fassions quelques pas dans le parc ? Il fait si beau, aujourd’hui. Nous pourrions reprendre notre conversation en nous promenant… Il est vrai que vous êtes très fatigué.

ARNAUD.- Je me sens un peu faible, effectivement.

LA JATTE.- Nous ferions peut-être bien de profiter nous-mêmes du soleil. Le Docteur et notre nouvel ami seront mieux ici pour causer.

LE MONDAIN.- Oui, allons faire un tour.

(La Jatte, Le Mondain, La Cloche, L’Ingénieur et Le Fou sortent. Le Docteur fait quelques pas puis va s’asseoir à la grande table. Il sort un calepin de sa poche, semble chercher ses notes et invite d’un geste Arnaud à s’asseoir).

LE DOCTEUR (il griffonne sur son calepin tout en parlant).- Quelle a été votre réaction intime quand on vous a amené ici ? Étiez-vous heureux ou effrayé ? Aviez-vous un sentiment de fierté ou de honte ? À quoi pensiez-vous ?

ARNAUD.- Je me suis simplement dit : tout est fini et je n’ai rien à regretter. Heureux ?... Oui, je l’étais de voir s’achever ces épreuves insurmontables pour moi. Effrayé ?... Je l’étais aussi en pensant à l’ennui de l’existence qui m’attendait ; mais fier ! Alors là, non, Docteur, fier je ne l’étais pas. Comment l’homme peut-il être fier quand on l’enferme dans un zoo ?

LE DOCTEUR.- Et n’est-ce pas là de la fierté ? Ce serait même de l’orgueil à mon avis… Je sens que je vais avoir beaucoup de mal avec vous ; mais développez d’abord votre pensée. Ainsi, vous aviez honte. Vous aviez honte de quoi exactement ?

ARNAUD.- Vous le savez bien. J’ai honte pour ceux qui sont obligés de m’enfermer ici, un peu comme un témoin gênant d’une tare inavouée ; et vous, Docteur, à quoi pensez-vous quand vous pensez à vous ?

LE DOCTEUR.- C’est à moi de poser des questions. Pourtant, je répondrai à la vôtre : je pense aux meilleurs moyens de me rendre utile à quelque chose en exerçant ma profession. C’est aussi de la fierté ; mais ce n’est pas de l’orgueil. Vous avez parlé de votre peur de l’ennui. Pourquoi avez-vous attendu d’être ici pour avoir peur de l’ennui ? C’est dehors que vous auriez dû éprouver ce sentiment car c’est dehors que vous auriez été alors utile à quelque chose ; mais je vais vous dire exactement le pourquoi de ce paradoxe apparent : dehors, vous n’aviez pas honte et l’ennui ne vous accablait pas parce que, dehors, vous vous étiez trouvé un rôle à jouer. Vous vous imaginiez être en somme au théâtre ; et vos répliques creuses et solennelles se résumaient à ceci : regardez-moi bien, je suis un être unique. Je ne m’intéresse à rien quand vous travaillez, je vous exècre quand vous me plaignez. Je suis un seigneur quand vous êtes des esclaves. Je suis un poète divin quand vous n’êtes que des castors obtus et obstinés. Ce rôle vous plaisait. Il vous plaisait tellement que vous auriez voulu faire du monde un immense théâtre bâti à vos mesures ; mais le monde n’est pas un théâtre, mon ami. Le monde n’est pas fait pour mettre en valeur les rodomontades de quelques paranoïaques épris d’eux-mêmes. Savez-vous ce que c’est qu’un acteur ? Je parle médicalement. Un acteur, c’est un pauvre type qui est incapable de remplir son rôle dans l’existence et qui, par compensation, interprète des rôles imaginaires sur une scène imaginaire. Vous êtes un acteur né. Vous auriez dû faire du théâtre. Vous ne seriez pas ici.

ARNAUD.- À quoi bon, Docteur ? Dans quelques décennies, vos semblables auront ramassé aussi tous les acteurs de théâtre et tous les metteurs en scène, et tous les artistes. Je préfère les attendre ici. Bientôt ce lieu sera un véritable paradis : tout ce que le monde compte encore d’hommes fins et délicats sera réuni ici. Je suis injuste en parlant de zoo. C’est plutôt d’un musée dont il s’agit (il s’anime et hausse d’un ton).- Et ne discernez-vous pas, Docteur, ce que peut avoir d’horrible un musée ? Qu’est-ce qu’un musée, Docteur, sinon un pauvre lieu enfantin où s’empilent des tas de choses cassées ? Avec votre passion de l’utile, vous avez ramassé dans les rues tout ce qui vous paraissez branlant, hors d’usage et inutile, comme un enfant collectionne ses jouets inutilisables, comme un vieillard empile ses souvenirs, comme une vieille fille conserve ses robes jaunies, comme un siècle impuissant, en un mot, conserve les vestiges d’un passé glorieux qu’il ne se résout pas à oublier de peur de ne trouver que le vide devant lui ; et j’ai honte, Docteur, non pas d’être une de ces choses cassées, j’ai honte pour ceux qui m’ont ramassé ; car cela prouve qu’ils sont fichus, Docteur, fichus, mais alors complètement fichus. (Il baisse la voix et se calme).- Vous enfermez amoureusement et cajolez des êtres physiquement et mentalement tarés. Bientôt vous en ferez des expositions, comme au Louvre. Vous passerez votre temps à nous changer de place, à nous réunir, à nous amalgamer suivant des critères à la mode obéissant à votre fantaisie : voici le salon des fous et des demi-fous, et là le salon des boiteux et des unijambistes ; ici, on peut admirer la collection complète des crétins et des imbéciles… Et moi, Docteur, je vous embête un peu car vous ne savez pas exactement où me placer. Je ne suis pas un taré physique, je ne suis pas complètement fou, je ne suis pas un cas classé. Je suis de cette race éternelle des poètes qui participait autrefois de la vie. La poésie, alors, n’était pas encore un virus. Elle vivait et se portait bien, et personne ne songeait à y déceler une maladie. Aujourd’hui vous voulez la classer et la ranger, car elle vous paraît inutile dans votre monde utile. Soit ; mais prenez garde, Docteur, prenez garde qu’un monde en peu plus inhumain, un monde d’un cran plus inhumain, ne décide un jour de ne plus épousseter les vieilles statues et de s’occuper des épousseteurs, témoins d’un autre temps. Vous voyez ça d’ici, Docteur, un musée des fabricants de musées ? L’antiquaire des antiquaires, avec le salon des conservateurs de musée et celui des conservateurs de corps humains et d’âmes humaines. Vous y tiendriez bonne place, Docteur.

LE DOCTEUR (en colère).- Cela suffit ! Où voulez-vous en venir ? Et que vous faut-il pour être heureux ? Vous ne pouvez pas supporter la vie dans un monde qui n’est pas fait pour vous et vous ne supportez pas davantage de vivre avec vos semblables dans ce que vous nommez un musée, et qui en est un, j’en conviens. Alors ? Où voulez-vous vivre ? Car vous aimez la vie, que diable ! Et je ne vous le reproche pas… Mais où et comment voulez-vous vivre ?

ARNAUD (subitement résigné).- Vous avez gagné, Docteur. Occupez-vous de moi. Exercez sur moi votre passion, votre raison d’être. Vous êtes la vie, vous êtes le présent et même le futur. Je suis la mort, le passé et la déconfiture. Je me ferai statue et garderai la pose. Seule l’immobilité de la pierre convient à ces âmes glacées ; mais, d’avance, pardonnez ; pardonnez à une antiquité d’avoir encore envie de se traîner au dehors, quitte à se faire renverser. (Il crie).- Ôtez-nous ces barreaux !

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ACTE II

Scène première

(Entre Arnaud. Il va vers le devant de la scène et semble regarder les divers mouvements qui animent la place. Ses yeux se perdent au loin).

ARNAUD.- Ainsi est la vie : simple et rapide sous des apparences de complexité et de lenteur. Ces autobus tournoient, ces voitures caracolent, et ces piétons dansent ; ballet perpétuel. Un danseur ne pense pas, ne dure pas. Il voltige, et c’est cela la vie ; et ces cages vitrées ne reflètent pas le temps, mais des pizzicati désordonnés ; désordre lui aussi apparent, comme en un ballet. En réalité, chaque danseur évolue et s’accomplit pleinement dans un espace donné, suivant un rythme synchrone avec celui des autres danseurs. Cette femme qui fait son ménage ne raisonne pas l’espace. Elle s’y incruste étroitement. Heureusement pour elle ! Ces appartements sont si petits et ces baies vitrées si tentatrices. Un peuple de demi-dieux ne pourrait y tenir. Les suicides se compteraient par centaines de mille… Tiens ! Celui-ci a besoin d’air : il ouvre sa fenêtre et contemple. Pourquoi est-il là, celui-là ? Il est jeune, bien portant. Ce n’est pas un écolier et d’ailleurs nous ne sommes pas mercredi. Ce n’est pas un épicier et nous ne sommes pas lundi… Un chômeur, peut-être ? Gare, mon ami ! Tu risques de te déshabituer. Ne regarde pas trop à ta fenêtre. Ne prends pas cette mauvaise habitude de survoler la vie. Fais quelque chose ! Incruste-toi dans tes murs ! Ou bien descends sur la place, fais-en le tour, monte dans un bus, va au cinéma, ou, mieux, entre dans un café. Ne reste surtout pas là à ta fenêtre. Tu risques d’échapper à toi-même ! Tu risques d’échapper à tes semblables. Tu vas te trahir et les trahir. On ne tarderait pas à t’enfermer, tu sais, si tu trahissais… (Une pause).- Moi j’ai trahi ; et je suis là ! (Il quitte le devant de la scène et fait les cent pas dans la chambre).- Le Docteur a raison. J’aurais dû tâter du métier d’acteur. Aller de peau en peau, n’est-ce pas la meilleure façon de toujours en avoir une sans en avoir vraiment ? J’eusse été un fier général… Ne me demandez pas s’il y aura une guerre, je l’ignore moi-même ; mais il faut s’y préparer ; et la meilleure façon de préparer la guerre, c’est de la faire ; ou de faire semblant. Quand les armes deviennent par trop encombrantes et dangereuses, le mieux est de la faire par la pensée ; d’où le nom de guerre psychologique. Mon ami, quand la psychologie aura quitté l’armée, c’est que les choses se seront gâtées… J’eusse été aussi, ma foi, un bon politicien… La persuasion est l’arme par excellence de notre siècle. Savoir persuader quelqu’un que, bien qu’il nous persuade, c’est encore nous qui le persuadons, voilà la grande affaire… Non, la politique ne me va pas, j’en suis persuadé. Par contre, j’aurais aimé peut-être incarner…

ISABELLE (qui a ouvert la porte et qui contemple Arnaud depuis un moment).- Vous eussiez, comme vous dites, fait un bien bon jeune premier.

ARNAUD (confus).- Ah ! Vous m’observiez ? J’ignorais qu’il y avait aussi des espions dans ce paradis.

ISABELLE.- Rassurez-vous, les femmes n’ont jamais espionné que pour leur propre compte

ARNAUD.- Ce que vous dites n’est plus valable pour les femmes d’aujourd’hui. Elles sont devenues bêtement idéalistes et brûlent de porter un uniforme. La bonne preuve est que vous en portez un.

ISABELLE.- Vous aussi.

ARNAUD.- Bien malgré moi ! On me l’a endossé, comme une camisole de force.

ISABELLE.- J’avoue qu’il ne vous va pas très bien. Je vous préfèrerais en général ou en smoking, ou, mieux encore, en habit d’ambassadeur… (Une pause).- Comme j’aimerais pouvoir vous persuader que je ne suis pas votre ennemie.

ARNAUD.- Vous vous y prenez mal avec votre tisane du soir qui sent le bromure depuis la porte et vos piqûres calmantes dont je n’ai que faire.

ISABELLE.- Il n’y a pas de bromure dans votre tisane et les piqûres vous font le plus grand bien ; et ce n’est pas cet uniforme qui vous rend nerveux, ce sont vos nerfs qui sont malades. Vous ne m’aimez pas ?

ARNAUD.- Je n’ai jamais pu haïr une femme, excepté quand elle a un visage de dragon comme celui de ma belle-mère.

ISABELLE.- Ah ! Vous êtes marié ?

ARNAUD.- Je l’étais. Je suis divorcé.

ISABELLE.- Cela marchait si mal ?

ARNAUD.- Naturellement, puisque nous avons divorcé. Ma femme était, comme on dit, dans le vent. Moi, je faisais partie de la petite brise contraire. La tempête allait renverser la brise. Je suis parti. Ma femme a soufflé.

ISABELLE.- Vous voulez faire le cynique et pourtant je parierais que cette histoire vous a rudement secoué.

ARNAUD.- Écoutez ! Le Docteur m’a déjà longuement interrogé sur ce sujet. Je lui ai dit beaucoup de choses et, même, j’en ai rajouté pour lui faire plaisir. Vous êtes son assistante, vous avez certainement libre accès à ses petits papiers, alors, si vous voulez en savoir davantage…

ISABELLE.- Mais je les ai lus.

ARNAUD (interdit).- Eh bien ! Alors.

ISABELLE.- J’aime à vous entendre parler.

ARNAUD.- Et vous me trouvez cynique !

ISABELLE.- Ne vous fâchez pas. Cela me peinerait. Dites-moi plutôt un de vos poèmes.

ARNAUD.- Pas ici. Jamais. Dans ce tombeau, jamais.

ISABELLE.- Il me faudra donc attendre que vous soyez guéri pour entendre vos vers. Guérirez-vous un jour ?

ARNAUD.- Ce n’est pas mon métier de prophétiser sur ce sujet. Personnellement, je ne le crois pas ; et vous ?

ISABELLE.- Qui sait ? Les femmes ont peut-être changé mais elles ont toujours le pouvoir de faire soulever des montagnes. Un jour, vous n’y tiendrez plus et braverez la vie pour rejoindre celle qui vous attend dehors.

ARNAUD.- Voit-on les morts sortir de leur tombeau pour respirer le parfum des fleurs qu’on leur apporte ? Je suis mort pour le monde ; et, d’ailleurs, nulle femme ne m’attend ; et le parfum d’une fleur ne m’a jamais ému.

ISABELLE.- Cela n’est pas normal. Les poètes aiment les fleurs.

ARNAUD (agacé).- Naturellement ! Pour vous, qu’est-ce qu’un poète, sinon un pauvre type gâteux et souffreteux, plus proche de la femme que de l’homme, et qui se pâme devant un paysage ou l’odeur d’une madeleine ? D’ailleurs, vous retardez d’un siècle, Mademoiselle : ces faux poètes n’existent plus qu’à l’état d’antiquités dégénérées. Le faux poète d’aujourd’hui est plutôt un braillard et un buveur invétéré. Il a le blasphème à la bouche et se veut prolétaire.

ISABELLE.- Mais alors, qu’est-ce qu’un vrai poète ?

ARNAUD.- Ce n’est pas une espèce, Mademoiselle, c’est une calamité. On définit le blanc, on définit le noir, on parlera d’un jaune et peut-être d’un rouge, mais, quand un homme passe dans la rue et frôle de son crâne le capot des voitures, on oublie sa couleur et on dit : c’est un nain.

ISABELLE.- Je vous aime.

ARNAUD.- Pardon ?

ISABELLE.- J’aime les nains et les géants, les fous et les poètes ; et je dis : je vous aime.

ARNAUD.- J’en suis très flatté. (Une pause).- Vous êtes jolie.

ISABELLE.- Il ne s’agit pas de cela. Vous m’avez mal comprise.

ARNAUD.- Excusez-moi. Je suis un vaniteux.

ISABELLE.- Apparemment vous êtes bouffi d’orgueil. Pourtant, vous en avez très peu et il est bien placé. Voyez Le Docteur, au contraire : il a un orgueil énorme, mais il est tellement mal placé que personne ne le voit.

ARNAUD.- Je dois vous conseiller de parler plus bas. Il pourrait vous entendre.

ISABELLE.- Et moi ? Pensez-vous que je sois orgueilleuse ?

ARNAUD.- Vous avez de drôles de questions ; mais non, je ne pense pas que vous le soyez. (Une pause).- Vous êtes une fille très gentille, Isabelle ; aussi simple et vraie que les fleurs, dont vous aimez tant respirer le parfum. Si le monde eût été fait d’Isabelle, j’aurais sans doute oublié mes folies depuis longtemps.

ISABELLE.- Pourquoi aussi êtes-vous si compliqué ? Vous êtes vous-même au fond très simple et très vrai. Pardonnez-moi, Arnaud, mais je dirai aussi que vous êtes frais et naïf. Vous le savez et vous vous insurgez. Alors, vous mettez votre tête au-dessus des nuages et vous souffrez ainsi mille morts. Votre force, Arnaud, est d’être faible et léger comme le liège sur la vague ; et pourtant, cette force-là, vous la méprisez, vous la dédaignez et la foulez au pied ; et vous préférez la remplacer par une cuirasse qui vous fait mal et qui n’est pas très efficace.

ARNAUD.- Savez-vous que vous êtes ma plus grande ennemie ici ? Si un jour je devais guérir, comme vous dites, ce serait à vous que je le devrais.

ISABELLE.- Et moi, je partirais avec vous et vous aiderais à faire vos premiers pas, comme un nouveau-né. Nous irions loin d’ici, loin d’ici, au bord de l’océan, et nous serions pêcheurs.

ARNAUD.- Oui, la nature offre de plus beaux tombeaux que celui-ci fait par les hommes ; mais êtes-vous sûre que cette sépulture ne serait pas violée ? J’ai connu un individu qui parlait sans cesse de se retirer dans quelque montagne pour y élever des moutons et cesser de se comporter comme ceux de Panurge. Il avait fini par mettre son plan à exécution. Le pauvre homme ignorait que sa montagne était une montagne d’uranium. Il est devenu très riche. Ses moutons sont morts car il n’avait plus le temps de s’en occuper. Son désert s’est peuplé d’ingénieurs efficients et radioactifs et sa vie est devenue un enfer de plaisirs et de soucis. Êtes-vous sûre que nos poissons ne dénicheraient pas du pétrole ?

ISABELLE.- Que vous êtes bête ! Vous repartez encore dans des supputations dont vous riez vous-même. Aimez-moi, Arnaud, c’est bien plus simple. Mes cheveux sont la mer et mes bras vous cacheront ; et quand votre cervelle inquiète éprouvera le désir de sortir du repos, mes yeux stupides vous donneront de quoi vous regarder ; et vous n’y retrouverez pas le néant d’un tombeau, ni la tempête de votre dernière femme, vous y trouverez mon amour pour vous. Laissez fondre votre être dans l’amour. Il n’y a que ça de vrai. Il n’y a pas d’autre havre à un cœur sensible, nul abri, nul autre repos.

(Arnaud s’approche d’Isabelle, la prend dans ses bras. La porte s’ouvre doucement sous la poussée de La Jatte dans sa chaise roulante. Il les regarde attentivement. Il semble rongé de souffrance. Il allume tranquillement une cigarette et sort)

ARNAUD.- Sortons d’ici. J’ai envie de faire quelques pas.

ISABELLE.- Il va pleuvoir d’une minute à l’autre ; et d’ailleurs, c’est l’heure de la conférence.

ARNAUD.- Peu importe. Le Docteur attendra. Il a beaucoup de patience.

(Ils sortent).



Scène II

(Entre le Docteur)

LE DOCTEUR.- C’est un peu fort ! (Il regarde sa montre).- Dix heures ! Cette engeance finira par me rendre fou. Quelle époque ! On y aura tout vu, même des praticiens attendant leurs malades (Il s’approche du lit de La Jatte).- Que lit il, celui-là ? (Il prend un livre ouvert sur le lit).- Évolutions comparées des productions américaines et européennes de gadgets utiles… Très intéressant. Mon cul-de-jatte s’applique énormément. Il est vrai que le style semble à la portée de son petit cerveau… Les gadgets utiles… (Il hausse les épaules).- Décidément, quelle époque ! (Il abandonne le livre, s’approche du devant de la scène et regarde la salle).- Il est vrai que cela doit leur faire un drôle d’effet de se trouver en cage à moins de cent mètres de ce bistrot toujours bourré de monde. Ce pourrait être une annexe de mon établissement, ce bistrot ; que d’hommes qui s’y prélassent ! Avec agitation. Ils parlent beaucoup, boivent davantage, mais que font-ils de positif ? (Il se secoue comme s’il se réveillait subitement).- De positif ! Quelle dérision ! Je suis en train de devenir aussi bête que mes confrères… (Une pause).- Productions de gadgets utiles… Elle est bien bonne ! Combien d’argent faut-il pour embraser cette place de lueurs inutiles ? Combien d’efforts ne gaspillent-ils pas pour entretenir ce jet d’eau poussif et malingre et qui n’est même pas beau ? Et ces verres qu’il faut fabriquer, convoyer, livrer, laver et rincer, casser et remplacer, pour servir à ces ânes lassés des boissons détestables qui ne désaltèrent pas et vous ôtent l’esprit ? Combien d’esprit gaspillé pour concevoir ces enseignes et ces placards publicitaires chargés de nous faire acheter ce dont nul n’a besoin et de nous distraire de nos manques et de nos véritables besoins ? Où est le commencement et où se trouve la fin sur cette petite place, dans cette cellule infime d’un grand monstre incompréhensible ? Pourquoi cette agitation ? Qui vit sur le dos de qui, ici ? Est-ce vous, mon ami, qui semblez si content de vous-même ? Je sais, vous travaillez et vous faites travailler mille autres grâce à votre travail. Vous en avez assez, parfois, et eux aussi, mais vous tenez ces mille autres et eux vous tiennent. Vous êtes une victime, je veux bien ; mais alors qui est le bourreau ? Le garçon de café ? Le fabricant de verres ? L’électricien ? Le conducteur d’autobus ? Le buveur ? Le plongeur ? Le producteur de bière ? Le rédacteur publicitaire ? Ils vivent l’un sur l’autre, entassés, comme ces fourmis rouges qui franchissent les obstacles en s’agrippant les unes aux autres. Parfois, un de vous tombe : il a trop réfléchi, il a négligé de se cramponner, il en a eu assez ; et vous me l’envoyez, à moi, autre grosse fourmi rouge, car vous avez pitié ; mais qui sont-ils, ceux-là aussi ? Il importe pour moi de le savoir. Qui sont-ils ? Sont-ils des héros ou des infâmes ? Des malades ou des simulateurs ? Des génies ou des pauvres types ? Dégradent-ils notre siècle ou le rehaussent-ils ? Et il importe pour vous aussi de le savoir, car ils sont vos contraires. (Une pause).- Las ! Peu vous chaud de le savoir. Peu vous chaud d’être des victimes ou des bourreaux. Vous continuez à moudre votre temps dans cette affolante machine en mouvement et vous vous contentez de m’envoyer les copeaux… Gadgets inutiles !

(Entre L’Ingénieur)

L’INGÉNIEUR.- Il n’y a encore personne, Docteur ?

LE DOCTEUR (se retournant brusquement).- Vous voyez bien ! Ces diables de malades me rendront fou moi-même (il regarde sa montre).- Dix heures cinq ! Ah ! Tout de même !

(Entre La Jatte dans sa chaise roulante)

LA JATTE.- Bonjour Docteur. Veuillez m’excuser mais…

LE DOCTEUR.- Où sont vos confrères ?

LA JATTE.- Vous voulez dire mes camarades… Ils traînent ça et là, un peu partout.

LE DOCTEUR.- Ils savent pourtant bien que la conférence est pour dix heures. J’ai beaucoup de travail…

LA JATTE.- Docteur, j’ai une supplique à vous adresser : changez-moi de chambrée. Je ne peux plus supporter la présence du Mondain… Enfin, de Casimir Bourgade, veux-je dire. Il est toujours en train de se moquer de moi. S’il se moquait seulement de l’inexistence de mes jambes. Je m’en moque parfaitement ; mais il se permet par-dessus le marché de m’amenuiser sans cesse sur d’autres plans. Que fait-il ici ? Ne pourrait-on pas l’envoyer briller dans quelque usine. Je…

LE DOCTEUR.- Cela suffit ainsi, Monsieur Lucas. Nous ne sommes pas réunis ici ce matin pour entendre les doléances des uns et des autres. Je prends note de votre… supplique. Qu’est-ce que ce bruit ? Monsieur Bontemps, voudriez-vous ouvrir s’il vous plaît ?

(Le Fou entre après avoir tambouriné à la porte)

LE FOU (respectueusement).- Bonjour Messieurs. Je suis éminemment flatté de me trouver parmi vous.

L’INGÉNIEUR.- Tu ne sais donc plus ouvrir une porte ?

LE FOU.- Monsieur le secrétaire, vous saurez qu’un homme bien élevé ne pénètre jamais cavalièrement dans son propre atelier quand le directeur de l’usine en personne lui fait l’honneur de l’y convoquer pour l’entretenir… (Au Docteur).- Oh ! Pardon ! Monsieur le Directeur. Je ne vous avais pas encore vu. Alors ? Qu’en dites-vous ? Vous l’avez déjà examinée ? (il montre son lit).

LA JATTE.- Allons ! Bon ! Il est en pleine crise.

LE FOU (à La Jatte).- Vous, contremaître jaloux et calomniateur, taisez-vous ! (Au Docteur).- Monsieur le Directeur, avant de passer à ce qui doit nous occuper, je vous demanderais comme une faveur insigne de me trouver un autre contremaître. Ce traître-là a failli compromettre son invention. Il me manque un carburateur et il met tout en œuvre pour m’empêcher de le trouver.

LE DOCTEUR.- Allons ! Mon ami, du calme (Il sort un petit vaporisateur de sa poche et asperge Le Fou).- asseyez-vous gentiment sur votre lit et attendez sagement que la séance commence.

(Le Fou semble tomber dans une torpeur et va s’asseoir docilement. Par habitude, il simule quelque peu les gestes d’un conducteur, mais ne tarde pas à sombrer et à se coucher carrément. Entre Le Mondain).

LE MONDAIN.- Grâce à Dieu ! Le Fou dort. Merci, Docteur, merci mille fois, et bonjour ; et aussi permettez-moi de vous présenter mes excuses. Un malencontreux empêchement dans les toilettes est cause de mon retard. Si j’osais vous demander la faveur d’un pot de confiture de rhubarbe…

LE DOCTEUR.- Vous aurez votre rhubarbe et je vous administrerai même un lavement, si vous le désirez ; mais, en attendant, faites-moi le plaisir de prendre place.

LA JATTE (au Mondain).- C’est plutôt un homéopathe que tu devrais consulter. Il te donnerait un bon coup de pied aux fesses et tu serais guéri.

LE MONDAIN (à La Jatte).- Quel dommage que tu ne sois pas homéopathe.

L’INGÉNIEUR.- Quand commence-t-on ?

(Entrée d’Arnaud et d’Isabelle)

ISABELLE.- Veuillez m’excuser, Docteur. Je suis en retard. J’ai aperçu Monsieur Rivel au fond du par cet j’ai dû aller le chercher.

ARNAUD.- J’avais oublié que nous avions conférence.

LE DOCTEUR (à Arnaud).- Avez-vous aperçu Boisdèche ?

ARNAUD.- Non, Docteur, je n’ai pas vu Monsieur de Boisdèche.

LA JATTE.- Oh ! Celui-là !...

(Arnaud et Isabelle se rapprochent et devisent sans être entendus)

L’INGÉNIEUR.- Quand commence-t-on ?

LE DOCTEUR (à L’Ingénieur).- Quand vous aurez cessé de m’interrompre.

LE MONDAIN.- Silence ! La parole est au Docteur.

LE DOCTEUR (au Mondain).- Je vous remercie.

ISABELLE (en proie à une violente émotion, à Arnaud).- Mon Dieu ! Vous êtes fou !

LE DOCTEUR.- Qu’avez-vous, Mademoiselle ? Et qui est fou ?

LE FOU.- Moi (il se rendort pesamment).

LE DOCTEUR.- Allons ! Cessez de batifoler.

LE MONDAIN.- Silence !

(Entrée de La Cloche. Il semble complètement saoul)

LA CLOCHE .- Bonjour, M’ssieurs Dames. Comment allez-vous ? Mettez-vous à table. Ne vous gênez pas pour moi. Je n’ai pas très faim.

LE DOCTEUR.- Dans l’état où vous êtes vous feriez mieux d’aller boire un coup à notre santé.

LA CLOCHE.- Je peux très bien boire ici (il sort un flacon de sa poche et boit).

LE DOCTEUR.- Isabelle, soyez gentille. Enlevez-lui ce flacon et installez-le sur son lit. Je commence à être exaspéré. J’aurais dû me faire médecin de marine, ou mieux, vétérinaire. Les animaux malades ont l’instinct de se taire (Isabelle installe tant bien que mal La Cloche sur son lit).- La séance est ouverte. Je vous dirai d’abord ceci : au cours de notre dernière conférence, l’un de vous a manifesté le désir de voir nos entretiens écrits noir sur blanc en une sorte de rapport, ou de procès-verbal, qui serait ensuite distribué à tour de rôle parmi vous avec la possibilité de noter vos réflexions. Comme je le disais il y a quelques jours à Monsieur Bontemps (il désigne L’Ingénieur), il n’est pas question qu’un tel procédé soit appliqué. Vous n’êtes pas là pour vous comporter comme des députés à une assemblée, mais pour vous guérir mutuellement, avec mon aide, par des entretiens libres et francs. Un procès-verbal de ce qui est dit ici nuirait certainement à la spontanéité de ces entretiens. Ceci dit, qui veut prendre la parole et sur quel sujet ?

LA JATTE.- Puisque vous parlez de spontanéité, Docteur, j’aimerais assez aborder ce sujet. Personne ne me semble spontané, ici ; et quand je dis ici, je ne désigne pas uniquement cette chambrée. Vous jouez tous la comédie. Pour moi, c’est simple, je suis celui qu’on appelle La Jatte. Je suis ici parce que mes deux jambes sont ailleurs. J’en ai assez d’être cloîtré à ne rien faire. Le malheur a voulu que je ne sois pas un cerveau et on me le fait cruellement sentir. Bref ! Je ne joue aucune comédie ; mais puisque je suis, moi, spontané, je vous ferai remarquer que vous êtes tous des hypocrites ; même Le Fou n’est pas fou, quoi qu’il dise. À votre place, Docteur, il y a longtemps que j’aurais mis cette bande de fainéants dehors. Il est vrai que vous n’auriez plus de patients alors ; plus de patients, plus de raison d’être.

LE DOCTEUR.- Vous pensez que je dois m’en aller ?

LA JATTE.- Parbleu ! À parler franc, oui ! Ne jouez-vous pas aussi la comédie, Docteur ? Pourquoi ne pas nous signer un bon collectif de sortie ? Vous pourriez exercer vos talents là où il y a vraiment des malades. Vous ne pouvez pas me rendre mes jambes. Vous ne pouvez pas faire de moi un cerveau. Vous perdez votre temps. Mettez-moi dehors. Je n’ai pas peur de la vie, moi. Malgré mon infirmité, je suis certain de pouvoir me rendre utile. J’inventerai, s’il le faut, une machine spéciale qui me permettra de travailler.

L’INGÉNIEUR.- Toi inventer une machine ? Puisque tu es franc, je le serai à mon tour, ami. Tu es mathématiquement incapable d’inventer quoi que ce soit. Tu prêches vrai, mais à ton désavantage. Ceci te fait d’ailleurs honneur. Tu es désintéressé en parlant ainsi et je te crois. Je te donne raison. Nous perdons notre temps. Il n’est pas jusqu’au Fou, ou soit disant fou, qui ne puisse être utile à quelque chose. Il faut sortir d’ici. Nous avons assez amusé la galerie. N’est-ce pas, Mademoiselle Isabelle ?

ISABELLE (montrant la salle).- La galerie est de l’autre côté.

LE DOCTEUR.- Et vous, Monsieur Bourgade ?

LE MONDAIN.- Je serai franc. Les propos de La Jatte m’amusent prodigieusement. En réalité, Docteur, il sait très bien que nous ne portons pas de masque ; et, s’il feint de l’ignorer, c’est pour nous amener à démontrer le contraire. Peine perdue ! Je n’ai jamais été un très bon acteur et je suis trop avancé en âge mental pour le devenir. Je préfère me trouver ici qu’à l’usine, vous le savez bien, Docteur, parce que l’usine, ça sent mauvais. Oh ! Je ne parle pas des odeurs. Celles d’ici ne sont guère plus parfumées qu’ailleurs. Je parle du climat, de l’ambiance. L’ambiance d’un lieu quelconque de travail m’a toujours donné la nausée. Je serais assez pour le plaisir collectif, mais je ne puis travailler, Docteur, qu’en présence de moi-même.

LE DOCTEUR.- Et vous, Monsieur Rivel ?

ARNAUD.- Je suis un animal malade. J’ai l’instinct de me taire.

LE DOCTEUR.- Ne fuyez pas, on attend votre réplique.

ARNAUD.- Si cela vous amuse de jouer au théâtre, permettez-moi de me retirer. Je préfère mille fois être spectateur. J’aurai au moins la permission de dormir car la pièce est plutôt ennuyeuse.

LA JATTE (à Arnaud).- Comment ? Je t’accuse d’hypocrisie et tu réponds en hypocrite ? Ce n’est plus de l’hypocrisie, c’est du cynisme !

ARNAUD.- Tes propos me donnent de l’ennui.

LA CLOCHE (à La Jatte).- Oh ! Oui alors ! Tu n’es pas amusant.

LA JATTE.- Toi, cuve ton vin, ivrogne !

LE DOCTEUR.- De la spontanéité, Messieurs, mais point d’insultes.

LA CLOCHE.- Il ne m’insulte pas, Docteur, il me constate. (À La Jatte).- Je suis un ivrogne, c’est vrai, comme toi tu es bête. C’est toute la différence entre le volontaire et le naturel. Je suis ivrogne parce que je bois, tandis que toi tu es né bête.

LA JATTE.- Si tu t’imagines tellement intelligent, tu te trompes

LA CLOCHE.- Vois-tu, mon vieux, le monde est mal fait. C’est toi qui devrais boire, et c’est moi qui devrais garder le gosier sec.

LE MONDAIN.- Le monde est très bien comme il est, La Cloche. Ce sont les institutions des hommes qui sont mal faites. (Au Docteur).- Pourquoi ôtez-vous l’argent à ceux qui l’aiment et savent le gagner ? Pourquoi traiter l’ivrogne en délinquant ?

LE DOCTEUR.- Ce n’est pas un délinquant, c’est un malade. La richesse aussi est une maladie. La bonne preuve !... Vous vous ressemblez comme deux frères, vous et Boisdèche.

LA JATTE.- C’est tristement vrai.

L’INGÉNIEUR.- Oh ! Oui !

ISABELLE.- C’est vrai qu’ils se ressemblent. N’est-ce pas, Arnaud ?

ARNAUD.- Peut-être.

LE FOU.- C’est vrai (il s’étire et se dresse brusquement).- Il fallait y penser. Mais alors là, vraiment, il fallait y penser (il va vers La Cloche et l’embrasse).- Merci, mon vieux, tu es un nouveau Christophe Colomb. Je vais faire de ma voiture une locomotive. Que dis-je ? C’est déjà presque une locomotive.

LA JATTE.- Allons ! Bon ! Une nouvelle comédie… Qu’attend-t-on pour mettre cet individu dans une cellule matelassée ?

LA CLOCHE.- Oh ! La ! La ! La ! Mais l’ennui avec cette nouvelle histoire, c’est qu’il va prendre nos lits pour des wagons. Il faudra que je songe à cacher ailleurs mes bonnes bouteilles. Oh ! Pardon.

LE DOCTEUR (au Fou).- Allons ! Calmez-vous. Vous avez raison, c’est une locomotive. Allez vous reposer. On ne construit une locomotive que lorsqu’on est bien reposé.

LE FOU.- Une locomotive ! (Le Docteur sort son vaporisateur et l’asperge).- Une locomotive ! (Il s’étend sur son lit).- Une locomotive ! Une loco… Une loco…

LE DOCTEUR.- Cette fois, j’espère qu’il a son compte.

LA CLOCHE.- Moi, je n’ai pas encore le mien (Il sort une bouteille de dessous son matelas et boit).

LE DOCTEUR.- Prenez garde ! Boisdèche, je vais vous expulser !

LA CLOCHE.- Pardon, Docteur, c’est plus fort que moi.

LA JATTE.- Ce n’est donc pas volontaire.

L’INGÉNIEUR.- Quand s’arrêtera-t-on ?

LE DOCTEUR.- Tout à l’heure vous attendiez avec impatience le début de la conférence et maintenant vous n’êtes plus content. Que désirez-vous, au juste ?

L’INGÉNIEUR.- M’occuper.

LE DOCTEUR.- Je ne suis pas une araignée tissant sa toile autour de mouches. Bontemps, et vous aussi Lucas, j’ai l’honneur de vous informer que je vous considère à l’instant comme des sortants. À la fin de la conférence, vous ferez vos paquets et partirez aussitôt.

LA JATTE.- Mon Dieu ! Est-ce possible ? Merci, Docteur, merci mille fois. Mille fois merci.

LE MONDAIN.- Quelle épatante et soudaine nouvelle.

LA CLOCHE.- Il faut absolument arroser ça (Il fait mine de sortir une bouteille, mais le regard du Docteur l’arrête).

LA JATTE.- Oh ! Oui ! Arrosons ça.

LA CLOCHE.- Ivrogne.

LE MONDAIN.- Je suis interloqué.

LE DOCTEUR.- Moi aussi… Bien ! Messieurs, j’ai encore quelques mots à vous dire. Je viens de prendre une décision qui est la prémisse d’une décision plus générale et plus importante. Considérez le départ de Lucas et de Bontemps comme l’amorce d’une nouvelle politique. (Avec force).- Ceux qui, à l’avenir, geindront sur leur sort dans cette maison et manifesteront le désir de s’en aller s’en iront. Je ne m’opposerai pas à leur départ.

ARNAUD.- Puisqu’il en est ainsi…

ISABELLE (à Arnaud).- Non ! Non !

LE DOCTEUR.- Quoi non ? Quoi puisqu’il en est ainsi ? (À Arnaud).- De toute façon, mon cher, cette décision ne vous concerne pas pour l’instant.

ARNAUD. Dommage.

LE DOCTEUR.- Ni vous, Boisdèche, tant que vous taterez de la bouteille.

LE MONDAIN.- Ni moi non plus, je suppose ?

LE DOCTEUR.- Alors vous, si vous voulez vous en aller…

LE MONDAIN.- Mais pas du tout, Docteur. Je ne suis pas guéri. Tenez ! Si vous voulez vous en rendre compte…

LE DOCTEUR.- Je vous crois sur parole. En attendant, je vais appliquer ma nouvelle politique à mes autres chambrées. Je rêve d’un hôpital désert ! (Il se met la main sur le front et sort).

ISABELLE.- Arnaud, réfléchissez bien à ce que vous allez faire.

ARNAUD.- En voilà un qui ne va pas tarder à se faire remplacer.

ISABELLE.- Arnaud, vous m’entendez ?

ARNAUD.- Oui, oui, je t’écoute… Je vous écoute.

LA JATTE.- Tiens ! Tiens ! Vous vous tutoyez vous deux ?

LE MONDAIN.- Toi, La Jatte, tu n’as plus à fouiner chez nous. Tu fais déjà partie de l’extérieur. J’espère que tu ne passeras pas ton temps à nous espionner, comme font ces imbéciles du quartier (Il montre la salle).

LA JATTE.- Je ne t’ai pas adressé la parole.

ARNAUD.- Eh bien ! Si c’est à moi que tu parles, La Jatte, sache que je te méprise.

LA JATTE.- Répète !

ARNAUD.- Tu me fatigues.

LA JATTE (à Isabelle).- Je savais bien que vous finiriez par tomber amoureuse de ce jeune fat efféminé.

ISABELLE.- Roger !

LA JATTE.- Je sais ce que je dis.

LA CLOCHE (qui depuis un certain temps rattrape le temps perdu, à La Jatte).- Moi pas. Aussi je ne dis rien… Sinon que tu es une vulgaire concierge de maison close.

LA JATTE (à La Cloche).- Parle, mon petit, parle ; et n’oublie pas de boire. Je vais sortir d’ici, et, quand je serai sorti, je mettrai tout en œuvre pour vous faire sortir aussi. J’aimerais assez vous voir croupir dans votre fainéantise et votre médiocrité. On vous ramassera encore une fois, sans doute, sur un trottoir. Vous avez des dépressions nerveuses à répétition.

L’INGÉNIEUR.- Tu auras déjà bien du mal à ne pas croupir toi-même. Que vas-tu faire ?

LA JATTE (abattu).- Je verrai bien. Ne t’en fais pas pour moi.

L’INGÉNIEUR.- Tu n’as pas besoin de simuler une dépression nerveuse, on voit bien que tu es invalide. Que t’imagines-tu ? On va te renvoyer, toi aussi. Tu reviendras ici. Le Docteur est fou à lier. S’il s’imagine que tu vas pouvoir être utile à notre société…

LA JATTE.- Tais-toi ! Tu parles comme un bourreau. Je saurai être utile. Je ferai n’importe quoi mais je serai utile.

LE MONDAIN.- Quel moulin à prières !

L’INGÉNIEUR (à La Jatte).- Viens me voir un jour à mon usine. Je tâcherai de m’occuper de toi.

LA JATTE.- Merci. J’accepte ton aide. Je viendrai te voir.

ISABELLE.- Je n’ai plus rien à faire ici. Le Docteur m’attend. Il doit être déprimé. Je vais l’aider à récupérer.

LA JATTE (bas, à lui-même).- Ce qui veut dire qu’elle va lui montrer ses charmes. (Haut).- Charité ordonnée commence par soi-même.

ARNAUD (qui semble soudainement se réveiller).- Qui parle de charité ? Il n’y a plus de charité, mais une forte sécurité bien sociale ; et qui a prévu tous les risques.

LA JATTE.- Y compris celui de la fainéantise.

LE MONDAIN.- Il faut bien soigner les fortes têtes…

ISABELLE.- Je m’en vais. Ne vous déchirez pas. Cela ne sert à rien (elle sort).

LA CLOCHE.- Puisque nous en sommes aux proverbes, permettez-moi, Messieurs, de vous démontrer qu’un bien mal acquis ne profite pas toujours (Il jette d’un air dégoûté sa bouteille).- Ce vin que j’ai subtilisé au Docteur me reste sur l’estomac.

LE FOU (qui vient de se réveiller).- Où est passé le directeur des ateliers ?

L’INGÉNIEUR.- Il est en grève.

LE FOU.- Ah ! Maudits prolétaires ! Il ne manquait plus que ça ! (Il s’installe sous son lit).

LE MONDAIN.- Le voilà reparti.

LA JATTE.- Je m’en vais préparer mes affaires.

LE MONDAIN.- Prends tout le temps qu’il te faudra.

L’INGÉNIEUR (à La Jatte).- Nous partirons ensemble

(La Jatte fait signe de la tête que oui et sort).

ARNAUD.- Nous allons avoir deux lits vides.

LE MONDAIN.- Ils ne le resteront pas longtemps. La santé du monde s’amenuise. Les maladies croissent et se multiplient. C’est à regretter le bon temps du cancer et de la psychasthénie.

L’INGÉNIEUR.- On n’arrête pas le progrès ; aussi vais-je le rejoindre en vitesse avant de le perdre de vue (il sort).

LA CLOCHE (criant à travers la porte qui se ferme).- N’invente surtout pas le vin en poudre !

LE MONDAIN.- C’est déjà fait.

LA CLOCHE.- Mon Dieu ! Je savais bien que cela finirait par arriver. Vous vous rendez compte ? Ce n’est pas chrétien. Mettre le vin en sacs !

ARNAUD.- Il faut bien qu’ils aient une raison d’être.

LA CLOCHE.- Non, mais vous me voyez avalant du camembert en pilules arrosé de vin en poudre ?

LE MONDAIN.- Pourquoi pas ? Tu as bien remplacé ta paillasse noire par un lit blanc.

LA CLOCHE (se mettant à genoux et joignant les mains).- Mon Dieu, je vous en supplie, écoutez ma prière. Ne les laissez pas faire, mon Dieu. Le monde est bouleversé. Qu’ont-ils fait de tes poux et de ton raisin ? Qu’ont-ils fait de la crasse que tu avais si généreusement dispensée ? Mon Dieu, arrête-les ! Tes forêts, ils les ont déboisées et les ont remplacées par des arbres qui fument. Tes montagnes, ils les ont recouvertes de snack-bars. Tes vallées, ils en ont fait des souterrains nauséabonds et noirs. Tes plaines, ils les ont parsemées de plantes à usine, et tes fleurs et tes légumes, ils les en ont arrachées et mises dans des serres et des boîtes en fer. Ils ont chassé tes oiseaux du ciel avec leurs ferrailles volantes et hurlantes. Ils ont troublé les poissons de tes mers avec leurs tôles navigantes. Ils ont fait pâlir la lumière de tes volcans et éteint la splendeur des petits vers luisants. Tes métaux rares, Seigneur, dont tu avais parcimonieusement saupoudré notre terre, pour enchanter nos yeux et raffiner nos mains d’une patiente ciselure, ils en ont fait de la petite monnaie légère, légère, ou des bombes foudroyantes et terribles. Ils ont tordu le fer pour le rendre coupant et coupable de crimes. Ils ont saigné à blanc tes microbes, lacéré tes cobayes, rendu folles tes souris blanches. Tes poulets et tes lapins, ils les nourrissent de vermine chimique. La Lune, la blanche Lune, pâle langueur du ciel, ils l’ont colonisée, mise à feu et à sang. Demain il faudra lui redonner son indépendance et l’inscrire à l’O.N.U. ; charmante perspective. De ton corps, o Mon Dieu ! De ce blé ondoyant, ondoyante chevelure du visage de nos charmantes campagnes, ils en ont fait un pain que tu ne romprais pas, car c’est du caoutchouc ; et maintenant, Seigneur, c’est ton sang qu’ils transforment. On ne pourra plus le boire sans l’avoir délayé dans cette eau rendue si impure. Te rends-tu compte, Seigneur, ton sang ! Ton généreux vin !... Ils en font de la poudre !

ARNAUD.- Je n’aurais pas mieux dit.

LE MONDAIN.- Je ne savais pas que le vin du Docteur avait le pouvoir de te rendre poète.

LA CLOCHE.- Ce n’est pas le vin, c’est l’indignation.

LE FOU (sortant de dessous son lit, ramassant une bouteille vide et la montrant à La Cloche).- Pourrais-tu me dire comment je pourrais transformer cela en une bielle ?

LA CLOCHE.- Je ne sais pas, mais c’est certainement possible.

LE MONDAIN.- Oh ! Certainement.

LE FOU (les regardant, étonné).- Comment se fait-il qu’aujourd’hui, vous soyez si gentils avec moi ? Vous arriverait-il enfin de me prendre au sérieux, par hasard ?

ARNAUD.- Pourquoi pas ? Tes pensées ne sont pas plus étranges que celles d’un homme comme L’Ingénieur ; et à tout prendre… Les tiennes sont inoffensives.

LE FOU.- Je n’aime pas beaucoup qu’on se moque de moi. Inoffensives ?... Pensées inoffensives ?... Ne me mettez pas en colère, sinon je ne fais plus une locomotive mais une fusée à tête nucléaire !

LE MONDAIN.- Oh ! Non ! Je t’en supplie, restes-en à la locomotive !

LE FOU.- Il ne faudrait pas vous mettre dans la tête que je déraisonne sans cesse. J’ai mes moments de lucidité, moi aussi. J’ai très bien entendu la prière de La Cloche. Il aurait dû ajouter : Mon Dieu ! Pourquoi les as-tu laissé devenir fous ? J’aurais été le premier à applaudir. (Une pause).- Je vais aller prendre une douche ; rien de tel pour bien réfléchir. (Il sort).

LE MONDAIN.- Ce sacré bonhomme me perdra toujours en conjectures.

LA CLOCHE.- La Jatte a peut-être raison : il simule, peut-être.

ARNAUD.- Le Fou un simulateur ? Mais alors, mes amis, vous n’avez rien compris ? Le Fou n’est pas un simulateur. C’est un fou qui assume son destin de fou, et qui a parfois des doutes sur son destin, voilà tout. Si vous cherchez un simulateur ici, il faut vous dépêcher et aller considérer attentivement L’Ingénieur avant son départ. Il est L’Ingénieur et il passe son misérable temps à essayer de se tromper et de nous tromper. Il est L’Ingénieur et il voudrait nous faire croire qu’il est devenu L’Ingénieur parce qu’il voulait être L’Ingénieur. Il confond l’affirmation de ses penchants les plus forts avec l’affirmation de sa volonté. Il simule la liberté pour oublier ses chaînes, il simule la joie pour oublier ses peines, il simule la puissance pour oublier ses frayeurs. Il clame sans cesse le mérite de la volonté, de l’énergie, du courage ; mais comment peut-on parler de volonté, d’énergie et de courage sans jamais être la proie du doute ? Doute-t-il ? Jamais ! Il prétend sans cesse forger son propre destin. Il dit que nous sommes responsables de nos actes et de nos abstentions. C’est là que se trouve le simulacre. Il me fait songer à un lion qui se précipiterait à la rivière pour étancher une soif insoutenable et qui voudrait faire croire aux victimes qu’il renverse sur son passage qu’il va boire si impétueusement, non pas à cause de sa soif mais à cause de son impétuosité. Ce lion vous impressionne. Vous êtes impressionné par cette masse rugissante et folle dont vous faites le symbole de la force libre ; et Le Fou, il vous semble être un de ces papillons que l’on aperçoit parfois, dans la lumière, parcourant légèrement un chemin incertain, et dont vous faites le symbole de l’indécision et de la fatalité. Prenez garde ! Sachez que celui qui doute n’a pas besoin de simuler. Le véritable simulateur, c’est celui qui ne doute jamais et qui est assez hypocrite pour venir nous raconter, et se raconter d’abord à lui-même, qu’il est un homme libre.

(Une sonnerie retentit).

LA CLOCHE.- C’est l’heure.

(La Cloche et Le Mondain prennent chacun dans leur table de chevet leur gamelle et leur couvert. Arnaud semble méditer sur ce qu’il vient de dire).

LA CLOCHE.- On y va ?

LE MONDAIN (à Arnaud).- D’abord vivre, ensuite philosopher.

(La Cloche va prendre la gamelle et le couvert d’Arnaud. Tous trois sortent).theater 1308794 640

 

 


ACTE III

(Entrent Arnaud et Le Mondain)

ARNAUD.- De toute façon ma décision est fermement prise : je lève le camp. Je mets les voiles ! Je partirai aujourd’hui même. Je réintègre la fosse aux lions.

LE MONDAIN.- Aujourd’hui ? Tu veux rire ?

ARNAUD.- Pas du tout.

LE MONDAIN.- Tu viens à peine d’arriver et déjà tu regrettes les délices du monde ? Tu ne te trouves pas bien parmi nous ?

ARNAUD.- Si… Mais ici comme ailleurs je pense. Je pense trop. Alors autant ne pas m’entendre penser.

LE MONDAIN.- Tu vas chercher du travail ?

ARNAUD.- Exactement (une pause).- Quelle est ta raison d’être ici ? Peut-on supporter indéfiniment cette oisiveté inutile ? Là-bas au moins, on a à se révolter, à souffrir, à gémir pour quelque chose.

LE MONDAIN.- Pour quoi ?

ARNAUD.- Pour rien, après tout ; et quand je m’en rendrai bien compte, je ne gémirai plus ; et puis ceci n’est pas une retraite normale, voulue, consciente, profitable. Si j’étais moine, j’aurais une raison d’être. Si j’étais lépreux, j’aurais une raison d’être : ne pas contaminer autrui. Si j’étais rentier, et s’il était permis de le rester, je ferais mes délices d’une solitude laborieuse, consacrée à l’étude et à une grande œuvre ; mais je suis là malgré moi. Ce n’est pas un couvent, ce n’est pas un hôpital. Cela ne saurait être une retraite. C’est une prison. C’est pire encore ! Une prison pour hérétique en observation.

LE MONDAIN.- Et crois-tu qu’une fois arrivé dans la rue tu seras libre ? Oui, libre de te cacher, de te refouler, de faire le masque, libre de te détruire pour actionner d’un tout petit cran cette immense roue stupide des masses en mouvement, libre de leur servir d’esclave à ces tarés abêtis. Que vas-tu faire ? Voyons ! Choisis ! Vas-tu engager ces merveilleuses forces pour fabriquer un peu plus de voitures, un peu plus de frigidaires ? Pour augmenter de quelques tubes de néon l’éclairage blafard de cette place publique ? Ou bien vas-tu raconter une salade supplémentaire dans un de ces quotidiens pour sous-développés de l’intellect ? Voudrais-tu par hasard embrasser l’Enseignement pour éduquer quelques milliers de ces têtes obscures ? Vas-tu faire le pitre à la télévision ou au cinéma ? Ou bien veux-tu tâter de l’Administration et gribouiller des imprimés ? Il ne te restera alors qu’une ressource, sache-le bien : te mouler étroitement dans les pensées communes de tes contemporains ; de fiers bâtisseurs, nos contemporains ; architectes du futile épais et du solennel fragile, agitateurs de l’utile inutile et laborieux gâcheurs du plâtre nécessaire. Faire fortune ? Impossible ! Tenter son aventure ? Possible, mais dans la stupidité organisée. Il ne nous restait encore de la liberté que l’excentricité vestimentaire et un peu d’impudeur ; mais la mode est maintenant celle de quelques marchand de tissus et l’impudeur un prétexte à hygiène. Regarde un peu cette place. Vois ces tristes humains attentivement. Leurs visages se ressemblent, leurs pensées sont au même niveau, leur emploi du temps coïncide. Ils ont le même intestin inscrit partout sur leur peau, car ce qu’ils mangent sort d’une immense cantine. On dirait d’ailleurs une armée : mêmes gestes en cadence, même uniforme, mêmes jouissances et mêmes déplaisirs. Regarde ces femmes et ces jeunes filles. Ne croirait-on pas voir les prêtresses d’un temple unique et solidement organisé ? (Une pause).- Il nous restait la liberté du refus, de la crasse et de la misère, la liberté de bouder tout seul dans un coin, sous une arche de pont ou dans quelque taudis ; mais ils ont eu pitié de ce petit résidu de liberté. Ils ont ramassé les clochards et les desperados et les ont habillés de force, les ont lavés de force et leur ont mis de force dans la bouche la bouillie rituelle. La société n’est plus une maîtresse, ni une épouse, ni une sœur, ni une bonne à tout faire. Elle n’est même plus une nonne ou une vieille fille célibataire. Elle est une mère ; et où un enfant peut-il trouver la liberté si ce n’est au cachot noir ou au piquet ? Là, au moins, on lui fiche la paix. Nos prisons et nos hôpitaux sont pleins à craquer. Nos asiles et nos maisons de repos regorgent de monde. Pourquoi ? Parce qu’on y est libre. La vie n’est pas une femme de volupté dont on nous prive, mais une mère atroce de raison et de discipline qui nous met volontairement en quarantaine. Alors ! C’est ce havre de paix que tu veux quitter ? Le Fou n’est pas si bête, lui. Il a tellement peur qu’on ne le prenne pas au sérieux qu’il en rajoute copieusement et passe son temps à dire des insanités. Il se met sous son lit et on lui fiche la paix. J’aimerais assez le voir sous une véritable voiture avec un amas de soucis dans la tête.

ARNAUD.- Je reviendrai peut-être.

LE MONDAIN.- Tu viendras sûrement et plus vite que tu penses. Il n’y a pas de faiblesse en toi, nul endroit par où la résignation puisse passer. Après tout, tu fais peut-être bien d’aller faire un tour : cela ne pourra que te fortifier ; mais que va dire Isabelle ?

ARNAUD.- Tu la consoleras.

LE MONDAIN.- Vraiment ? Tu le permets ?

ARNAUD.- Oui, mais… à distance.

LE MONDAIN.- Tu veux me transformer en prêtre (Une pause).- Veux-tu me rendre un service ? Voudrais-tu aller Boulevard du Progrès ? Je te donnerai l’adresse de ma dernière maîtresse. Tu iras la voir et tu lui diras que je suis en bonne santé et que je la remercie de ses nombreuses visites.

ARNAUD.- Elle est déjà venue ici ?

LE MONDAIN.- Non, jamais ; mais j’aimerais assez qu’elle s’imagine que je la regrette ; et j’aimerais aussi connaître la nature de mon successeur. Quand j’étais avec elle, je me rendais compte parfois, confusément, qu’elle se comportait avec moi un peu comme devant une machine à sous ou un distributeur automatique. Elle me pourvoyait de ses charmes comme on met une pièce dans la fente. Il est vrai qu’il en sortait toujours des robes et des chaussures de reine… Ce qu’on peut être bête quand on en a les moyens ! Elle poussait le cynisme jusqu’à se plaindre gentiment des rondeurs de mon abdomen. Elle me disait : « Si tu grossis encore de quelques centimètres, je m’en vais, je te quitte ». Ce que j’ai pu faire comme culture physique ! Et avec ça, les jeûnes que je m’imposais ! Maintenant je suis maigre comme Jésus Christ et la machine à sous a été confisquée par le Gouvernement ; ce qui me donne à penser qu’elle a dû chercher, et trouver, car elle était très belle, un de nos ministres ou de nos secrétaires d’État. Tu vérifieras, si tu veux bien. Au juste ! Si tu couches avec elle gratis, car elle a ses jours de solde, n’oublie pas de jouer le rôle du petit chat de gouttière choyé et réconforté. Ensuite, je te permets de lui donner une bonne fessée en lui disant : « De la part de Casimir Bourgade ». Elle sera ravie et comprendra que je la regrette ; mais j’ai l’air de donner des ordres et peut-être cette procuration te paraît-elle ennuyeuse ? Si cela doit être une corvée pour toi…

ARNAUD.- Je crains de ne pas savoir jouer mon rôle ; mais si je perds et décide de revenir ici, je te promets de faire un saut d’abord Boulevard du Progrès.

LE MONDAIN.- Alors tu iras certainement.

ARNAUD.- Je ne veux augurer de rien.

LE MONDAIN.- Enfin… Ton escapade nous donnera au moins un petit intermède comique : Le Docteur va devenir fou furieux et nous harceler de questions. Nous allons nous payer sa tête et ce sera très drôle.

ARNAUD.- Le Docteur me fait pitié. Pourtant, parfois, je le trouve sympathique. Pourquoi diable exerce-t-il cette profession ?

LE MONDAIN.- Pourquoi les geôliers se font-ils geôliers et les bourreaux bourreaux ? Il faut de tout pour faire un monde ; et si, demain, le monde décide qu’il est indispensable à l’homme d’éternuer au moins une fois par jour, on trouvera facilement assez de jeunes gens pour créer un corps nouveau d’inspecteurs chargés de contrôler nos humeurs nasales et, au besoin, de nous chatouiller les narines ; et, sur dix préposés à l’éternuement journalier, tu en trouveras au moins neuf qui ne se poseront pas de question et s’estimeront satisfaits de leur sort et de leur métier. Tout au plus feront-ils quelques grèves pour revendiquer des augmentations de salaire et l’obtention d’un statut ; mais, mis à part ces petits tracas, ils penseront certainement exercer un bon métier et hausseront dédaigneusement les épaules quand un plaisantin mal avisé osera les comparer aux coiffeurs et aux pédicures, aux dentistes et aux manucures, et autres chatouilleurs de ces petits métiers. Puisqu’il faut nous entraider les uns les autres et vivre d’échanges, il faut bien ajouter mille besoins au petit nombre de ceux qui nous sont nécessaires. Comment le monde pourrait-il vivre autrement ? Si demain on décidait de supprimer d’un seul coup les milliers d’occupations rentables qu’un œil objectif et raisonnable trouverait stupides et dispendieuses, les trois quarts au moins de la population terrestre se verraient réduits au chômage. En quoi serions-nous avancés ? Je te le demande. Non ! Le monde est très bien ainsi qu’il est fait. Le désordre crée l’État et fait vivre une armée de fonctionnaires. Les mauvais garçons entretiennent la maréchaussée. Le crime et l’injustice font vivre les tribunaux. La méfiance et la duperie font vivre les notaires. Le mensonge et le vol entretiennent le commerce. La maladie fait subsister les médecins. La mort fait vivre les croque-morts et les marchands de couronnes. La soif et la faim font tourner des usines et labourer des champs et des rivières. La luxure entretient celles qui se font entretenir. La gourmandise donne à manger à des millions d’hommes ; la coquetterie de même. La magie noire fait vivre les sorciers, la sauvagerie le sport et le carnage organisé, l’ignorance les éducateurs, la calomnie la presse, l’insouciance les organisateurs, la peine les marchands de baumes. L’isolement nourrit les transporteurs, l’intempérance les fabricants d’alcools et les cafetiers. La saleté donne à manger à toute une série de métiers. La crainte du lendemain fait vivre les prophètes, la misère les révolutionnaires. Il n’est pas jusqu’aux guerres qui n’engraissent ceux qui n’y sont pas restés ; ceux qui n’en reviennent pas, ce sont les sacrifiés, les excédents inutiles qu’on ne pouvait caser nulle part. Dans le fond, ils nous ressemblent beaucoup. On nous fait de ce temps l’honneur de ne pas nous supprimer. Profitons en. Moi, j’en profite et je m’étonne que tu ne cherches pas à faire de même. Nous sommes classés dans cette petite case des inclassables ; faisons notre métier. Nous ne sommes pas inutiles. Nous ne sommes pas des parasites, comme le prétend ce sot de La Jatte, puisque nous consentons à souffrir un peu pour satisfaire et nourrir cent personnes ici ; et le métier de malade n’est pas moins digne ni plus bête que celui de médecin.

ARNAUD.- Ton raisonnement est celui d’un profiteur.

LE MONDAIN.- C’est injuste de me dire cela. Les profiteurs, ce sont ceux qui m’ont pris ma fortune.

ARNAUD.- Mais ne sens-tu donc pas qu’on nous fait ici l’aumône d’un peu de vie ? C’est cela que je ne puis souffrir davantage.

LE MONDAIN (montrant la salle).- À eux aussi on leur fait l’aumône d’un peu de vie.

ARNAUD.- Non ! On la leur fait payer. Voilà la différence.

LE MONDAIN.- Si peu.

ARNAUD.- Qu’en sais-tu ? Tu n’as jamais eu à gagner ta vie. Comment peux-tu en connaître le prix ?

LE MONDAIN.- Je payais celle de ma maîtresse.

ARNAUD.- Tu la payais avec la peine des autres.

LE MONDAIN.- Je puis te rassurer : je n’ai jamais vu quelqu’un payer sa vie aussi cher que toi. Dans le fond, tu fais bien de partir. Tu payeras certainement moins cher une fois dehors. Ce n’est pas la même monnaie, là-bas, mais elle est plus maniable.

ARNAUD.- Je suis trop neuf. Je suis trop jeune. J’ai besoin de me frotter au monde, de me colleter avec lui. J’ai besoin de souffrir. Je me plains de mon siècle, mais cette insatisfaction m’est indispensable. Un poème n’est pas un rot de contentement après un bon repas. Un chant n’est pas une explosion de joie. Je crains comme la peste, au fin fond de moi-même, les jours suaves du bonheur.

LE MONDAIN.- Regarde par la fenêtre et tu verras l’enfer. Pose tes mains sur ces barreaux. Que te faut-il de plus pour écrire quelques vers ?

ARNAUD.- Il me faut… Il me faut… « Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs… à des jours d’enfance dont le mystère n’est pas encore éclairci… à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut, et volaient avec toutes les étoiles… Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs eux-mêmes ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers… ».

LE MONDAIN.- C’est beau.

ARNAUD.- C’est de Rainer-Maria Rilke et c’est juste.

LE MONDAIN.- Bien sûr puisque c’est beau (il se dirige vers la table, s’assoit et écrit. Une pause).- Que penses-tu de ces deux vers ? « J’ai pris dans un sérail deux petits seins à bail. » Avec toutes les gorges que j’ai vues dans ma vie, ces deux vers doivent être magnifiques… « J’ai pris dans un sérail deux petits seins à bail. » Non, cela sent trop le notaire (il écrit de nouveau. Une pause).- Et cela ? « Je te redis je t’aime en buvant de l’eau fraîche. Tu nourris mon amour, n’ayant pas l’âme rêche. » (Une pause).- « Esclave de ma vie, esclave de ta vie, nous égrenons nos nuits et ignorons l’envie. ».

ARNAUD.- C’est ta dernière maîtresse qui t’inspire ? Celle que je dois aller voir ?

LE MONDAIN.- « Nous égrenons nos nuits et ignorons l’envie. » On dirait un couple de paysans écossant leur récolte de petits pois. Non, décidément, je ne suis pas doué (Il jette sa plume, baille, s’étire).- J’ai faim. Je vais aller faire un petit tour à l’office. Les petits pois m’ont creusé (Il se lève).- Tu devrais faire comme moi : aller manger un morceau.

ARNAUD.- Non, merci, j’ai besoin de réfléchir.

LE MONDAIN.- « J’ai pris dans un sérail deux petits seins à bail. » « J’ai pris dans un sérail deux petits seins à bail. » (Il sort).

(Arnaud marche de long en large, saisissant un livre, puis le posant, allant regarder le papier laissé par Le Mondain sur la table et le froissant. Bref ! Il donne l’impression d’un homme devant prendre une grave décision et passablement énervé).

ARNAUD.- Il faut absolument que je me prouve à moi-même mon inadaptation. C’est trop facile de rester là à se faire dorloter en se répétant du matin jusqu’au soir : je suis un génie méconnu en pension chez Madame Médiocrité. Qui suis-je ? Comment puis-je le savoir si je n’use pas mes forces jusqu’à la corde ? J’ai toujours fui de partout. Comment puis-je savoir si je suis un vaincu ? J’ai toujours évité les moindres combats, les moindres contraintes… (Il va vers son lit et prend dessous une valise. Il y empile tous les objets qui se trouvent sur sa table de chevet).

(Entre Isabelle)

ISABELLE.- Ainsi c’est donc vrai ! Tu t’en vas aujourd’hui même !

ARNAUD.- Pourquoi n’es-tu pas à tes occupations ? Pourquoi viens-tu en ce moment même ?

ISABELLE.- Tu voulais partir sans m’embrasser ? C’est bien cela ? Tu ne m’as donc jamais aimée pour agir ainsi avec moi ?

ARNAUD.- C’est parce que je t’aime que je voulais éviter de te voir pleurer.

ISABELLE.- C’est simple à dire. Et moi, que vais-je devenir ? Je vais passer mon temps à t’imaginer dans cette ville immense…

ARNAUD.- Je quitte la capitale.

ISABELLE.- Et où vas-tu ? Qu’iras-tu faire ailleurs ?

ARNAUD.- Que veux-tu que je fasse ? Je ne sais qu’écrire. Si encore ce n’étaient pas des vers…

ISABELLE.- Et comment vivras-tu ? Personne ne voudra t’aider. Laisse-moi au moins t’accompagner. Je travaillerai pour toi. Je te soignerai quand tu tomberas malade. Je te réconforterai quand tu seras fatigué. Je m’occuperai de ces mille choses qui te rebutent et dans lesquelles tu te noies. Je mettrai un écran entre toi et les autres. Tu n’auras pas mal. Tu…

ARNAUD.- N’as tu pas compris que c’est cela que je fuis ? Je ne veux pas d’écran entre la vie et moi. Je veux vivre, par moi-même, même si cela doit me faire hurler d’ennui et de misère. Je refuse d’être un petit enfant débile que l’on soigne sans cesse. Je refuse cette existence de vieillard gâteux. Un vieillard a des souvenirs, lui. Il s’est battu, il a fait ses preuves, il a navigué et essuyé des tempêtes. Moi, je n’ai rien fait. Je n’ai même pas souffert. Ce que j’appelle mes souffrances ne sont que la peur de la souffrance. Ce que j’appelle ma liberté n’en est que l’ombre. Je me bats avec des ombres. Mes colères sont des coups d’épée dans l’eau. Mes larmes sont une affectation de gosse ennuyé qui n’a rien à faire. Ce n’est pas Le Docteur qui me changera. Ce n’est pas toi qui me feras oublier que je dois changer. Ce n’est pas cette prison qui me fera voir le monde (Il montre la salle).- Là est ma place. Là est le théâtre. Ici ce ne sont que des planches pourries et branlantes. La pièce est méchante et bête en ce moment ? Soit ! Mais on attend mes répliques et c’est là-bas qu’il faut les dire. Je ne suis pas un dieu, je suis un homme. Comment un homme peut-il assister toute sa vie au spectacle des hommes sans bouger, sans monter sur la scène ? Que dis-je ? Il n’y a pas de scène parce qu’il n’y a pas de salle. Il n’y a pas de théâtre. Il n’y a qu’un immense champ de bataille rempli de la joie des vainqueurs et du gémissement des vaincus. Peut-on se cacher sur un champ de bataille ? A-t-on seulement le droit de se cacher ? Je ne puis passer ma vie à me terrer dans un buisson comme l’autruche peureuse qui s’imagine ainsi éloigner le danger. Je dois voir. Dieu m’a fait voyeur. J’ai mon rapport à faire.

ISABELLE.- Je te croyais un grand poète. Peut-être n’es-tu après tout qu’un petit journaliste. Tu parles comme un correspondant de guerre. Je ne suis pas très intelligente, je ne suis qu’une pauvre fille, mais je sens que tu te trompes. Ta place est devant une table, dans une chambre nue. Tes yeux sont ton imagination et le monde est dans ta cervelle. Je t’ai observé quand tu te mets devant ces barreaux. Tu ne vois rien de ce qui se passe sur la place parce que tu es ailleurs. Bientôt tu ne tardes pas, malgré toi, à voir vraiment circuler ces voitures et ces piétons. Ton regard est accroché malgré toi par une démarche, une couleur ou une maison ; et alors tu redescends sur terre et tu deviens l’homme commun qui ne voit que ce que ses yeux rencontrent ; et c’est pour cela que le monde te fait si peur : parce que tu as du mal à le voir aussitôt et à chaque instant. Tu t’y cognes comme un aveugle, comme un albinos en plein jour. Que descende seulement la nuit, et que le silence s’appesantisse sur toutes choses, alors tu y vois clair ; et tu vois bien plus de choses que les yeux d’un autre homme peuvent en imaginer. Tu es aveugle et tu es voyant. Le soir, quand tu viens ma chambre et que tu caresses me cheveux, je vois bien que pour tes doigts ils ne sont pas seulement des cheveux ; et, tandis que tes mains me touchent et m’exaspèrent, je sens confusément, mais sans nul doute possible, qu’elles saisissent bien plus que mon pauvre corps. Parfois, j’en suis un peu jalouse ; sottement, car ce sont ces grands yeux que j’aime. Je ne suis pas une femme pour ces grands yeux, ni ta femme, ni plusieurs femmes, je suis… et c’est alors que je ne me sens plus petite du tout, mais au contraire… je suis le monde entier se donnant à un grand poète (Une pause).- Tu vas sortir et tu vas lutter, oui, sur un champ de bataille ; mais tu ne verras rien, si ce n’est quelques bribes de tout petits combats. Tu ne souffriras même pas quand la peur t’aura quitté. Tu donneras quelques coups et tu recevras quelques coups. Tu feras quelques pas en avant, en arrière, comme un aveugle ridicule et stupidement fier. Tu seras un petit fétu de paille de plus, un petit pion de plus sur la table d’échecs. Les villes que tu traverseras, tu ne les connaîtras que lentement, rue par rue, et la dernière de ces rues que tu auras parcourues tu en feras la ville entière dans tes souvenirs. Tu verras des hommes et des foules et tu passeras sans les voir et sans les comprendre ; et quand, le soir, fatigué de tes courses incertaines et vaines, tu te pencheras, sans même le vouloir, sur ta feuille blanche : ce sera pour faire la commère et pour y transcrire des propos de concierge ; et la fille au flanc de laquelle tu dormiras, ne comprenant pas ce que tes mains veulent dire, et ce que tes yeux verront dans ses cheveux, tu seras bien forcé de n’y voir que des cheveux et des formes humaines. Même l’amour te dégoûtera…

(Arnaud la prend dans ses bras puis sort précipitamment).

ISABELLE.- Arnaud ! Arnaud ! Je t’aime ! (Elle semble désemparée et lasse. Elle va et vient dans la chambre, puis s’approche d’un lit sur lequel elle s’assoit. Faiblement).- Arnaud (Elle se jette brusquement sur le lit et pleure).

(Entre La Cloche).

LA CLOCHE.- Quel petit crétin ! Il n’était pas bien ici ? Quel besoin d’aller leur donner un sujet de pitié et de moquerie… (Il aperçoit Isabelle).- Aïe ! La petite ! (Bas).- Elle doit être dans tous ses états… Quel cœur dur ! Je n’aurais jamais pu laisser derrière moi un petit bijou pareil. Il ne s’est pas contenté de nous l’avoir volée, il la fait pleurer par-dessus le marché (Il s’approche du lit où est effondrée Isabelle).- Isabelle, c’est moi, c’est ce poivrot de La Cloche. Ne pleurez pas, Isabelle. Il va revenir, vous le savez comme moi.

ISABELLE (à travers ses larmes).- Je n’en suis pas certaine.

LA CLOCHE (très embarrassé).- Voyons ! Voyons ! Ne pleurez pas. Je vous dis, moi, qu’il va revenir… Voulez-vous un verre d’eau ? Je n’ose vous proposer du vin… À moins qu’un petit coup de Cognac… Ah ! Mince ! Je n’en ai plus ! (Stupéfait).- Comment, je n’en ai plus ? Ce n’est pas possible !... Allons ! Isabelle, il faut cesser de pleurer, vous allez vous rendre malade. Nous ne voulons pas d’une autre infirmière ici, vous savez… Quand je pense à celle d’en face, j’ai froid dans le dos. Elle est laide comme l’agonie. Quand je pense que La Jatte en était amoureux… Vous ne croyez quand même pas qu’il va cesser de composer des vers ? Quand il aura fait l’imbécile trois mois dans un bureau, il finira bien par rendre poétiques ses buvards et il se fera renvoyer.

ISABELLE.- Il avait l’air tellement décidé. Il souffre tellement !

LA CLOCHE.- Mais ce n’est pas une raison… D’ailleurs, il m’énerve ! Il ne mérite pas que vous vous fassiez des rides ; mais qu’avez-vous fait au Bon Dieu pour tomber amoureuse d’un poète ? Vous avez eu de tout ici : des manchots, des boiteux, des débiles mentaux, des saoulards, des artistes, des Napoléon, des demoiselles, des hérétiques, des hypocondriaques, des psychasthéniques, tous gens à dorloter et à aimer, et vous avec attendu ce fichu poète pour aimer ! Quel malheur ! Si vous étiez ma fille, vous m’entendriez !

ISABELLE (se rasseyant avec un pâle sourire).- Ce n’est pas de ma faute. Il est si bon, si doux, si intelligent.

LA CLOCHE.- Parlons en ! (Il lui caresse les cheveux).- Moi qui croyais autrefois que vous étiez amoureuse du Docteur.

ISABELLE.- Je l’aime bien aussi, Le Docteur. Il est si amusant quand il cesse de consulter.

LA CLOCHE.- Parlez pour vous ! Avec moi il est toujours en colère.

ISABELLE.- Il n’est pas méchant. Il est plus près de vous que du reste du monde, croyez-moi. Il passe sa vie ici depuis des années. Vous êtes un peu comme ses frères.

LA CLOCHE (lui caressant toujours les cheveux).- C’est drôle. Vos cheveux ressemblent à des plantes marines dont je ne retrouve pas le nom (Une pause).- Combien je la regrette, la mer. Quand j’étais petit, je rêvais d’y être enseveli après un terrible naufrage (Une pause).- Le ciel s’est obscurci. Il va faire de l’orage. Les enfants sortent de l’école. Ces petits vont être mouillés.

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ACTE IV

(Entrent Le Mondain et La Cloche).

LE MONDAIN.- Leur café au bromure a le don de me rester sur l’estomac.

LA CLOCHE .- Je me demande comment tu peux faire pour le boire.

LE MONDAIN.- Il faut bien s’occuper un peu. À propos, que vas-t-on faire de notre après-midi ? Ils dorment tous dans cette maudite baraque ; et Le Fou, que fait-il ? Il nous aurait amusés un peu, peut-être.

LA CLOCHE.- Il dort à côté, chez ses nouveaux amis.

LE MONDAIN.- Pourquoi ne dort il pas ici ? C’est nouveau, ça !

LA CLOCHE.- Ce Monsieur prétend que notre bavardage incessant l’empêche de faire sa sieste. En réalité, il commerce en ce moment beaucoup avec un individu d’à côté, en espérant sans doute trouver enfin son carburateur.

LE MONDAIN.- Cela ne nous dit pas ce que nous allons faire.

LA CLOCHE.- Jouons aux cartes.

LE MONDAIN.- Tu trouves que je ne suis pas assez ruiné déjà comme cela ? La semaine dernière tu m’as pris mon château et deux fermes magnifiques.

LA CLOCHE.- Plains-toi ! Tu as encore une quinzaine de bonnes terres sans compter ta propriété au bord de la mer.

LE MONDAIN.- Je n’y pensais plus à cette propriété. Je l’avais oubliée, celle-là.

LA CLOCHE.- Jouons- la.

LE MONDAIN.- Si tu veux.

LA CLOCHE (allant chercher des cartes).- Y compris le terrain de chasse ?

LE MONDAIN.- Ah ! Non ! Je ne veux pas ruine !

LA CLOCHE.- Ce que tu peux être bourgeois ! Qu’est-ce que cela serait si toutes ces choses t’appartenaient encore ? Si ce n’étaient pas des fantômes de propriétés ?

LE MONDAIN.- Je te défends de parler de mes propriétés ainsi. Ce ne sont pas des fantômes, ce sont des biens qui m’appartiennent. On me les a empruntées, certes, mais ce sont mes propriétés et, quand je les joue, je suis sérieux. Que dirais-tu si je mettais en doute tes titres de noblesse ?

LA CLOCHE.- Je dirais que tu te fatigues pour rien. Ma noblesse, elle est là (il montre sa tête).- On peut bien s’obstiner à me nommer Boisdèche, je ne puis être que Monsieur de Boisdèche, tandis que tes propriétés, on te les a bel et bien confisquées. Tu n’es plus propriétaire puisque tu ne les as plus.

LE MONDAIN.- Et que fais-tu des manières que mes richesses ont pu me procurer ? Oublies-tu qu’on m’appelle ici Le Mondain ?

LA CLOCHE.- On te nomme Le Mondain comme on me nomme La Cloche et cela parce que tu te faisais respecter du monde pendant que j’inspectais les ponts.

LE MONDAIN.- Ce que tu peux être anachronique, parfois. Tiens ! Faisons plutôt la partie. On verra bien si tu sauras montrer tes rois.

LA CLOCHE.- Où nous installerons-nous ?

LE MONDAIN.- Où tu voudras. Sur la table, sur un lit…

LA CLOCHE.- Mettons-nous plutôt par terre.

LE MONDAIN.- Par terre ?

LA CLOCHE.- Oui, j’aime assez manier les cartes à ras du sol.

LE MONDAIN.- Comme tu voudras (ils s’installent à même le sol, sur le devant de la scène).- On voit bien que tu es habitué à battre les cartes sur le pavé.

LA CLOCHE.- Imagine que nous sommes des princes arabes.

LE MONDAIN.- Je ne vois pas de tapis persan. Il n’y a même pas de tapis du tout et il fait froid.

LA CLOCHE (haussant les épaules).- Comment ? Tu es capable d’imaginer que tu possèdes des coffres remplis de papier-monnaie, des champs et des labours gigantesques, des usines géantes et des mondanités, et tu n’es pas en mesure de faire semblant d’avoir un tapis sous tes fesses ?

LE MONDAIN.- Eh bien ! Jouons-le, ce tapis, puisque tu l’imagines si bien.

LA CLOCHE.- Soit. Jouons le tapis.

LE MONDAIN.- Mais il faudrait d’abord décider à qui il appartient.

LA CLOCHE.- Disons qu’il appartient à la communauté.

LE MONDAIN (montrant la salle).- À eux ?

LA CLOCHE.- Pourquoi pas ?

LE MONDAIN.- Mais nous ne pouvons pas jouer quelque chose qui ne nous appartient pas !

LA CLOCHE.- Y a-t-il seulement quelque chose qui nous appartienne ?

LE MONDAIN.- Et si tu misais deux ou trois bouteilles du mauvais vin de ce bon Docteur ?

LA CLOCHE.- Tu es impitoyable. Jouer mon vin ! Pourquoi ne me demandes-tu pas aussi de jouer mes entrailles ? (Une pause).- Soit ! Je mise une bouteille de Bordeaux.

LE MONDAIN.- D’une bonne année ?

LA CLOCHE.- Du meilleur millésime. Et toi, que proposes-tu ?

LE MONDAIN (tristement).- Une cartouche de cigarettes.

LA CLOCHE (jetant les cartes).- Tu vois ce que c’est que de manquer d’imagination ! Je n’ai même plus envie de jouer, et toi non plus. Si tu gagnes, tu vas te croire obligé de te souler et tu n’aimes pas ça ; et si je gagne, je vais m’enfumer avec tes cigarettes ; et tu sais bien que je n’aime pas le tabac. Soyons sérieux. Je mise le château et toi ta propriété sur la côte.

LE MONDAIN.- Tu as raison. Adjugé (Ils se mettent à jouer).

LA CLOCHE.- Que faisais-tu au château ?

LE MONDAIN.- Oh ! Je n’y allais pas souvent, hélas ! Deux ou trois fois par an, pour faire faire le ménage. Aussi c’était toujours plein de poussière en déplacement. Je vivais donc pour ainsi dire dans le parc. Ah ! Ce parc ! Quel délice ! Je m’y promenais à longueur de journée. J’y rêvais, j’y méditais. Les heures passaient trop vite. Comme c’était bon de se retrouver dans ces bosquets verts et frais, sans téléphone, sans courrier, sans secrétaire, sans mondanités, sans affectation, sans rien.

LA CLOCHE.- Oh ! Oui ! Je connais cela.

LE MONDAIN.- L’air que je respirais me semblait gonflé de promesses. Le ciel me paraissait bon et infini. Les arbres étaient pour moi comme des amis. Imagine-toi un paradis de liberté et d’aisance, un autre monde…

LA CLOCHE.- Oh ! Oui ! C’est exactement cela.

LE MONDAIN.- Je me sentais alors meilleur. Je respirais l’atmosphère et le temps voluptueusement. J’étais comme enivré de paix et de bonheur.

LA CLOCHE.- Alors là tu dépeins bien. Moi-même je ne sentais plus la nécessité de boire tellement j’étais enivré.

LE MONDAIN.- Tu y étais aussi ? Je ne t’ai jamais rencontré.

LA CLOCHE.- Je ne parle pas du même lieu ; moi c’était quand j’allais à Versailles, en hiver, dans le parc.

LE MONDAIN.- Que faisais-tu à Versailles ?

LA CLOCHE.- Comme toi, je me reposais de la ville. Quand on a vécu toute une année sous un pont, tu penses bien qu’on éprouve le besoin de changer d’air.

LE MONDAIN.- Bien sûr… C’est à toi de jouer.

LA CLOCHE.- Ah ! C’était le bon temps !

LE MONDAIN.- Eh oui ! Maintenant nous n’avons plus de saisons.

LA CLOCHE.- Et moi je n’ai plus d’atout.

LE MONDAIN.- Je vais donc de nouveau posséder le château. Ah ! Ah !

LA CLOCHE.- Je crains beaucoup qu’ils n’aient fait de ton parc un champ de haricots.

LE MONDAIN.- Tu crois ?

LA CLOCHE.- Sûrement s’ils ont fait du château une colonie de vacances.

LE MONDAIN.- Les barbares !

LA CLOCHE.- Et voilà ! Je n’ai plus de château. Quel soulagement !

LE MONDAIN. C’est plutôt un soupir de dépit.

LA CLOCHE.- Que non ! Ton château sentait trop le XIXème siècle.

LE MONDAIN.- Il est pourtant du siècle des lumières.

LA CLOCHE.- Des veilleuses, veux-tu dire. Je ne connais qu’un siècle des lumières, c’est celui de Louis XIV.

LE MONDAIN.- Veilleuses ou pas veilleuses, soleil ou pas soleil, mon château est un beau château. Ah ! Ce parc !...

LA CLOCHE.- Voilà que tu repars dans tes rêveries poétiques.

LE MONDAIN.- Si Arnaud était là, il les apprécierait.

LA CLOCHE.- Oui, mais il n’est pas là ; et depuis deux mois que ce mauvais bougre est parti, pas la moindre petite lettre, pas un mot ; silence complet. Cette pauvre Isabelle en est malade.

LE MONDAIN.- Il a peut-être des ennuis.

LA CLOCHE.- Il a sûrement des ennuis. Il y a des moments où je me demande s’il n’est pas en train de se suicider.

LE MONDAIN.- Penses-tu ! Il est certainement en train de couler des jours heureux dans les bras de ma dernière maîtresse. Ce n’est que justice : elle peut bien entretenir un de mes amis… Je l’ai assez entretenue elle-même.

LA CLOCHE.- Elle était si belle ?

LE MONDAIN.- Je ne m’en souviens plus ; mais elle devait l’être à coup sûr : j’avais de l’argent et assez de goût.

LA CLOCHE.- Aussi belle qu’Isabelle ?

LE MONDAIN (ironique).- Aussi belle qu’Isabelle !... On voit bien que tu en es amoureux.

LA CLOCHE.- Je te défends de dire cela.

(Entre le Jeune Homme. Il est grand, athlétique, a les cheveux coupés très courts et un air extrêmement triste qui contraste avec sa vigueur et son visage borné et stupide).

LE MONDAIN.- Qu’est-ce que c’est que ça ?

LE JEUNE HOMME.- Bonjour les gars. C’est bien ici la chambre vingt-trois ?

LA CLOCHE.- Que lui veux-tu à la chambre vingt-trois ?

LE JEUNE HOMME.- Eh bien !... C’est-à-dire que c’est là que je dois me mettre.

LE MONDAIN (bas, à La Cloche).- Dieu me pardonne mais j’ai idée que ce demeuré va être notre compagnon.

LA CLOCHE (bas, au Mondain).- N’attire pas le malheur. (Haut, au Jeune Homme).- Oui, c’est ici. Tu es un nouveau pensionnaire ?

LE JEUNE HOMME.- Comme tu dis. (Il pose sa valise).- Où est mon lit ?

LE MONDAIN.- Où tu voudras. Il y en a trois de libres.

LA CLOCHE (se levant).- Attends ! Nous allons t’aider à choisir. (Il le prend par le bras et l’emmène vers le lit précédemment occupé par l’Ingénieur).- Celui-ci est très bien. Le sommier est un peu dur, mais je pense que ta corpulence en aura raison. Veux-tu l’essayer ?

LE JEUNE HOMME.- Volontiers (il s’étend sur le lit).- C’est parfait. Il n’est pas si dur que ça.

LA CLOCHE.- À la réflexion, il me paraît un peu court. Je crois que les autres sont un tout petit peu plus longs ; et tu es tellement long toi-même…

LE MONDAIN (à La Cloche).- Mais tu sais bien qu’ils sont tous de la même taille.

LA CLOCHE (lançant des coups d’œil au Mondain).- Que non ! Que non ! Celui-ci a au moins six centimètres de moins. Je l’ai mesuré exactement avec Le Fou au temps où il voulait en faire une voiture de course.

LE JEUNE HOMME (se dressant brusquement).- Que racontez-vous là les gars ? Une voiture de course ? Un fou ? Où suis-je ici ? On m’avait dit que je ne serais pas chez les fous !

LE MONDAIN.- Mais tu n’es pas chez les fous. Personne n’est fou ici, sauf Le Fou.

LA CLOCHE.- Il n’y en a qu’un ; et rassure-toi : sa folie n’est ni violente ni communicative ; mais, pour en revenir au lit, je crois que tu seras nettement mieux sur l’autre, là-bas (il lance encore force coups d’œil au Mondain qui paraît cette fois comprendre).

LE MONDAIN (à La Cloche).- Oui, tu as sans doute raison. Il sera sûrement mieux là-bas. (Au Jeune Homme).- Viens donc essayer. (Ils le prennent chacun sous un bras et l’entraînent vers le lit de La Jatte).- Essaye donc celui-là.

LE JEUNE HOMME (s’étendant).- Ma foi ! Je ne vois pas de différence. Il est peut-être un peu plus souple. Il est vrai que c’est important pour la décontraction. Vous comprenez… Je suis sportif…

LE MONDAIN.- Nous le savons.

LE JEUNE HOMME.- Vous me reconnaissez donc ?

LA CLOCHE.- Pas tout à fait, mais nous voyons bien que tu es un sportif.

LE JEUNE HOMME (déçu).- Je croyais que vous m’aviez reconnu. C’est que j’ai quand même fait deuxième au dernier championnat d’Europe.

LA CLOCHE.- Cela se voit aussi.

LE JEUNE HOMME (stupéfait).- Ah ?

LE MONDAIN.- Bien sûr ! Si tu avais… fait premier, tu ne serais certainement pas ici. Dans ce genre d’activité, les premiers se crèvent physiquement mais n’ont pas de défaillance psychique. À propos, pourquoi es-tu ici ? Dépression nerveuse ? Inadaptation socio-professionnelle ? Ou simplement rhumatisme dans les jambes ? Car tu te sers sûrement de tes jambes dans tes championnats ?

LE JEUNE HOMME.- Décidément vous êtes des sorciers. Je suis effectivement coureur à pied. Je cours sur mille cinq cents mètres, trois mille mètres et cinq mille mètres ; mais par principe je préfère le mille cinq cents.

LE MONDAIN.- C’est moins fatigant.

LE JEUNE HOMME.- Oh ! Ce n’est pas à cause de la fatigue. Un grand sportif ne doit pas craindre la fatigue ; mais cinq mille mètres, vous comprenez, c’est long ; et on finit par s’ennuyer. On finit même par réfléchir. On pense même ! Et c’est pas bon.

LA CLOCHE.- Surtout quand tu penses à un bon fauteuil et à de bonnes pantoufles bien chaudes.

LE JEUNE HOMME.- Ne plaisantez pas. C’est sérieux ce que je vous dis. Sur cinq mille mètres on finit par penser à un tas de choses tout en courant ; et alors, n’est-ce-pas, on remet tout en question, même le sport, et ça donne des complexes. Si je m’étais contenté de courir sur mille cinq cents mètres je ne serais peut-être pas ici.

LE MONDAIN.- Et pourquoi au juste es-tu ici, sauf indiscrétion ?

LA CLOCHE.- Oui, pourquoi, au juste ?

LE JEUNE HOMME.- Ce n’est pas un secret. Tous les journaux en parlent depuis deux jours. J’ai même été interviewé hier, juste avant de venir ici, par un étudiant en Lettres qui avait l’intention d’écrire un bouquin sur mon cas.

LA CLOCHE.- Un gros ?

LE JEUNE HOMME.- Je ne sais pas.

LE MONDAIN (à La Cloche).- Tu sais bien qu’on n’écrit plus de petits livres depuis longtemps.

LA CLOCHE (au Mondain).- Je n’ai pas dit un grand, j’ai dit un gros.

LE MONDAIN (au Jeune Homme).- Et alors ?

LE JEUNE HOMME.- Eh bien ! Voilà ! Je n’arrive jamais premier. Quand je suis au mieux de ma forme, quand j’éclate, comme on dit, je fais deuxième. Vous comprenez ? C’est comme si, pour moi, une course c’était d’arriver deuxième. Quand j’attaque la ligne droite, je me dis bien que ce qu’il faut, c’est arriver premier, mais il n’y a pas moyen… Je m’arrange toujours pour arriver le deuxième ; et comme une fois sur deux celui qui me précède m’est inférieur en valeur absolue, comme on dit, vous pensez que les organisateurs, les entraîneurs et le public ont fini par être furieux contre moi ; mais moi, je n’y peux rien. Je sais bien qu’il faut arriver premier, je sais bien que j’ai les capacités pour arriver premier, mais je n’y peux rien (Il a les larmes dans la voix).- Je dois avoir en moi quelque chose qui veut me détruire à mon insu quand j’attaque la dernière ligne droite.

LE MONDAIN (à La Cloche).- Navrant !

LA CLOCHE (au Mondain).- Plus que navrant, désespérant !

LE MONDAIN.- Arnaud en aurait perdu l’usage de la parole pendant des semaines.

LA CLOCHE.- Tu veux dire qu’il se serait évanoui sur le champ, oui.

LE JEUNE HOMME.- Quel est donc cet Arnaud dont vous parlez et qui paraît si bon, si compatissant ?

LE MONDAIN.- C’est notre meilleur ami.

LE JEUNE HOMME.- Que fait-il ?

LE MONDAIN.- Oh ! Pas mal de choses… C’est un polyvalent. Il est schizophrène, psychasthénique, paranoïaque, mégalomane… Et que sais-je encore !

LA CLOCHE.- Tu as oublié de dire qu’il est métaphysicien.

LE JEUNE HOMME (admiratif).- C’est un grand savant ! Vous en avez de la chance d’avoir pour ami un si grand savant. Peut-être pourrait-il me dire, lui, pourquoi je n’arrive pas à m’épanouir, comme ils disent ; car le docteur qui vient de m’interroger n’a pas l’air d’être très fameux. Il m’a demandé de faire dix fois le tour de son bureau pour voir comment je courais.

LE MONDAIN.- Et qu’a-t-il dit ?

LE JEUNE HOMME.- Il a osé prétendre que je prends mal mes virages.

LA CLOCHE.- Ne fais donc pas attention. Le Docteur est un grand jaloux. Au demeurant, c’est un excellent homme ; mais fichu caractère. Ce qui le sauve du commun, c’est sa cave. Il a une de ces caves ! À notre époque, n’est-ce pas, c’est plutôt rare. Ce n’est pas lui qui boira de sitôt du vin en poudre.

(Entre Isabelle)

ISABELLE.- Bonsoir les enfants.

LE MONDAIN.- Bonsoir grand-mère.

LA CLOCHE.- Bonsoir Isabelle.

ISABELLE (au Jeune Homme).- Voudriez-vous me suivre, Monsieur ? Ce n’est pas là votre chambrée. Le service des entrées s’est trompé.

LE JEUNE HOMME.- Oh ! Quel ennui ! J’avais déjà de si bons amis.

ISABELLE.- Je suis désolée.

LA CLOCHE.- Allons ! Va, mon vieux ; et ne t’en fais pas pour tes virages.

LE MONDAIN.- Je suis certain que tu n’en auras pas pour longtemps dans la maison.

LE JEUNE HOMME.- Vous le croyez vraiment ?

LA CLOCHE.- Nous en sommes sûrs. Nous avons l’habitude.

ISABELLE.- Allons ! Dépêchons-nous !

LE JEUNE HOMME.- À tout à l’heure, au réfectoire.

LE MONDAIN.- C’est cela.

LA CLOCHE.- Désespérément navrant.

(Isabelle et le Jeune Homme sortent. Entre Le Fou).

LE FOU.- Messieurs, bonsoir (Il se frotte les mains).- Ma fusée est pratiquement prête. Dans quelques instants, si les conditions météorologiques demeurent favorables, nous commencerons le compte à rebours.

LA CLOCHE.- Et si elle ne marchait pas, ta fusée ?

LE FOU.- Je dirais qu’il y a sabotage et je connaîtrais le coupable.

LE MONDAIN.- Comment veux-tu que nous sabotions ta fusée puisque nous sommes pratiquement toujours là et que cette épouvantable machine repose à l’autre bout du parc ?

LE FOU.- Je veille. Cela me suffit. Je veille… (Une pause).- Toujours pas de nouvelles de l’astronaute qui s’est perdu ?

LE MONDAIN.- Non.

LA CLOCHE (tristement).- Je commence à douter de son retour.

LE FOU.- Messieurs, je sais qu’il était de vos amis. Aussi je tiens à vous exprimer toute ma compassion. Pour moi, il demeurera toujours le héros malheureux qui s’est délibérément et généreusement sacrifié à la Science.

LE MONDAIN.- Cela lui ressemble beaucoup, en effet.

LA CLOCHE.- Si seulement aujourd’hui nous avions une petite lettre… (On frappe à la porte).- Le facteur !

LE FOU.- Prenez garde ! Peut-être est-il Martien.

LA CLOCHE (ouvrant la porte et s’effaçant devant La Jatte).- Non, c’est un Saturnien.

LE MONDAIN.- Quelle surprise !

LA JATTE.- Avouez que c’en est une.

LA CLOCHE.- Cela mérite d’être arrosé (il sort une bouteille de dessous son lit et boit).

LA JATTE (attendri).- Je vois que tu n’as pas changé.

LE FOU.- Il faut que tu viennes voir ma fusée. Le lancement aura lieu dans quelques instants.

LA JATTE (au Fou).- Toi aussi tu n’as pas changé.

LE MONDAIN.- Et toi, comment vas-tu ?

LA JATTE.- Oh ! Moi !... Ce n’est pas pareil… Qu’est devenu Le Poète ?

(Entre Isabelle. Elle se précipite sur La Jatte)

ISABELLE.- Roger ! Je viens seulement d’apprendre… (Elle l’embrasse sur les joues).- Roger ! Avez-vous des nouvelles d’Arnaud ?

LA JATTE.- Non, j’en demandais moi-même.

ISABELLE.- Ah ?...

LA CLOCHE.- La Jatte est revenu.

LE MONDAIN.- Et j’ai idée qu’il ne partira plus.

LE FOU.- Pas avant de me dire ce qu’il pense de ma fusée.

LA CLOCHE.- Et L’Ingénieur ? As-tu de ses nouvelles ?

LA JATTE.- Oh ! Ne me parlez pas de L’Ingénieur. Je n’ai jamais autant regretté mes deux jambes que le jour où… Quand je pense qu’il a vécu parmi nous, qu’il a mangé avec nous, dormi avec nous ; sale petit bonhomme.

ISABELLE (à La Jatte).- Avez-vous vu Le Docteur ?

LA JATTE.- Bien sûr.

LE MONDAIN.- Que s’est-il passé avec L’Ingénieur ?

LA JATTE.- Je suis allé le voir trois fois. La première fois il semblait très gêné. La seconde fois il m’a conseillé de vendre des journaux. À ma troisième visite il m’a flanqué la porte au nez. J’ai oublié de vous dire que ce Monsieur est devenu directeur d’usine. Cela ne lui aurait pas plus d’avoir près de lui un directeur de conscience. Il a honte de son séjour ici. Il rougit d’avoir partagé son pain avec un débile mental, un vieux beau dégénéré, un poivrot impénitent, un illuminé fatigué et un cul-terreux agité.

ISABELLE.- Merci pour l’illuminé fatigué.

LE MONDAIN.- Merci pour le vieux beau dégénéré.

LA JATTE.- Je lui ai répondu que le préfixe in avait une vocation négative et que, dans le langage des poètes, ingénieur voulait dire homme de peu de génie. C’est à ce moment-là qu’il m’a fichu à la porte.

LE FOU.- Je l’ai toujours pensé que c’était un faux ingénieur. Il n’a jamais été fichu de me construire un carburateur.

LE MONDAIN.- As-tu raconté cela au Docteur ?

LA JATTE.- Oui ; et savez-vous ce qu’il m’a répondu ?

LA CLOCHE.- Dis toujours.

LA JATTE.- Encore dix énergumènes déprimés comme celui-ci et je troque ma blouse blanche contre votre uniforme et je me fais border par Isabelle.

ISABELLE.- Le Docteur trouve donc que je n’ai pas assez de travail ?

LE FOU (montrant la salle).- Ils nous enferment parce qu’ils prétendent que nous ne sommes pas bien. Il faut leur en donner pour leur argent. Le grand secret du bonheur, avec eux, c’est de pleurer quand ils vous frappent et de rire quand ils vous chatouillent.

LE MONDAIN.- Voilà la bonne philosophie.

LA JATTE. J’ai compris un peu tard mais j’ai fini par comprendre : un cul-de-jatte ne doit pas avoir de jambes.

LE DOCTEUR (à l’interphone).- Mademoiselle Isabelle, voudriez-vous venir, s’il vous plaît ?

ISABELLE.- Tout de suite, Docteur.

LE FOU.- Venez plutôt nous rejoindre ici, Docteur.

(Entre Le Docteur)

LE DOCTEUR.- J’ai un marché à vous proposer.

LA CLOCHE.- Dites toujours, Docteur.

LE DOCTEUR (hésitant).- Et puis non… Il est trop tôt ; et Arnaud n’est pas encore là.

ISABELLE.- Parce qu’il va revenir ?

LE DOCTEUR. Je viens de recevoir sa lettre.

ISABELLE.- Oh ! La Cloche ! Le Mondain ! Approchez-vous de moi (elle chancelle. La Cloche et Le Mondain arrivent juste à temps pour la recueillir dans leurs bras).

LE DOCTEUR. Mettez-la sur le lit d’Arnaud ; doucement, doucement ; avec ménagement. Elle attend un bébé.

(La Cloche et Le Mondain manquent de laisser choir leur fardeau).

LE MONDAIN.- Un bébé ?

LE FOU.- Un bébé ? Quelle bonne surprise !

LA CLOCHE.- Alors là, Docteur, vous en avez de raides.

LA JATTE.- Le Poète revient juste à temps.

LE MONDAIN.- La Cloche ! Passe-moi un coup de ta mixture (il prend le flacon que lui passe La Cloche, le porte à ses lèvres).- Je le lui avais toujours dit que ce n’était pas un tombeau ; la preuve, puisque la vie continue (il boit et jette la bouteille à la russe).

LA CLOCHE (s’adressant à la salle).- Ce petit enfant-là, nous ne l’inscrirons même pas à l’État Civil. Ce sera un peu notre secret.

LE DOCTEUR.- Vous, Le Mondain, allez me chercher de l’eau et ma trousse ; et vous, La Cloche, fermez donc ces fenêtres.

LA JATTE.- Et moi, que pourrais-je faire ?

LE FOU.- Mon compte à rebours !

ISABELLE.- Je me sens mieux ; mais j’ai un peu froid.

LA JATTE (à La Cloche).- Voyons ! Ferme donc ces fenêtres !

LA CLOCHE.- Voilà ! Voilà ! Et je vais même tirer le rideau.

 

(RIDEAU FINAL)