Comédie en trois actes
Personnages
ARTHUR - CANUT Cadet - CANUT l’Aîné - LAURENT, fils de Canut cadet
JEAN-PIERRE, fils de Canut l’aîné - JULETTE, femme de Canut cadet
VÉRONIQUE - CAROLL - LE BORGNE - FUSEAU - LA BONNE
ACTE PREMIER
(Le grand salon de la maison des Canut. C’est le matin)
Scène première
(Laurent, la bonne, puis Jean-Pierre)
LAURENT (lisant une lettre de Véronique et se parlant à lui-même).- Elle m’aime trop, cette petite. Elle va devenir folle et elle n’a pas les moyens de se payer le psychiatre. (Un temps). Et puis elle travaille trop (Un temps). Elle m’aime trop, elle travaille trop, et pour finir elle ne mange pas assez (Il prend un chocolat dans une boîte placée à côté de lui sur un guéridon).
(Entre la bonne).
LA BONNE.- Monsieur, il y a là un monsieur qui veut voir votre père. Je lui ai dit qu’il était en ce moment en voyage, mais il ne veut pas démordre de là et dit qu’il attendra tout le temps qu’il faudra.
LAURENT.- Eh bien ! Qu’il attende ! Il en a au moins pour trois semaines. Mais êtes-vous sûre que ce soit mon père qu’il demande ?
LA BONNE. Oui. Il m’a bien précisé : je veux voir Monsieur Canut cadet.
LAURENT.- Eh bien ! Dites-lui que c’est dommage. S’il avait voulu voir Monsieur Canut l’aîné, il n’aurait eu qu’une semaine à attendre.
LA BONNE.- Je doute de pouvoir le mettre si facilement à la porte (Elle sort).
LAURENT (Écrivant).- Ma petite Véronique chérie, je viendrai te prendre demain soir à ton boulot. Nous irons dans un bon restaurant, puis nous sortirons ensemble. Mes parents voguent en ce moment quelque part au large du Venezuela. Ils en ont bien encore pour trois semaines à voguer et le vague à l’âme me saisit quand je pense à toutes ces minutes de liberté et d’amour passionné que nous perdons. Tout cela à cause de ce sacré boulot. Patience ! ma chérie. L’heure approche où nous serons heureux (Il prend un chocolat). Notre problème est au fond celui de tous les…
(Entre Jean-Pierre. Il a un air défait).
JEAN-PIERRE.- Il y a là un type qui demande à te voir.
LAURENT.- Je sais, je sais. Mais ce n’est pas moi qu’il veut voir. C’est ton père.
JEAN-PIERRE.- Il dit qu’à défaut du père il se contenterait de voir, pour l’instant, le fils. Et puis je m’en fiche, j’ai suffisamment de soucis.
LAURENT.- Moi aussi. Cet imbécile n’a qu’à attendre. Papa ne saurait tarder, il est déjà au Venezuela. Mais… tu as une drôle de mine. Que t’arrive-t-il ?
JEAN-PIERRE.- Il m’arrive, il m’arrive… Il m’arrive que je viens de quitter le borgne. Il ne veut rien savoir. Si, dans dix jours, je n’ai pas la somme exacte, il expédie Caroll à Tanger. Il faut absolument que tu m’aides, Laurent. Je n’ai que dix jours pour trouver ces cent mille francs, et il faut les trouver. Te rends-tu compte, Laurent ? Tanger ! Caroll à Tanger !
LAURENT.- Ce n’est pas tellement loin. Tu en fais un drame ! Et pourquoi n’irais-tu pas vivre à Tanger ? Au lieu de la rencontrer ici, tu la rencontrerais là-bas, c’est tout. Les tarifs ne doivent pas être plus chers à Tanger.
JEAN-PIERRE.- Ne plaisante pas, veux-tu ? Je ne suis pas en état de te donner la répartie.
LAURENT.- Et pourquoi diable es-tu allé tomber amoureux fou d’une fille pareille ? Une prostituée ! Je me demande d’ailleurs comment tu y trouves ton compte. Ces filles-là, en dehors de leur boulot, doivent rêver de faire du tricot. Tu sais bien qu’il n’y a pas comme les chausseurs pour être mal chaussés. Cent mille francs ! C’est une somme. Est-elle vraiment si belle ? Es-tu sûr que le borgne ne te pigeonnes pas ? Je trouve ça étrange, moi, qu’il veuille s’en débarrasser à tout prix.
JEAN-PIERRE.- Il ne veut pas s’en débarrasser à tout prix. Il a une proposition pour Tanger et il veut en profiter. Il est déjà bien gentil de me donner la préférence.
LAURENT (Ironique).- Oh ! Pour ça il est très gentil.
JEAN-PIERRE.- Laurent, aide moi à trouver cet argent. Je te le rembourserai petit à petit. Je travaillerai toute ma vie pour te le rembourser. Tu as du crédit, toi. Tu es le fils d’un homme puissant, riche.
LAURENT.- Mon crédit ne dépasse pas le tien. Je ne suis que le fils de cet homme riche, comme ton père en est le frère.
JEAN-PIERRE.- Si tu crois que les gens confondent… Tiens ! Ce type, qui attend dans le hall, il ne s’est pas trompé. Il a bien précisé : je veux voir Monsieur Canut cadet. Il sait très bien que les Canut sont deux, et que pendant que l’un fait le tour du monde, l’autre, l’aîné, prend ses vacances de salarié à Vichy pour expurger de son foie toute la bile d’une existence amère. Tu en as de la chance d’être le fils du petit.
LAURENT.- Ah ! tu crois ça ! Eh bien ! mon vieux, tu te trompes. Si j’étais le fils de ton père, je n’aurais pas de souci en ce moment. Je lui dirais, à mon père, ou plutôt au tien : papa, j’aime une petite sténodactylo qui s’appelle Véronique, et je voudrais l’épouser. Il me donnerait sa bénédiction, deux ou trois billets de cent francs, et hop ! je serais le mari de Véronique. Tu te plains de ne pas avoir ces cent mille francs, mais sais-tu combien il me manque, à moi ? Ce n’est pas cent mille, ni cinq cent mille, c’est au bas mot cinq ou dix millions. Je dis bien cinq ou dix, car ma mère se contenterait de cinq, mais mon père ne veut pas descendre au-dessous de dix. Et encore faut-il que la fille soit dans le coton. Car avec ces gens-là l’argent doit nécessairement avoir une odeur. Et les filles à coton sont tellement laides qu’on a du mal à penser que les chenilles puissent faire d’aussi beaux papillons. J’ai beau écarquillé les yeux, je ne vois pas que ma Véronique sorte de la soie, de la rayonne, ou du nylon. Elle est bel et bien sténodactylo, qui plus est dans une boîte qui fabrique du fer, et pour finir elle porte des robes en polyester. Alors tu peux te plaindre !
JEAN-PIERRE.- Nous n’en sortirons jamais, toi et moi. (Un temps). Y a-t-il du courrier, à part tes lettres d’amour et mes factures ?
LAURENT.- Non. Ce ne sont que des lettres d’affaires, des imprimés… Ah ! Si ! Il y a une lettre d’Arthur.
JEAN-PIERRE.- D’Arthur ? Que veut-il, celui-là ?
LAURENT.- Je l’ignore. Je ne l’ai même pas lue. C’est d’ailleurs curieux parce qu’elle est adressée à Messieurs Jean-Pierre et Laurent Canut.
JEAN-PIERRE.- Ce n’est pas étonnant. Nos vénérables pères l’ont fichu à la porte la dernière fois et lui ont interdit l’entrée de notre maison. Il ne peut donc que s’adresser à nous. Que dit-il ?
(Entre la bonne).
LA BONNE.- Monsieur Jean-Pierre, on vous appelle au téléphone.
JEAN-PIERRE.- Branchez donc la communication ici.
LA BONNE.- Je vous rappelle que ce récepteur ne marche pas. On doit justement venir le réparer.
JEAN-PIERRE.- Ah ! Je viens (À Laurent). Je tremble à l’idée que ce peut être le borgne.
LAURENT (À Jean-Pierre qui sort).- Ne sois pas si sensible. Au téléphone il ne peut qu’avoir les yeux de tout le monde (À la bonne). Votre bonhomme est toujours là ?
LA BONNE.- Oui Monsieur. Et je conseillerais à Monsieur ou bien de le recevoir, ou bien de le mettre à la porte. Il a un air pas catholique du tout et j’ai un peu peur pour les deux vases de Sèvres du hall.
LAURENT.- Vous croyez qu’il s’amuserait à les subtiliser ? Ils sont énormes !
LA BONNE.- Et justement ! Comme il ne tient quasiment pas en place, il finira bien par les rencontrer sur une de ses nombreuses orbites.
LAURENT.- Vous, vous suivez de près les histoires de cosmonautes.
LA BONNE.- Ben… Il faut bien se tenir au courant… Vous avez vu les exploits de ce Russe ?
LAURENT.- Non, mais vous me faites penser que j’ai subitement envie d’une salade. Si vous vouliez donner des ordres pour qu’on me la prépare… Et puis non, je vais me la faire moi-même.
(Ils sortent).
Scène 2
(Fuseau, puis Caroll)
(Entre Fuseau. C’est l’inventeur illuminé et famélique, distrait et observateur à la fois).
FUSEAU.- Ici j’aurais plus de chances de le rencontrer s’il venait à survenir (Il regarde attentivement autour de lui). J’ai hâte de connaître cet homme. De quel genre peut-il être ? (Il passe sa main sur un meuble). Pas un gramme de poussière. Ces gens-là vivent dans la stérilisation. Bon signe pour mon invention. Ah ! Des livres ! Voyons un peu… « Voyage au centre de la terre », « Cinq semaines en ballon », « Les aventures du capitaine Bidasse »… Il doit y avoir un enfant dans cette maison… « Plaisir et douleur dans l’amour »… Pas si gosse que ça… « Métaphysique du bon caractère »… Diantre ! Que vais-je trouver ensuite ?... « Le coton à travers les âges »… Tout ça pour en arriver là… Heureusement pour moi, ça fait mon affaire (Il s’assoit dans un fauteuil, puis dans un autre, prend des poses avantageuses, se lève, prélève dans une boîte un cigare qu’il allume avec soin, se rassoit). Mon cher ami, bien que la raison me dicte de garder mon sang-froid et de faire la belle dame, je dois vous avouer que votre invention me laisse pantelant d’admiration. Votre fil septique va certainement révolutionner pour des siècles l’industrie textile du monde entier. J’ajoute qu’il a aussi l’avantage d’effacer de nos cités ces affreuses boutiques nauséabondes que sont les laveries, pressings, et autres commerces de ce genre. Il n’y aura plus de linge sale, donc plus de lessive, donc plus de… Et le fil septique permettant ainsi de ne pas se changer, il n’est pas jusqu’aux mœurs qui ne bénéficieront de votre invention. Je pense au strip-tease, cette diablerie de la femme qui disparaîtra grâce à vous de nos institutions et du budget de l’État. En conséquence, j’ai le plaisir de vous proposer une association… disons honnête. Vous me donnez votre invention et je vous assure à vie… mettons… quinze pour cent de mes bénéfices. Êtes-vous satisfait ?
(Entre Caroll)
CAROLL.- Oh ! Excusez-moi ! Vous dictez certainement votre courrier.
FUSEAU, sursautant.- Qui êtes-vous ?
CAROLL.- C’est difficile à dire… C’est-à-dire que je préfèrerais d’abord savoir à qui j’ai affaire avant de… de dire moi-même…
FUSEAU.- Je suis… Je suis… L’inventeur du fil septique.
CAROLL.- Ah ! Enchantée… Ainsi vous êtes… Vous n’êtes pas Laurent, il doit être plus jeune. Vous n’êtes pas Canut cadet, il est, paraît-il, assez gros. Vous n’êtes pas non plus Canut l’aîné. D’ailleurs les deux Canut sont en voyage, et c’est pourquoi je me suis permis de mettre les pieds ici. Jean-Pierre va me gronder, mais tant pis ! Mais alors qui êtes-vous ? Ah ! J’y suis ! Vous êtes peut-être Arthur, le troisième frère Canut, le plus jeune des trois frères, le beatnik, celui dont on évite de parler dans la famille.
FUSEAU, désemparé.- Vous avez deviné, Mademoiselle… Mademoiselle ?...
CAROLL.- Oh ! À vous je peux vous le dire. Vous avez aussi réputation que moi, nous ne pouvons qu’être des alliés tous les deux. Je suis Caroll, la prostituée.
FUSEAU.- Pardon ?
CAROLL.- Caroll, la fiancée de Jean-Pierre. Jean-Pierre ne vous a jamais parlé de moi ?
FUSEAU.- Mais si, mais si. Que suis-je bête ! Je vois, je vois, vous êtes en relation avec « Plaisir et douleur dans l’amour ».
CAROLL.- Je ne comprends pas.
FUSEAU.- Moi je me comprends. Et que puis-je pour vous ?
CAROLL.- Me dire où se trouve Jean-Pierre. Cette maison est si grande, et le personnel me fait si peur.
FUSEAU.- Eh bien ! Jean-Pierre n’est pas ici aujourd’hui. Il est allé… Il est allé acheter quelques livres en ville.
CAROLL.- Lui ? Mais il ne lit jamais.
FUSEAU.- Je sais, je sais. Mais ces livres… c’est pour moi.
CAROLL.- Ah ! Vous êtes un beatnik intellectuel, sans doute.
FUSEAU.- Avant d’être beatnik j’étais clochard, et les vieux papiers me tenaient lieu de guitare. On peut plus facilement changer de nom que d’habitudes.
CAROLL.- C’est ce que me dit Jean-Pierre quand il est en colère. Et en ce moment il ne décolère pas. C’est à cause de ces cent mille francs qu’il n’arrive pas à trouver. Vous êtes au courant, bien sûr…
FUSEAU.- Bien sûr !
CAROLL.- Naturellement vous, vous ne pouvez pas nous aider. Vous n’avez pas le sou et vous êtes au plus mal avec Canut Cadet.
FUSEAU.- Au plus mal ? Comment pourrais-je être au plus mal avec… Oui, naturellement, mais je suis certain que les choses vont s’arranger.
CAROLL.- Vraiment ? Vous me redonnez de l’espoir. Comment les choses pourraient-elles s’arranger ?
FUSEAU.- Grâce au fil septique.
CAROLL.- Qu’est-ce que ce médicament a à faire avec Tanger ?
FUSEAU.- Avec Tanger ? C’est plutôt à moi de vous demander ce que Tanger a à faire avec ma merveilleuse invention.
CAROLL.- Quelle invention ? J’entends la voix de Jean-Pierre. Il est revenu, Dieu soit loué.
(Entrent Laurent et Jean-Pierre. Ils parlent entre eux et de prime abord n’aperçoivent pas Fuseau et Caroll. Fuseau s’esquive rapidement par l’autre porte sans être vu de Caroll ; mais il revient sur ses pas et va se cacher derrière une tenture. Il assistera donc incognito à la scène suivante).
Scène 3
(Caroll, Jean-Pierre, Laurent)
JEAN-PIERRE (À Laurent).- Tu es bien à plaindre en vérité. Ton père te laisse le champ libre pour trois semaines. Le mien va arriver d’un moment à l’autre.
LAURENT (Apercevant Caroll).- Qui est cette jeune personne ? Elle est ravissante.
JEAN-PIERRE (Apercevant Caroll).- Mais c’est Caroll ! (À Caroll). Je t’avais pourtant défendu de mettre les pieds ici. C’est bien le moment ! Mon père écourte son voyage et va arriver d’une heure à l’autre.
CAROLL.- Ne me gronde pas. Je ne fais rien de mal. Je discutais gentiment avec Arthur (Elle se retourne pour le montrer). Tiens ! Il a disparu ! Quel drôle de type !
LAURENT.- Avec Arthur ? Il est ici celui-là ?
JEAN-PIERRE.- Décidément il est pressé. On a à peine le temps de lire ses messages qu’il est déjà chez vous. Où est sa lettre ?
LAURENT (Montrant Caroll).- Tu pourrais peut-être nous présenter.
JEAN-PIERRE (Rapidement).- Laurent, mon cousin. Caroll, ma fiancée. As-tu la lettre d’Arthur ?
LAURENT.- Elle est là, sur le guéridon. Tu me fais penser que je n’ai pas terminé ma lettre à Véronique.
JEAN-PIERRE (Lisant).- … L’heure approche où nous serons heureux… Tiens ! La voilà, ta lettre… Quel optimisme ! Ah ! Voilà celle d’Arthur (Il lit) : Mes chers neveux, j’espère que vous vous portez bien et que vous pouvez donc lire ma lettre avec sérénité et sympathie. Vos pères respectifs, eux, ne doivent pas être dans le même cas puisque, d’après mes renseignements, l’un soigne en ce moment son cerveau cotonneux en faisant le tour du monde, et que l’autre éprouve le besoin d’épancher sa bile dans les eaux vichyssoises. (À Laurent) : On ne peut pas dire qu’il se gêne.
CAROLL.- Cela lui ressemble beaucoup. Vous allez voir qu’il va parler de son invention.
JEAN-PIERRE (Lisant).- Je dois vous avouer que ces voyages lointains me semblent constituer un véritable appel. J’aimerais pouvoir embrasser mes deux chers neveux et boire avec eux quelques coupes en signe d’affection. Je vous supplie de me recevoir. Je me ferai tout petit et vous ne me verrez même pas…
LAURENT.- Ça, pour ne pas le voir, on ne le voit pas…
CAROLL.- Maintenant je comprends son brusque départ.
JEAN-PIERRE.- Enfin, bref ! Il s’est invité. Quel goujat ! Nous n’avions pas assez d’ennuis comme cela. Mon père va lui faire passer un mauvais quart d’heure. Cet imbécile va le mettre dans un état propre à arranger mes affaires. Dis donc, toi, tu as fini de reluquer Caroll ?
LAURENT.- Quelle nervosité ! Il faut bien que nous fassions connaissance.
CAROLL.- Je peux prendre un bain ?
JEAN-PIERRE.- Ah ! Non ! Je te conseille plutôt de déguerpir d’ici au plus vite. N’as-tu pas encore réalisé que mon père va arriver aujourd’hui même peut-être ?
CAROLL.- Qu’il est mauvais aujourd’hui !
LAURENT.- Laisse-la prendre son bain. Nous avons bien quelques heures devant nous, non ? Mettons-nous à la recherche d’Arthur avant qu’il ne soit trop tard.
JEAN-PIERRE.- Oui, tu as raison, il faut trouver Arthur. (À Caroll) Toi, reste là si tu veux mais ne bouge pas.
(Les deux cousins sortent).
CAROLL.- Et puis zut ! Je ne vais pas me gêner ! Après tout cette maison sera peut-être un jour la mienne. Je vais prendre mon bain. S’il n’est pas content, j’irai le prendre à Tanger. (Elle sort).
Scène 4
(Monologue de Fuseau)
FUSEAU.- J’ai intérêt à mettre de l’ordre dans mes idées. Voyons… D’abord il y a trois Canut, primo. Déjà embêtant, ça. Comment vais-je faire pour mettre la main sur le bon ? Enfin… Donc l’aîné est en voyage. Le cadet, celui qui m’intéresse, est aussi en voyage. Le troisième… Où est-il, le troisième ? Ah ! Le troisième, c’est Arthur, la honte de la famille. Et Arthur c’est moi… Mais non ! Moi je suis Fuseau. Fuseau, mon petit, tu es en train de t’embrouiller dans les fils… C’est-à-dire que, pour Caroll, je suis Arthur. Caroll c’est la prostituée… Drôle de famille !... C’est aussi la fiancée de Laurent… Non ! de Jean-Pierre ! Jean-Pierre, c’est-à-dire le fils de… Duquel des Canut est-il le fils ? Voyons ! Jean-Pierre, c’est bien celui que j’ai envoyé chercher des livres ? Oui, c’est ça. Je l’ai envoyé chercher des livres et il n’y a pas de danger qu’il les lise avant moi car il ne lit jamais… Et il cherche cent mille francs en ce moment. Pour quoi faire ?... Ah ! Maintenant ça me revient : c’est son père qui va rentrer d’un moment à l’autre. Mais ce qui m’échappe un peu, c’est cette histoire de Tanger. Tanger, Tanger, Tanger… Cette ville revient sans cesse sur le tapis… Alors là ! Les tapis, on pourra marcher et remarcher dessus. Toujours propres, les tapis, grâce à mon fil septique… Et qui est l’autre, celui qui était avec Jean-Pierre ? Ah ! Oui, c’est Laurent ! Laurent est le cousin de Jean-Pierre, donc le fils de… de… Peste ! ça ne s’éclaircit pas. Et puis je m’en fiche après tout. Celui qui m’intéresse c’est Canut cadet. C’est lui qui possède les usines textiles, c’est lui qui me commanditera. Reste à savoir si c’est lui qui écourte son voyage et qui rentre incessamment. Ce doit être celui qui est allé à Vichy. Vichy ce n’est pas loin, et on s’ennuie tellement à Vichy.
(Entrent Jean-Pierre et Laurent).
Scène 5
(Fuseau, Jean-Pierre, Laurent)
JEAN-PIERRE (Apercevant Fuseau).- Tiens ! Vous êtes encore là, vous ?
LAURENT.- Qui est-ce, celui-là encore ?
JEAN-PIERRE.- C’est le type qui voulait voir ton père.
LAURENT (À Fuseau).- Écoutez, mon ami, mon père est en voyage, on a déjà dû vous le dire. Alors soyez aimable, allez l’attendre où vous voudrez, mais pour l’amour de Dieu, allez-vous en. Nous avons assez de monde et de soucis comme ça dans cette maison.
FUSEAU (À Laurent).- Mais n’est-ce pas votre père qui doit rentrer d’un moment à l’autre ?
LAURENT.- Comment ? Que dites-vous ? Mon père doit rentrer ? Qui vous a dit ça ?
FUSEAU.- Mais c’est… C’est Arthur.
JEAN-PIERRE.- Arthur ? Vous avez vu Arthur ? Vous connaissez Arthur ?
FUSEAU.- Je viens de faire sa connaissance.
LAURENT.- Dites-nous où il est allé se réfugier.
FUSEAU.- Je crois qu’il est allé prendre un bain.
LAURENT.- Lui aussi ? Décidément c’est une piscine ici.
JEAN-PIERRE.- Si jamais je le trouve dans la même eau que Caroll… (Il sort précipitamment).
FUSEAU.- Tout ça c’est à cause de cette histoire de Tanger.
LAURENT.- Tanger ? Que voulez-vous dire ?
FUSEAU.- Alors vous, vous n’avez pas l’air d’être très au courant.
LAURENT.- Et vous, vous me semblez être assez énigmatique. Ne seriez-vous pas un détective privé par hasard ?
FUSEAU.- Oh non ! Vous faites erreur. Je suis Fuseau, l’inventeur du fil septique.
LAURENT.- Du fil quoi ?
FUSEAU.- J’ai bien dit du fil septique. Une incroyable invention. Mon œuvre. La consécration d’années d’efforts et de privations. Grâce à moi, plus de pressings, plus de laveries, plus de tapis malpropres, plus de strip-tease.
LAURENT.- Plus de strip-tease ?
FUSEAU.- Mais oui, Monsieur, mais oui. Et croyez-moi, quand Monsieur Canut cadet m’aura vu, je serai un homme riche. Et vous pouvez dire à votre ami… enfin, à votre cousin, veux-je dire, qu’il pourra compter sur moi. L’histoire des cent mille francs, j’en fais mon affaire.
LAURENT.- Par exemple ! Décidément vous connaissez pas mal de choses. Allons ! Mettez-vous à table !
FUSEAU.- Vous êtes très aimable, merci.
LAURENT.- Allons ! Dites-moi qui vous paye ! Est-ce mon père ? Je vous préviens, si vous me dites un mot sur Véronique, je vous…
FUSEAU.- Véronique ? Connais pas. Je connais Caroll, mais pas Véronique.
LAURENT.- Ainsi c’est Canut l’aîné qui vous paye ?
FUSEAU.- Je voudrais bien être payé, mais plutôt par Canut cadet. L’aîné, à ce qu’on dit, est plutôt… Enfin, plutôt…
LAURENT.- Écoutez, mon ami, je commence à perdre patience. Ou vous dites ce que vous savez et ce que vous voulez savoir, ou vous décampez.
FUSEAU.- Je préfère m’en aller, Monsieur, car je ne sais pas de quoi ni de qui vous voulez parler. Je ne sais qu’une chose : je suis Arthur… Euh ! Fuseau, et je suis l’inventeur…
LAURENT.- Du fil septique, d’accord. Et après ?
FUSEAU.- C’est tout. Bonjour, Monsieur. Je vais retourner dans le hall pour y attendre votre oncle le bilieux. (Il sort).
LAURENT.- Mon oncle le bilieux ? Ce bonhomme-là est complètement désagrégé. Je ferais bien de téléphoner à la police… Ah ! Où est ma lettre à Véronique ? (Il s’assoit pour écrire et se relit). L’heure approche où nous serons heureux… Notre problème est au fond celui de tous les…
(Entre le borgne, ivre de fureur).
Scène 6
(Laurent, le borgne, puis Fuseau)
LE BORGNE.- Où est Caroll ?
LAURENT.- Qui êtes-vous, Monsieur ?
LE BORGNE (Montrant son bandeau).- Tu sais donc pas lire, p’tite tête ?
LAURENT (Un peu effrayé).- Vous êtes le borgne ?
LE BORGNE.- Oui, et tu vas me dire où est Caroll.
LAURENT.- Dites donc, mon ami, savez-vous à qui vous parlez ? Je vous prie de ne pas me tutoyer, pour commencer. Ensuite sachez que je suis…
LE BORGNE.- Je me fiche pas mal de ton savoir. Tu vas me dire tout de suite où est Caroll, sinon tu ne pourras même plus dire ton nom.
LAURENT.- Elle est présentement dans le bain jusqu’au cou. Et de méchantes langues prétendent même qu’elle s’y trouve en compagnie d’Arthur…
LE BORGNE.- Qui c’est Arthur ?
LAURENT.- Un de mes oncles.
LE BORGNE.- Tu aimes finasser, p’tite tête. Tu as tort. Ta santé va s’en trouver compromise (Il s’avance vers Laurent, menaçant). Et le Jean-Pierre Canut, c’est ton grand-père peut-être ? Où est ce petit voleur ? Va le chercher ! J’ai deux mots à lui dire. Alors comme ça il se permet de m’enlever du matériel sans me le payer ! Je vais lui apprendre à être régulier, moi. Va le chercher immédiatement !
LAURENT (À lui-même).- Mon Dieu ! Mon pauvre cousin… Il va le tuer. Que faire ? (Haut). Veuillez patienter un moment, Monsieur, je vais chercher Arthur. C’est lui qui vous a enlevé Caroll. C’est lui qui doit payer.
LE BORGNE.- Oui, c’est ça, va le chercher, et ne traîne pas en route. Nous allons bien nous amuser.
(Laurent sort. Le borgne se sert à boire sans vergogne, prend un cigare dans la boîte, bouge des chaises, s’installe confortablement. Entrent Laurent et Fuseau).
LAURENT (À Fuseau).- Mon cher, voilà l’homme que vous cherchez (Au borgne). Je vous laisse ensemble (Il sort précipitamment).
LE BORGNE (Sortant négligemment un revolver).- C’est toi Arthur ?
FUSEAU (Épouvanté et stupéfait).- Non, je suis Fuseau… (Faiblement). L’inventeur du fil septique. Mais pour Caroll, je suis Arthur. Pour Caroll seulement.
LE BORGNE.- Ah ! Vous vous êtes donné des noms en code… Petits malins. Toi c’est Arthur. Et elle, comment doit-elle s’appeler dans votre petit manège ?
FUSEAU.- Elle s’appelle Caroll !
LE BORGNE.- Quel nom prend-elle dans vos relations ?
FUSEAU.- Je ne sais pas moi… Véronique.
LE BORGNE.- C’est très romantique. Et au Jean-Pierre Canut, tu lui as refilé combien pour ta chère petite Véronique ?
FUSEAU.- Je ne comprends rien à cette histoire, Monsieur Canut Cadet. Moi je suis Fuseau, et je viens vous voir pour mon fil…
LE BORGNE.- Cesse de faire le crétin ! Combien lui as-tu refilé ? Combien ?
FUSEAU (D’une voix mourante).- Cent mille.
LE BORGNE.- Quelle époque ! Ces bourgeois n’ont même plus la notion du mot bénéfice… Et Caroll, où l’as-tu planquée ?
FUSEAU.- Carolle ?... Elle est dans le bain !
LE BORGNE.- Tandis que toi tu nages à l’aise, ça se voit. Oh oui ! ça se voit (Il crie). Où est-elle ?
FUSEAU.- Je ne sais pas moi… Elle est partie.
LE BORGNE.- Ou ?
FUSEAU.- À Vichy.
(Le borgne se lève, ulcéré. Fuseau tente de s’esquiver. Tous deux tournent autour d’un meuble).
LE BORGNE.- Voleur ! Rends-moi mon matériel !
FUSEAU.- Je vous en prie, laissez-moi, je n’ai rien fait, je ne comprends rien. Je ne suis pas Arthur, je suis Fuseau.
LE BORGNE.- Voleur ! Rends-moi la fille ! (Il rattrape Fuseau et le terrasse).
FUSEAU.- Tanger ! Tanger ! Ils sont partis à Tanger !
LE BORGNE.- Ah ! Tout de même !... Quand sont-ils partis ?
FUSEAU.- À l’instant. Ils sont partis à l’instant.
LE BORGNE.- Voir Tanger et mourir (Il ricane). Véronique !... Non, j’en ai mal au ventre… Ils vont connaître la terre de Tanger de très près, foi du borgne ! (Il sort).
FUSEAU.- Cent mille… Tanger… Jean-Pierre… Caroll dans le bain… (Il crie). Je suis Fuseau ! Je suis Fuseau ! (Faiblement). L’inventeur du tissu septique (Il s’écroule).
(Entre Véronique).
Scène 7
VÉRONIQUE.- Oh ! Cet homme… J’ignore qui est cet homme mais il a l’air plutôt mal en point (Elle s’approche de Fuseau). Et si c’était Monsieur Canut Cadet ?... Non, Laurent me dit toujours que son père est plutôt gros… Et d’ailleurs il n’est pas ici en ce moment… Quelle que soit son identité il faut que je lui vienne en aide. Monsieur ! Monsieur ! Réveillez-vous ! Pour l’amour du Ciel, réveillez-vous !
FUSEAU.- Qu’est-ce que c’est ? Qui me parle ? Bonjour, Madame.
VÉRONIQUE.- Que vous est-il arrivé ? Que pourrais-je faire ? Voulez-vous quelque chose ?
FUSEAU.- Non, je vais mieux, je vous remercie. Un petit malaise… Ce n’est rien.
VÉRONIQUE (Lui servant à boire).- Tenez ! Buvez au moins un peu de… de je ne sais quoi.
FUSEAU.- Non ! Non !... Je vous remercie. Je commence à me méfier… Après ce qui a failli m’arriver je ne saurais trop me méfier… Mais qui êtes-vous, Madame… ou Mademoiselle ?...
VÉRONIQUE.- J’allais vous poser la même question.
FUSEAU.- Ah non ! À vous d’abord ! Je suppose que vous êtes entrée ici après moi. C’est donc à moi de poser des questions. Je n’ai pas envie d’être encore pris pour Arthur ou pour quelqu’un d’autre… Je suis Fuseau. Roger Fuseau.
VÉRONIQUE.- Enchantée de vous connaître malgré les circonstances, Monsieur Fuseau. C’est drôle, vous vous appelez Fuseau, et vous êtes chez les Canut. Vous devez certainement être dans le coton, vous aussi.
FUSEAU.- Pour être dans le coton, je suis dans le coton. Aie ! ma tête… (Il se dresse). Mais vous ne m’avez toujours pas dit votre nom…
VÉRONIQUE.- Mon nom est Véronique.
FUSEAU (Comme effrayé ou fatigué).- Voilà que ça recommence… (En colère). Vous mentez, Mademoiselle. Vous ne pouvez pas être Véronique puisque Véronique est le nom d’emprunt de Caroll… Mais au juste, de qui je tiens ça ?
VÉRONIQUE.- Vous êtes sûr que ça va tout à fait bien ?
FUSEAU.- C’est ce que je suis en train de me demander… Non, ça ne va pas du tout… Écoutez, Mademoiselle… Véronique, je m’appelle Roger Fuseau. Je suis un inventeur. Je suis venu dans cette maison pour proposer mon invention à Monsieur Canut cadet. Je n’arrive pas à mettre la main sur ce monsieur mais par contre je n’ai pas cessé de mettre le pied sur toutes sortes d’embûches. Il se passe en effet dans cette maison des choses éminemment et substantiellement bizarres, et j’ai comme l’impression de vivre un cauchemar. Alors je vous en supplie, si vous voulez vraiment me venir en aide, dites-moi clairement qui vous êtes et ce que vous faites ici. Je pourrais peut-être seulement commencer à y voir clair…
VÉRONIQUE.- Vous êtes singulier… Mais que se passe-t-il de grave ici ? Vous m’effrayez.
FUSEAU.- Je vous raconterai cela après, je vous le promets. Mais pour l’instant, de grâce, faites ce que je vous demande.
VÉRONIQUE.- Bien. Que voulez-vous savoir ? Je vous ai déjà dit que je m’appelle Véronique.
FUSEAU.- Véronique comment ?
VÉRONIQUE.- Véronique Duvernet.
FUSEAU.- Et qui êtes-vous ? Êtes-vous de cette maison ? Sinon qu’êtes-vous venue y faire
VÉRONIQUE.- Cet interrogatoire est étrange et m’effraye de plus en plus. Seriez-vous de la police ? Y aurait-il eu un crime ici ?
FUSEAU.- Il a failli y en avoir un. Et la victime devait être Fuseau, Roger Fuseau, c’est-à-dire moi. Continuez.
VÉRONIQUE.- Mon Dieu ! Maintenant j’ai franchement peur…
FUSEAU.- Répondez à mes questions en tremblant si vous voulez, mais nom de Dieu ! répondez !
VÉRONIQUE.- Je ne suis pas de cette maison et n’en serai probablement jamais. Je suis sténodactylo. Je suis fiancée secrètement à Monsieur Laurent Canut, qui demeure ici. Son père est Monsieur Canut cadet, le célèbre industriel. Je viens ici aujourd’hui pour la première fois, car j’ai quelque chose d’important et d’urgent à dire à mon fiancé. Je viens lui annoncer que je suis sans travail depuis ce matin, mon patron m’ayant mise à la porte. Je me suis permis de venir jusqu’ici, sachant que Messieurs Canut pères ne sont pas là mais tous deux en voyage. C’est tout. Maintenant, je vous en supplie, parlez à votre tour. Dites-moi au moins que Laurent, mon fiancé, n’est pas en danger…
FUSEAU.- Pas que je sache. Mais d’abord dites-moi : je vais vous citer quelques mots et quelques noms, vous me direz si cela vous dit quelque chose. Je commence : Tanger, Arthur, Caroll, matériel, cent mille francs, le borgne, Vichy, Venezuela, prostitution, Laurent…
VÉRONIQUE.- Je ne comprends rien à ce que vous me débitez là…
FUSEAU (Pour lui-même).- Très bien, elle n’est pas dans le coup.
VÉRONIQUE.- Quel coup ?
FUSEAU.- Alors là, Mademoiselle, je vous le demande, car j’aimerais bien connaître la nature exacte de ce coup. Ce que je sais, c’est qu’il tombe à chaque fois sur mes épaules. Ce qui me paraît clair, c’est que ce coup là est louche. Pensez… Tanger, prostituée, cent mille francs, matériel… Et les personnages !... Arthur, une sorte de fantôme… Ce doit être le cerveau de l’organisation. C’est comme dans les films, les cerveaux n’apparaissent qu’à la fin… Ensuite le borgne, que j’ai eu le plaisir de connaître au bout d’un revolver, lequel revolver était pointé sur votre serviteur… Laurent… Connais aussi Laurent… Me paraît pas catholique du tout… C’est lui qui m’a mis dans les pattes le borgne et son revolver…
VÉRONIQUE.- Mais Laurent est mon fiancé !... Je vous interdis…
FUSEAU.- Oh ! Pardon !... Mais les faits sont là. Je sais ce que je dis. Votre Laurent a failli être à l’origine de ma mort…
VÉRONIQUE.- Mon Dieu ! J’ai peur… Où est Laurent ?
FUSEAU (Se grattant la tête).- La dernière fois que je l’ai vu il se dirigeait vers une baignoire…
VÉRONIQUE.- Laurent ! (Elle s’évanouit).
FUSEAU.- Allons ! Bon ! Quelle bêtise ai-je encore dite ? C’est quand même curieux comme les romans policiers peuvent sensibiliser les gens.
(Il tente de ranimer Véronique. Entre Caroll, en peignoir de bain entr’ouvert sur une tenue légère).
Scène 8
(Fuseau, Véronique, Caroll)
CAROLL.- Qui est cette fille ?
FUSEAU.- Véronique.
CAROLL.- Je ne savais pas que Jean-Pierre avait une sœur… Elle est jolie.
FUSEAU.- Ce n’est pas sa sœur, c’est sa fiancée.
CAROLL.- Comment ça sa fiancée ?
FUSEAU.- Du moins c’est ce qu’elle vient de me dire avant de s’évanouir… Véronique ! Véronique !
CAROLL.- Le mufle ! Le sale mufle ! Il était déjà fiancé ! Ce que je puis être gourde alors ! Quand je pense au cinéma qu’il vient de me faire dans la salle de bain… Il s’imaginait que vous et moi…
FUSEAU.- Non, Arthur et vous… Enfin, oui, vous et moi… Véronique !
CAROLL.- Quand je pense que j’ai travaillé gratis avec lui… Même que j’ai dû apprendre la comptabilité pour pouvoir embrouiller le borgne… Le sale petit cochon ! Ça ne se passera pas comme ça ! Je veux ma vengeance ! Je l’aurai ! Venez, Arthur, nous allons le faire pleurer pour de bon… Venez, Arthur, j’ai besoin de me faire masser.
FUSEAU.- Ce n’est pas le moment, je ne suis pas libre. Pour l’instant je suis le médecin. Le masseur viendra après.
CAROLL.- Quoi ? Vous refusez ? Je ne vous plais pas ? (Elle ouvre tout grand son peignoir). Les hommes font la queue le samedi soir pour avoir le droit de pétrir ça pendant dix minutes, et vous, vous refusez ? Petit orgueilleux… C’est bon ! Je m’en vais ! Je trouverai bien un homme dans cette maison (Elle sort).
(Entre Jean-Pierre).
Scène 9
(Fuseau, Véronique, Jean-Pierre, puis la bonne)
JEAN-PIERRE.- Comment ! Vous êtes encore en vie, vous ? (Apercevant Véronique). Qui est cette jeune fille ? Et que lui arrive-t-il ?
FUSEAU.- Pour l’instant je me porte bien. Mais je retiens votre cousin ! Si je n’avais pas eu l’idée de diriger le manchot sur Tanger…
JEAN-PIERRE.- Vous voulez parler du borgne ? Le borgne à Tanger ? Hourra ! Mon vieux, vous êtes un génie… Mais qui est cette fille ?
FUSEAU.- C’est la fiancée de Jean-Pierre.
JEAN-PIERRE.- De Jean-Pierre ? Jean-Pierre c’est moi.
FUSEAU.- Ah bon ?... Alors c’est la fiancée de l’autre… de… de Laurent… Mon Dieu !... Qu’ai-je encore été faire !... L’autre avait l’air furieuse… Tant pis !... Aidez-moi plutôt à la mettre sur le canapé, voulez-vous ?
JEAN-PIERRE.- Ainsi c’est Véronique ? Mon cousin a du goût… Elle est très jolie.
(Entre la bonne).
LA BONNE.- Monsieur Jean-Pierre, on vous appelle au téléphone (Elle sort).
JEAN-PIERRE.- La barbe ! On m’appelle toujours au téléphone quand il ne faut pas… Tenez ! Elle semble se remettre. Veillez sur elle, mon vieux, si je vois son fiancé je vous l’envoie (Il sort).
VÉRONIQUE.- Qui était ce jeune homme ?
FUSEAU.- À partir de maintenant je ne dis plus à personne qui est personne.
VÉRONIQUE.- C’est stupide de ma part ce malaise… Je me sens bien maintenant… Mais au juste, pourquoi ai-je eu ce malaise ?
FUSEAU.- Je préfère ne pas vous le dire, sinon vous allez retomber dans les pommes. Je ne peux quand même pas passer mon temps à réveiller les gens.
(Entre Canut l’aîné).
Scène 10
(Fuseau, Véronique, Canut l’aîné)
CANUT l’aîné.- Décidément il y en a partout. C’est une fête orgiaque ici ! Je viens de surprendre mon neveu dans une salle de bain en tenue d’Adam avec une fille on ne peut plus déshabillée, et vous deux vous avez préféré le grand salon. Il est vrai que vous êtes un peu plus corrects dans votre tenue, mais tout de même ! Et d’abord qui êtes-vous ?
FUSEAU (Montrant Canut l’aîné à Véronique).- Vous connaissez ?
VÉRONIQUE.- Non.
FUSEAU.- Moi non plus (À Canut l’aîné).- Et vous, Monsieur, qui parlez si fort, qui êtes-vous ?
CANUT l’aîné.- Ah ! C’est trop fort ! Se faire demander son identité par de jeunes malappris qui campent dans votre propre… Mais enfin, Monsieur, je suis chez moi ici… ou presque. Je serais curieux de savoir ce que penserait mon frère s’il voyait sa maison bourrée de couples impertinents et dévergondés pendant son absence. Car je suppose qu’il n’est pas rentré, n’est-ce pas ?
VÉRONIQUE.- Nous ignorons de qui vous voulez parler, Monsieur. Monsieur ?...
FUSEAU.- Mais oui, nous ignorons. Nous savons beaucoup de choses, trop de choses, mais alors là vraiment…
CANUT l’aîné.- Nom d’une pipe ! Dites-moi d’abord ce que vous faites ici et qui vous êtes. Et pendant que vous y êtes dites-moi aussi qui est la fille que j’ai surprise dans la salle de bain. Je veux tout savoir ! Et après vous me ferez le plaisir de déguerpir. La fête est finie ! C’est une honte !... Profiter de notre absence pour… Et mon fils ? Où est mon fils ? J’espère qu’il n’a pas participé en quoi que ce soit à vos beuveries et à vos lamentables ébats… Quand mon frère saura ce qu’il en est de son propre fils, il ne sera pas fier, je vous l’assure.
FUSEAU.- Mais dites donc, Monsieur, vous jugez bien sévèrement les gens sans les connaître. Je fais quant à moi appel de vos sévérités, en mon nom et en celui de Mademoiselle ici présente. Nous nous connaissons à peine…
CANUT l’aîné.- C’est du propre !
FUSEAU.- Mais je puis vous certifier que Mademoiselle est une honorable personne. Et si vous cherchez un coupable ici, adressez-vous plutôt à… à… Je ne sais pas, moi… Voyez plutôt Arthur.
CANUT l’aîné.- Arthur ? Vous avez bien dit Arthur ? Le malpropre ! Mon frère et moi lui avions pourtant bien interdit… Arthur ici ? Cela lui ressemble, en effet, d’organiser de telles orgies. Il aura certainement entraîné mon neveu… Car j’espère que mon fils lui aura fait quelque résistance… Où est-il, d’ailleurs, mon fils ?
FUSEAU.- Si vous consentiez à nous dire de qui vous êtes le frère et l’oncle, nous pourrions alors en conclure que vous êtes le père de… de votre fils.
CANUT l’aîné.- Je suis Monsieur Canut.
FUSEAU.- Oh ! Pardon ! Monsieur Canut… Je voulais justement vous voir… Ce qui explique ma présence dans cette maison… Vous êtes Canut Cadet ?
CANUT l’aîné.- Non Monsieur, je suis Canut l’aîné.
FUSEAU.- Ah ! bon…
VÉRONIQUE.- Mais alors, quand vous parlez de votre neveu, vous voulez parler de Laurent Canut ?
CANUT l’aîné.- Et de qui voulez-vous que je parle ? Oui, c’est de Laurent.
VÉRONIQUE.- Je me sens défaillir…
FUSEAU.- Mon Dieu ! ça lui reprend. C’est de votre faute, à vous aussi. Vous ne pouvez pas faire attention à ce que vous dites ? Vous parlez, parlez, et vous dites des bêtises. C’est malin… Maintenant regardez dans quel état vous l’avez mise… Véronique ! Ma petite Véronique !
CANUT l’aîné.- Ah ! C’est trop fort ! Se faire injurier sous son propre toit ! Et par des inconnus encore !... Il faut tirer cette histoire au clair… Elle me semble par trop cousue de fil blanc… Il faut que je trouve Jean-Pierre. Il me donnera bien un semblant d’explication…
(Canut l’aîné va pour sortir lorsque surviennent Laurent et Jean-Pierre, l’un fuyant l’autre).
Scène 11
(Fuseau, Véronique, Canut l’aîné, Laurent, Jean-Pierre)
JEAN-PIERRE.- Tu me payeras ça, Laurent. Tu me le payeras ! Espèce de sale petit…
LAURENT.- Bonjour mon oncle.
CANUT l’aîné (À Jean-Pierre).- Ah ! Te voilà donc, toi ! Je te cherchais justement pour avoir des éclaircissements… Car je suppose qu’avec toi, Laurent, il est superflu d’insister. Après notre rencontre impromptue et plutôt gênante dans la salle de bain, il ne te reste plus qu’à dire mensonge sur mensonge… (À Jean-Pierre). Primo, qui est cette fille avec laquelle ton cousin… Enfin… Tu comprends…
FUSEAU (Montrant Laurent).- C’est sa fiancée.
JEAN-PIERRE.- Comment cela sa fiancée ?
CANUT l’aîné (À Fuseau).- Vous, taisez-vous ! On ne vous a rien demandé.
LAURENT.- C’est un fait que ce monsieur… Fu… Fusil… Fusette…
FUSEAU.- Fuseau. Fu-seau.
LAURENT.- Que ce Monsieur Fuseau a raison. Caroll est ma fiancée. N’est-ce pas, Jean-Pierre ? Réfléchis un peu…
JEAN-PIERRE (Farouchement).- Oui, c’est sa fiancée.
CANUT l’aîné (À Laurent).- Vous appelez ça une fiancée ? Une fille qui se donne…
LAURENT.- Oh ! Mon oncle ! Ne soyez pas si sévère. Nous avons pris un peu d’avance…
CANUT l’aîné (Montrant Véronique).- Et qui est cette jeune et charmante personne ?
LAURENT (Apercevant enfin Véronique).- Mais c’est Véronique ! Que fait-elle ici ?
VÉRONIQUE (À Laurent).- Monsieur, je n’ai pas envie de vous parler.
CANUT l’aîné.- Et qui est Véronique ?
JEAN-PIERRE (À Laurent).- Voyons ! Réfléchis un peu, Laurent. C’est ma fiancée.
CANUT l’aîné (À Jean-Pierre).- Ainsi, toi aussi tu es fiancé ? C’est grave, ça. (À Véronique). À première vue, Mademoiselle, vous me plaisez beaucoup… Oui, vraiment.
VÉRONIQUE.- J’en suis très flattée.
CANUT l’aîné (À Véronique et Jean-Pierre).- Dans un moment nous nous retirerons ensemble tous les trois pour discuter un peu. Mais en attendant… (Il se tourne vers Fuseau). Ah ! Et vous, qui êtes-vous ? (Silence de Fuseau). Allons ! Dites-moi votre nom.
FUSEAU.- Fuseau.
CANUT l’aîné.- Je suis étonné, Jean-Pierre, d’avoir trouvé ta fiancée seule avec un inconnu dans ce salon, et, qui plus est, dans une attitude de familiarité et d’abandon…
JEAN-PIERRE.- J’ignorais que Caroll… Euh !... que Véronique…
LAURENT.- Elle a dû avoir un léger malaise.
FUSEAU (À Canut l’aîné).- Je dois vous préciser, Monsieur, que je suis le frère de Véronique. Il n’y avait donc pas de mal à ce que…
(Tous se regardent, interloqués, sauf Canut l’aîné qui a l’air soulagé et très satisfait).
CANUT l’aîné.- Eh bien ! mes enfants, nous allons déjeuner tous ensemble maintenant que cette affaire est tirée au clair (À Laurent). Mais va donc chercher ta fiancée ! Je comprends bien qu’elle doit avoir un peu honte, mais je lui pardonne. Du moment que vous allez vous marier… D’ailleurs j’ai les idées larges. Je ne suis pas comme mon frère. Lui vous aurait tous mis à la porte sans seulement chercher à comprendre… Je vais donner des ordres à l’office. Pendant ce temps-là, les enfants, prenez donc un petit apéritif (Il sort).
FUSEAU.- Ne me regardez pas comme ça ! Je ne suis pas un criminel !
JEAN-PIERRE (Montrant Fuseau).- Cet imbécile nous a mis dans de beaux draps… (À Laurent). Et toi, espèce de salaud, je te revaudrai ça.
VÉRONIQUE (À Laurent).- Hors d’ici, mufle ! et ne m’approche plus jamais !
(Entre Caroll).
Scène 12
(Fuseau, Véronique, Jean-Pierre, Laurent, Caroll)
CAROLL.- Je viens de rencontrer un drôle de bonhomme. Il me donne du ma nièce gros comme le bras. Il m’a dit qu’il fermait les yeux, qu’il comprenait très bien, etc… etc… Moi je ne comprends rien.
VÉRONIQUE (Se précipitant sur Caroll et lui donnant une gifle).- Et ça, vous le comprenez ?
(Les deux femmes échangent des coups en criant. Jean-Pierre et Laurent tentent de les séparer, mais en viennent eux aussi aux mains. Fuseau sort lentement en marche arrière).
JEAN-PIERRE (Montrant Fuseau).- C’est de sa faute à lui !
(Tous courent derrière Fuseau qui se sauve en criant).
FUSEAU.- Laissez-moi ! Je n’ai rien fait ! Je suis Fuseau ! Je suis Fuseau ! L’inventeur du fil septique !
ACTE II
(La salle à manger de la maison des Canut. C’est le soir)
Scène première
(Véronique, Caroll, Jean-Pierre, Laurent, Fuseau, Canut l’aîné)
CANUT l’aîné.- Mes chers enfants, ce m’est un devoir bien agréable que de lever mon verre à la réussite de ces doubles fiançailles. Le bonheur qui m’étreint la gorge ce soir…
FUSEAU.- Vous avez peut-être un petit os dans la gorge. Le lapin était farci de petits os.
LAURENT.- Silence ! La parole est à mon oncle.
CANUT l’aîné.- Merci Laurent… Le bonheur qui m’étouffe littéralement ce soir est d’abord celui d’un père heureux de voir son fils uni, ou presque, à une jeune fille aussi charmante, aussi gentille et aussi travailleuse que vous, Mademoiselle, ma chère petite Véronique. Vous êtes une brave petite sténodactylo, je suis un vieux comptable, mon fils sera un jour, je l’espère, un excellent chef de service…
JEAN-PIERRE.- Merci papa.
CANUT l’aîné.- Nous allons donc former un foyer uni et prospère. Combien je regrette, mon cher fils, que ta pauvre mère ne soit pas là ce soir pour vous donner comme moi la bénédiction.
CAROLL.- Quand ils auront fini de se tripoter, ces deux-là, ils le diront.
FUSEAU.- Taisez-vous, Mademoiselle Caroll, Monsieur Canut n’a pas fini.
CANUT l’aîné.- Hélas ! Elle est morte il y a bientôt six ans, après un vie toute entière consacrée au labeur et à l’éducation de son fils… Vous eussiez eu, ma chère Véronique, ma chère fille, une belle-mère hors pair. Elle vous eut conduite sagement dans les premiers pas du mariage. Dans cette époque un peu bouleversée par des coutumes et des mœurs modernes, vous eussiez trouvé, grâce à elle, le fil conducteur par lequel on s’achemine à une sorte de synthèse entre la tradition et les exigences du futur.
CAROLL.- Ce qu’il parle bien !... Le borgne, dans de pareilles circonstances, ne savait pas quoi dire. Il restait muet comme une carpe.
LAURENT.- Taisez-vous ! Vous allez tout faire perdre.
CANUT l’aîné.- Mais ce bonheur là se double aussi ce soir de la légitime fierté que j’éprouve en unissant, ou presque, mon cher neveu Laurent à cette jeune et également charmante personne que vous êtes, Mademoiselle Caroll.
CAROLL.- Ma parole ! Mais vous me faites du plat !
CANUT l’aîné (Après avoir passé un plateau à Caroll).- Je dis légitime fierté et ceci pour deux raisons. La première, je dois l’avouer, est assez enfantine…
FUSEAU.- Ah ! C’est donc vous qui lisez « Les aventures du capitaine Bidasse » ?
JEAN-PIERRE.- Vous buvez trop, mon cher Fusette.
FUSEAU.- Fuseau.
CANUT l’aîné.- Silence !... Vous n’ignorez pas que mon frère, Canut cadet, est un homme puissant et unanimement respecté, alors que je ne suis, et je ne m’en porte pas plus mal, qu’un pauvre mais respectable salarié. Or les circonstances, en l’occurrence l’absence de mon frère retenu par un voyage de circumnavigation, les circonstances offrent à mon droit d’aînesse une sorte de compensation… de juste retour des choses… en me mettant à même ce célébrer, de présider les fiançailles de mon neveu. Pour une fois, Canut l’aîné sera Canut l’aîné. Et d’ailleurs je ne vous cache pas, mes chers enfants, que j’assume ainsi une terrible responsabilité. Car je dois vous en prévenir, aussi douloureux que me soit cet aveu, mais d’ailleurs Laurent doit bien s’en douter un peu… je dois vous prévenir que mon frère aura quelque mal à vous pardonner, ma chère Caroll, votre profession actuelle. Si Monsieur Fuseau avait été votre frère, au lieu d’être celui de Véronique, il aurait rétabli favorablement la balance puisqu’il s’occupe activement de recherches dans le domaine textile. Je suis certain que Canut cadet aurait été sensible à cette circonstance. Avec lui, s’occuper de textile, c’est une sorte de coupe fil qui vous ouvre tout droit les chemins de son vaste grand cœur.
LAURENT (À Fuseau).- C’est malin…
CANUT l’aîné.- Je vous ai déjà dit, je crois, que mon caractère différait sensiblement du sien. Et en voici la preuve, puisque l’autre raison qui préside à ma légitime fierté provient justement, ma chère Caroll, de la nature de votre profession, alors qu’elle constituerait plutôt pour mon frère cadet, comme je le viens de le dire, un vice de la chose caché.
CAROLL.- Il a aussi un langage cru quand il s’y met.
CANUT l’aîné.- Eh bien ! sachez, Mademoiselle, que je suis fier de voir mon neveu s’unir, ou presque, à une représentante de cette estimable et pourtant décriée profession.
VÉRONIQUE.- Quelle inconscience…
(Tous son atrocement gênés, le souffle coupé, la fourchette en l’air).
CANUT l’aîné.- Montrer son corps en public est certes le fait d’une dévergondée. Dévoiler ses charmes avec ostentation et fierté n’est pas un signe de bonne moralité. Mais le faire devant une caméra efface tout, et hausse au contraire une femme au plus haut rang. C’est pourquoi, loin de vous blâmer, Caroll, je vous souhaite ardemment de réussir dans la carrière cinématographique que vous avez commencé d’entreprendre.
(Tous se regardent, à la fois stupéfaits et soulagés. Les regards se concentrent sur Fuseau qui se dandine, l’air satisfait de lui-même).
FUSEAU.- Il fallait y songer. Rien n’est impossible à un cerveau capable d’engendrer le fil septique. Qui peut le plus peut le moins.
CAROLL.- J’ai la tête qui tourne.
FUSEAU.- Ce n’est rien. Petite déformation professionnelle. Il faut bien commencer.
CANUT l’aîné (À Fuseau).- Écoutez, mon ami, ce n’est pas gentil. Votre présence à cette table m’honore prodigieusement, mais je vous en prie, cessez de m’interrompre. Ce n’est pas tous les jours qu’un homme a la joie de fiancer son fils et son neveu. Je vous demande encore quelques minutes. Je serai bref, mais de grâce, laissez-moi finir.
(Entrent Canut cadet et Juliette).
Scène 2
(Véronique, Caroll, Jean-Pierre, Laurent, Fuseau, Juliette, Canut l’aîné,
Canut cadet)
LAURENT.- Mon père et ma mère ? Déjà de retour ?
CANUT cadet.- Eh oui ! mon fils. Mais je vois que nous arrivons en plein banquet… Tant mieux ! J’adore les banquets.
JULIETTE.- C’est extraordinaire ! Hier nous étions à Caracas à regarder flâner les requins, et hop ! un coup d’avion et nous voilà.
CANUT l’aîné.- Mais je croyais que vous en aviez encore pour quinze jours…
CANUT cadet.- Et toi ? Que fais-tu ici ? Je te croyais à Vichy…
FUSEAU.- Pardon, Monsieur, vous êtes bien Monsieur Canut cadet ?
CANUT cadet.- C’est moi-même, cher Monsieur. À qui ai-je l’honneur ?
LAURENT.- Je te présente Monsieur Fusette, papa.
CANUT cadet.- Avec un nom pareil, vous êtes au moins dans les draps ?
FUSEAU.- Vous ne sauriez mieux dire… Et Dieu seul sait combien ils sont beaux.
CANUT cadet.- Vraiment ? J’en suis fort aise… Ceux que je fais aussi sont assez beaux… Eh bien ! Juliette, il ne nous reste plus qu’à prendre place… Si vous le permettez… Nous mourons de faim !... Tiens ! Je vais m’asseoir à côté de Mademoiselle… Mademoiselle ?
CAROLL.- Caroll.
JEAN-PIERRE.- Permettez-moi, mon oncle et ma tante, de vous présenter Véronique.
CANUT cadet.- Enchanté, Mademoiselle.
JULIETTE.- Vous avez un prénom très romantique, Véronique.
VÉRONIQUE.- Merci, Madame.
CANUT cadet.- Ainsi, Monsieur Fusette, vous êtes dans le drap ?
FUSEAU.- Fuseau, Monsieur Fuseau. F comme fil, U comme usine, S comme soie, E comme étoffe, A comme arachnéen, U comme… U comme… comme le premier U.
CANUT l’aîné.- Mon cher frère, tu es loin de te douter que nous célébrons ce soir deux grands événements qui se ressemblent comme deux frères.
CANUT cadet.- C’est une image. En réalité nous ne nous ressemblons pas beaucoup tous les deux… et quels sont ces événements jumeaux ?
FUSEAU.- Savez-vous, cher Monsieur Canut cadet, qu’Arthur a écrit ?
CANUT cadet (Sursautant).- Arthur ? Arthur a écrit ? Vous connaissez Arthur ?... Je suis déshonoré.
CANUT l’aîné (À Fuseau).- Vous aviez pourtant promis de ne pas m’interrompre…
FUSEAU.- C’est vous qui le dites.
LAURENT.- Effectivement, mon cher papa, et je rends grâce à Monsieur de nous l’avoir rappelé, Arthur nous a écrit, à Jean-Pierre et à moi, durant votre absence.
JULIETTE.- Ce garçon-là est obstiné. (À son mari). Tu l’avais pourtant mis à la porte, mon chéri…
CANUT cadet.- Si je l’ai mis à la porte !... Je lui ai même botté les fesses à cette occasion…
CANUT l’aîné (À son frère).- Considère l’incident comme clos. Cette mauvaise nouvelle va heureusement être estompée dans ton esprit par l’annonce des deux événements dont je parle.
VÉRONIQUE (À Canut l’aîné).- Vous êtes bien pressé…
CANUT l’aîné (À Véronique).- C’est bien normal…
LAURENT (À Jean-Pierre).- Nous sommes cuits…
JEAN-PIERRE (À Fuseau).- Trouvez quelque chose, mon vieux ! Dépêchez-vous !
FUSEAU (À Jean-Pierre).- Je cherche.
JULIETTE.- J’ai hâte de savoir de quelle sorte d’événements il s’agit.
CAROLL.- Moi aussi.
CANUT l’aîné.- Eh bien ! ma chère Juliette, mon cher frère, je suis heureux de vous apprendre que nos enfants se sont fiancés aujourd’hui…
JULIETTE.- C’est magnifique ! Et je crois deviner qui sont les élues…
CANUT cadet.- Comment ? Mon fils s’est fiancé ? Tu veux rire ? Tu veux t’amuser ? Farceur ! va… Tu veux m’éprouver ?...
LAURENT.- Pas du tout, papa, c’est la vérité.
CANUT cadet.- Mais c’est inconcevable !... Tu ne peux pas t’être fiancé pendant mon absence et sans ma permission…
CANUT l’aîné.- Mais rassure-toi, il a eu la mienne…
CANUT cadet.- Comment cela, la tienne ? Parce que maintenant tu ne te contentes pas de vider mes caisses de Champagne, mais par-dessus le marché tu te permets de fiancer mon fils !... Et à qui l’as-tu fiancé ? J’aimerais bien savoir !
CANUT l’aîné (Montrant Caroll).- À Mademoiselle Caroll, ici présente.
FUSEAU.- Ah non !... Vous faites erreur… Laurent est fiancé à Véronique… ma sœur.
CANUT l’aîné (À Fuseau).- Vous plaisantez ?
JULIETTE.- C’est exaltant ! Ils viennent de se fiancer et ils ne savent pas avec qui… C’est bien plus gai qu’à Caracas, ici, n’est-ce pas mon chéri ?
FUSEAU.- Je ne plaisante pas. Demandez plutôt aux intéressés…
CAROLL.- J’ai de plus en plus la tête qui tourne.
FUSEAU.- Ce n’est rien. C’est le Champagne… Il faut dire, Monsieur, que nous avons bu honorablement… Et Mademoiselle Caroll et Monsieur votre frère, surtout, ont bu… je le crains… plus que de raison.
JULIETTE.- Oh ! mon cher beau-frère, ce n’est pas bien !...
CANUT l’aîné.- Mais cet homme se paye ma tête !... Je n’ai bu tout au plus que deux verres…
CANUT cadet.- Mais enfin quelle comédie êtes-vous en train de jouer ?... Laurent ! Où est ta fiancée ?
LAURENT (Montrant Véronique).- La voici ! C’est Véronique !
CAROLL.- Comment Véronique ?
CANUT l’aîné.- Mais on se moque de moi ! Véronique est fiancée à mon fils !...
JEAN-PIERRE (À son père).- Où as-tu rêvé ça ?
CANUT l’aîné.- Jean-Pierre !... (Dramatiquement). Toi aussi… mon fils…
FUSEAU.- La triste vérité est que Monsieur Canut l’aîné a bu plus qu’il ne fallait.
CANUT cadet.- Cela ne m’étonne pas ! Je le soupçonne depuis longtemps de boire !... Eh bien ! pour une soirée, c’est une soirée ! J’apprends en dix minutes que ce fichu imbécile d’Arthur ose se profiler à l’horizon de ma maison, que mon fils s’est fiancé sans mon consentement, et que mon frère aîné est bel et bien un ivrogne.
CANUT l’aîné.- Mais ce n’est pas vrai ! C’est de la calomnie ! C’est une cabale montée contre moi !
VÉRONIQUE.- Moi j’en ai assez de vos histoires… Quand vous vous mettrez d’accord, vous viendrez me le dire. Je vais aller m’étendre un peu, j’ai la tête farcie. Et de toute façon je ne veux épouser personne.
LAURENT (À Véronique).- Je t’accompagne… (À son père). Ce n’est rien. Elle est un peu lasse…
VÉRONIQUE (À Laurent).- Non, non, Je ne tiens pas à votre compagnie (Elle sort).
LAURENT.- Véronique ! Attends ! Véronique… Voyons ! Véronique… (Il sort).
FUSEAU.- Allons bon ! Il ne manquait plus que ça ! Ils sont brouillés maintenant.
JULIETTE.- Mon cher beau-frère, vous devriez vous étendre un peu, vous avez l’air souffrant.
CANUT cadet.- Oui, c’est cela. Va cuver ton vin, ivrogne !
CANUT l’aîné.- Ce Fuseau est abominable !
FUSEAU.- Je vous en prie !... Ménagez vos paroles…
CAROLL.- Ce qui m’étonne, c’est que je n’ai pas tellement l’impression qu’il ait tellement bu.
CANUT l’aîné.- Merci Mademoiselle.
FUSEAU.- Son étonnement ne m’étonne guère. Elle a bu autant que lui.
JEAN-PIERRE (À Fuseau).- Et moi, est-ce que j’ai bu ?
FUSEAU.- Pour l’instant, non, mais prenez garde.
CANUT cadet.- Je suis harassé de fatigue. Je ne comprends pas grand-chose à tout ceci. Aussi je crois que je vais aller me coucher.
JULIETTE.- Déjà ? Moi je commençais seulement à m’amuser…
JEAN-PIERRE.- Et on ne vous a pas tout dit, mon oncle… Véronique n’a pas le sou.
CANUT cadet.- Comment ? Pas le sou ?
FUSEAU.- Vous exagérez, Jean-Pierre. Pas le sou, pas le sou, c’est naturellement une façon de parler… (À Canut Cadet). Vous comprenez, cher Monsieur, ma sœur débute à peine. Mais elle sera bientôt à même de subvenir convenablement à… Elle sera une grande actrice, j’en suis sûr.
CANUT cadet.- Une actrice ? Cette fois, le coup est trop fort… Je chancelle…
CANUT l’aîné.- Chacun son tour. Tu as sans doute trop bu, je suppose.
CAROLL.- Comment une actrice ? Et moi, qu’est-ce que je deviens ?
FUSEAU.- Vous, retournez à votre machine à écrire et taisez-vous !
CAROLL.- Ma machine à écrire ? Cet homme devient fou… Tout à l’heure il me comparait à Brigitte Bardot et maintenant il fait de moi une petite secrétaire… Une souillon, quoi !
CANUT cadet.- Je ne m’en remettrai pas. Une actrice ! (Il sort, soutenu par sa femme).
CAROLL.- Fuseau, vous allez m’expliquer pourquoi je ne suis plus l’actrice… Je commençais à me faire à mon nouveau métier, moi.
CANUT l’aîné.- Cet homme est fou à lier. Je préfère moi aussi me retirer. Je ne suis pas en état d’en entendre davantage (Il sort).
JEAN-PIERRE.- Fuseau, jetez cartes sur table. Quel rôle jouez-vous ?
FUSEAU.- Si je le savais moi-même… Je joue tous les rôles, sauf celui pour lequel je me suis dérangé… Quand je pense que j’avais à l’instant devant moi, en personne, en chair et en os, le célèbre Monsieur Canut cadet, et que je ne lui ai même pas dit le moindre traître mot de mon fil septique… Vous ne vous rendez donc pas compte que j’assure, malgré moi je dois l’avouer, que j’assure votre avenir ? Grâce à moi votre situation à tous deux est rétablie, ou presque. Et vous me traitez de fou ? Peste soit de l’ingratitude humaine !...
JEAN-PIERRE.- Je vous tire mon chapeau, Fuseau, pour l’histoire de l’actrice de cinéma. Mais pourquoi diable inverser les rôles et dire à mon oncle et à mon père que l’actrice, c’est Véronique ?
FUSEAU.- Je n’en sais rien, moi… Ma langue fourche sans cesse. C’est de la véritable perversité. Je sais ce que je ne dois surtout pas dire, et vlan ! ça m’échappe, et c’est justement ce que je dis… Vous me faites tout dire aussi !... Remarquez que je vous sauve sans cesse la mise, ainsi. Une actrice de cinéma, quand on l’a fait renoncer au cinéma, ça se paye ! Il faudra bien payer le borgne un jour ou l’autre. Et qui possède les moyens de payer le borgne ? Canut cadet ! Il vaut donc mieux que Canut cadet paye Caroll en s’imaginant payer Véronique.
CAROLL.- Mais c’est un génie, ce Fuseau…
FUSEAU.- Pour les affaires des autres, oui, mais pas pour les miennes.
JEAN-PIERRE.- Ne vous tracassez pas, Fuseau, on vous aidera à placer votre fil septique.
CAROLL.- Qu’est-ce que c’est au juste que votre fil septique ?
FUSEAU.- Un fil porteur de microbes qui se nourrissent de la crasse et de la saleté.
CAROLL.- Quelle horreur !
FUSEAU.- Dix ans de travail pour mettre ce fil au point… Le tout, vous comprenez, consistait à fixer les microbes dans le fil. Pas facile. Surtout avec les fils synthétiques… Très intelligents, les microbes… Pas si bêtes que ça, les microbes… (Jean-Pierre et Caroll sortent sans que Fuseau s’en aperçoive). Ils aiment bien se prélasser dans la soie, dans le coton, ou dans la laine. Mais allez les faire habiter dans le nylon, l’acétate ou le polyester… Ils ont plutôt en horreur ces fibres synthétiques, ces fils cadavres, ces isolants de la vie… Remarquez bien qu’en disant cela je ne suis pas payé par les fabricants de soie pour dénigrer les fabricants de rayonne. Non… Mais il faut être juste. Talleyrand avait beau être ce que vous savez dans un bas de soie, il n’aurait pas tenu dans un bas de nylon… Donc le problème consistait essentiellement à fixer les microbes sur fibres synthétiques… (S’apercevant du départ des deux autres). Mais où sont-ils passés ?... Fuseau, mon petit, tu es un incompris. Comme Figaro. (Le téléphone sonne). Entrez, je vous en prie. (Nouvelle sonnerie). Ah ! Ce doit être le téléphone… Où est-il, le téléphone ? Voyons !... Il n’y a qu’à suivre le fil… Je n’avais pas pensé à cette application. Mais comment faire vivre mes microbes dans du caoutchouc ? (Nouvelle sonnerie). Voilà ! Voilà ! On vient ! (Il décroche le récepteur). Allo !... Oui. Allo !... Oui, c’est ici. Qui je suis ? Je suis… Ah ! Puisque vous le dites, je veux bien… Comment ? Vous reconnaissez ma voix ? Cela m’étonne un peu mais je veux bien. Oui, oui, d’accord, c’est Jean-Pierre à l’appareil. Et vous, qui êtes-vous ? Vous devez bien me connaître si vous osez me tutoyer… Ah ! Vous êtes Arthur ? Le vrai Arthur ?... Non, je dis ça parce qu’on ne sait jamais, avec toutes ces contrefaçons et ces quiproquos… Oui, oui, je reconnais ta voix, Arthur. Bien sûr, bien sûr… Comment ? Si tu peux venir ? Mais sûrement, Arthur, la maison est grande ouverte. Il n’y a pas de raison que je m’y trouve moi-même et que toi tu restes dehors… Non, non, rien ne s’oppose à ta venue. Je ne vois pas ce qui pourrait s’opposer à ta venue. Plus on est de fous plus on rit, n’est-ce pas ? C’est donc d’accord, tu n’as qu’à venir. Nous t’attendons… Oui, oui, Laurent est d’accord lui aussi… Oui, oui, tu peux venir sans crainte… Allez, bonsoir Arthur, à demain. Bonsoir. (Il raccroche, se passe la main sur le front, se sert un verre de Champagne et part d’un rire hystérique. S’adressant aux portraits de la salle à manger). Vous connaissez Fuseau ? Eh bien ! vous en avez de la chance. Moi je commence à ne plus me rappeler qui il est ni pourquoi il est ici. (Il sort).
Scène 3
(Canut Cadet, Juliette)
(Entrent Canut cadet et Juliette).
CANUT cadet.- Non, non et non. Moi vivant, mon fils n’épousera jamais une actrice. Je préfèrerais plutôt qu’il épouse une pauvresse, une mendigote, que sais-je, moi… une orpheline !
JULIETTE.- Voyons, mon chéri, ne crie pas si fort, tu vas réveiller toute la maison. Et ne te mets pas dans cet état pour si peu…
CANUT cadet.- Pour si peu ? Pour si peu ? Mais es-tu inconsciente, Juliette, ou fais-tu semblant de l’être ? Nous rentrons de voyage, nous nous sommes absentés à peine trois semaines, trois petites semaines, juste le temps de se reposer un peu après une année entière de labeur, et pendant ce temps-là que fait notre cher rejeton ? Il méprise ce labeur, il le foule aux pieds, il marche dessus, il s’en va promettre le mariage à la première venue, à la première fille qu’il rencontre au coin de la rue, et tu appelles cela si peu ?... Pour commencer il nous a désobéi. Je le lui ai répété trente-six fois qu’il devait préalablement me parler des jeunes filles possibles. Il ne m’en parle pas, il fait ses affaires en douce, et qui est la fille ? Une fille impossible. Une actrice ! Te rends-tu compte, Juliette ? Une actrice !
JULIETTE.- Pour l’instant c’est une actrice, mais du jour au lendemain elle peut fort bien abandonner son métier, et devenir, tout comme moi, une excellente mère de famille…
CANUT cadet.- Je t’en supplie, Juliette, ce n’est pas le moment de mettre l’accent sur tes qualités de mère de famille…
JULIETTE.- D’ailleurs tu es injuste. Quand tu m’as connue, j’étais aussi une artiste. Rappelle-toi, Canut, je chantais. Moi aussi j’ai fait les planches.
CANUT cadet.- Ce n’est pas comparable… Quand je t’ai connue je n’avais pas un sou, et je n’étais pas à la tête de cinq usines de drap, de trois usines de bas, de trois usines de… Et puis d’ailleurs tu n’étais pas une véritable artiste, tu…
JULIETTE.- Comment cela je n’étais pas une véritable artiste ? Je chantais, Canut, et je chantais fort bien.
CANUT cadet.- Oui, dans des soirées de patronage, je te l’accorde… Mais de toute façon le problème n’est pas là. Laurent n’épousera pas cette… cette Véronique. Quand je pense à toutes les filles avec lesquelles il aurait pu prendre la liberté de se fiancer… Il aurait pu se marier dix fois tout en restant dans le coton.
JULIETTE.- Le coton ! Le coton ! Tu ne penses qu’au coton. Il n’y a pas que le coton dans la vie, mon chéri.
CANUT cadet.- Oui, il n’y a pas que le coton, je te l’accorde. Il y a le jute, il y a le lin… Mais rien que dans le coton, les filles à marier pullulent. Il y a les Sevrin, il y a les Bourdon, les Petitpoint, que sais-je, moi… Tiens ! Ne serait-ce que les Crocheton, ils ont cinq filles à marier. Pas une, pas deux, cinq ! Tu entends ? Cinq !
JULIETTE.- Oui, mais il faut bien avouer que toutes ces honorables jeunes filles sont horriblement laides. Et mon Laurent est si beau garçon…
CANUT cadet.- Laides ! Laides ! Est-ce qu’une femme doit être une super-beauté pour être épousée ? Est-ce que tu étais belle, toi ?
JULIETTE.- Oh ! Par exemple !... Canut, tu es méchant et grossier ce soir. Quand je pense… J’ai encore ta voix dans les oreilles. Je te revois encore me disant… C’est simple, tu me trouvais tellement jolie que tu me comparais à la chenille du papillon.
CANUT cadet.- Et qui était le papillon ?
JULIETTE.- On a du mal à le croire en te voyant aujourd’hui si gros, si gras, si imposant… Mais c’était toi.
CANUT cadet (Vexé).- Peu importe. Ce que j’ai perdu en légèreté et en finesse, je l’ai rattrapé en puissance et en assurance.
JULIETTE.- Qu’il était doux le temps où nous étions pauvres.
CANUT cadet.- Oui, mais maintenant nous avons le malheur d’être riches, et je n’ai pas envie de donner mes richesses à une de ces dames de l’écran.
JULIETTE.- Mais tu oublies que le frère de cette petite est dans la partie, lui.
CANUT cadet.- C’est vrai, je l’avais oublié. Mais ça ne change rien à l’affaire. Et puis d’abord ce fait est à vérifier soigneusement. Je ne connais pas de Fuseau sur la place, et ce petit bonhomme me semble d’ailleurs avoir une tête d’intriguant.
JULIETTE.- Ce que tu peux être méfiant !... Moi je le trouve très drôle et effroyablement sympathique. Réfléchis un peu, mon chéri. Si ce monsieur est de la partie, il convaincra facilement sa sœur et la persuadera de quitter son activité artistique, et tout ira pour le mieux. Il n’est pas nécessaire que cette fille trimballe elle-même son coton sur son dos. Si son frère le fait pour elle, je ne vois pas ce qui peut te retenir devant la perspective d’une telle union.
CANUT cadet.- Nous verrons cela demain. Pour l’instant ma décision est prise jusqu’à plus ample information. J’ai d’ailleurs bien d’autres chats à fouetter en ce moment. Si j’ai interrompu de si agréables vacances, ce n’est pas pour perdre mon temps en palabres inutiles. D’ailleurs je me demande bien pourquoi nous ne sommes pas restés sur ce bateau. C’était si agréable…
JULIETTE.- Oui… Enfin… On commençait quand même à s’ennuyer un peu… La mer, la mer, toujours la mer…
CANUT cadet.- Dis aussi que c’était raté tant que tu y es.
JULIETTE.- Je ne dis pas ça, mon chéri. Je dis seulement qu’il ne faut pas regretter d’être rentrés car les meilleures choses doivent avoir une fin. Mais moi, tu vois, je préfèrerais dans le fond que les croisières se fassent en sous-marin. On aurait rien à voir et ils seraient bien obligés de se tracasser un peu pour nous amuser. Enfin !... Nous avons respiré beaucoup d’iode, c’est l’essentiel.
CANUT cadet.- Oui, et il est temps que je me remette à mes affaires. Dès demain j’irai voir le président du syndicat des couturiers. Il est temps que les jupes rallongent. S’ils continuent à les minimiser il ne restera plus qu’à faire de la ficelle… En attendant je vais aller faire un somme (Il baille).
JULIETTE.- J’avais l’intention de faire quelques emplettes demain, mais si tu me dis que les robes vont s’allonger, je préfère attendre.
CANUT cadet (Sortant).- Pour ça tu peux être tranquille. Ou bien ils les descendent, ou je ferme.
JULIETTE.- Ainsi je ne suis pas jolie… C’est quand même pénible de s’entendre dire ça après vingt-deux ans de mariage…
(Entre Canut l’aîné. Il est complètement ivre).
Scène 4
(Juliette, Canut l’aîné)
CANUT l’aîné.- C’est vous, Juliette ? Je suis bien content de vous rencontrer. Nous allons boire un verre ensemble.
JULIETTE.- Mon cher beau-frère, vous êtes ivre. Quelle horreur !
CANUT l’aîné.- Moi ivre ? Pensez-vous ! Ce sont des racontars. Nous allons boire ensemble le verre de l’amitié retrouvée. Et pas d’eau de Vichy surtout ! J’en ai trop bu, j’en suis dégoûté pour le restant de ma vie.
JULIETTE.- Vous feriez mieux d’aller vous coucher, Canut l’aîné. Vous tenez à peine debout. Quelle honte ! (Elle sort).
CANUT l’aîné.- Il faut bien que je boive un peu pour retrouver mes esprits. Voyons !... Véronique, c’est Caroll, et Caroll, c’est Véronique. Véronique est sténodactylo, et Caroll est actrice de cinéma. Donc… puisque Véronique, c’est Caroll, Véronique prend la place de Caroll, Véronique est donc actrice de cinéma. Et comme Caroll, c’est Véronique… Non… Véronique c’est la fiancée de Laurent, puisque Laurent est fiancé à Caroll, et que Caroll, c’est maintenant Véronique… Non !... Tant pis !... Ils doivent me mépriser… Je m’en fiche. Il vaut mieux que je me saoule plutôt que je devienne fou… Arthur, Arthur, on t’a longtemps tenu à l’écart, mais ce soir j’ai l’impression de te comprendre. Tu es plutôt à plaindre qu’à blâmer. Peut-être as-tu voulu comme moi échapper à la folie en t’enfonçant dans la misère. Arthur, tu es mon frère. Je te ressemble ! Je te ressemble !... Tiens ! C’est bien simple, on se ressemble tellement qu’on se confond… Arthur, c’est moi. Toi, tu es Canut l’aîné. Tu es respectable, moi je suis ivre. Pardonne-moi ! Canut l’aîné, pardonne-moi ! Que veux-tu, c’est mon destin d’être Arthur (Il chante d’une voix éraillée en s’en allant). Arthur, c’est moi Arthur, la la la la la la, la la la la la la. Arthur, c’est moi Arthur…
ACTE III
(Le grand salon de la maison des Canut. C’est le soir)
Scène première
(Canut cadet, puis la bonne)
CANUT cadet (Téléphonant).- Comment ?... Mais sûrement, mon cher ami, sûrement, vous avez le feu vert pour la saison prochaine. Je vous demande seulement un renversement de la situation, pas une révolution… Quelques centimètres ? An non ! Pas quelques centimètres. Au moins un pied anglais… Non, pas un pied de poule, un pied anglais. Trente centimètre, quoi !... Écoutez, pour moi comme pour vous le problème est simple, non ? Ne pas persister plus d’une année en quoi que ce soit. Et notez que les femmes peuvent toujours raccourcir leurs vieilles robes. C’est facile. Il n’y a qu’à couper et refaire l’ourlet. Alors je pense que maintenant ça a assez duré. Tout le monde vous en saura gré, mes confrères, les curés, les pays sous-développés, la police, et les femmes elles-mêmes finalement. Il n’y a que les médecins qui vont faire un peu la gueule, mais, entre nous, on s’en fiche, n’est-ce pas ?... Les hommes ? Eh bien ! Les hommes, s’ils veulent voir des cuisses, ils n’ont qu’à se rendre dans les cabarets spécialisés. Alors c’est d’accord comme ça ? Pour un pied ?... Ben, je ne veux pas vous assassiner, mettons un demi-pied. Un demi-pied me suffirait à la limite. Elles ne peuvent pas avoir des ourlets de seize centimètres, quand même !... Bon, d’accord. Le bonjour à votre femme… Merci, je ne manquerai pas… Au revoir (Il raccroche). Ouf ! C’est gagné. Voilà une bonne chose de faite.
(Entre la bonne).
LA BONNE.- Monsieur, il y a là un monsieur qui veut vous voir.
CANUT cadet.- Eh bien ! Qu’il attende… Dites-lui que je suis encore absent.
LA BONNE.- C’est-à-dire que… Si j’étais à la place de Monsieur, je ne le laisserais pas trop moisir dans le hall. Il a un air pas très catholique, et je crains beaucoup pour les vases de Sèvres…
CANUT cadet.- Il est donc si agité ?
LA BONNE.- Non, mais il les lorgne drôlement. Il a l’air de les apprécier.
CANUT cadet.- Eh bien ! S’il essaie d’en prendre un, cassez-lui l’autre sur la tête.
LA BONNE.- Comme Monsieur voudra.
CANUT cadet.- Avez-vous vu Monsieur Fuseau ?
LA BONNE.- Je crois qu’il est là-haut, Monsieur.
CANUT cadet.- Dites-lui que je veux lui parler. Je ne suis plus tellement d’accord pour son fil septique, ça me paraît un peu hasardeux. Ah ! Et mon frère, comment va-t-il ?
LA BONNE.- Pas très bien, Monsieur. Il a toujours de la fièvre et refuse systématiquement le médecin. Il dit qu’il n’est pas malade et qu’il fait seulement la grève, qu’il ne quittera son lit que lorsque Véronique sera redevenue Caroll, et Caroll, Véronique.
CANUT cadet.- Il est plus atteint que je ne le croyais. Ce n’est plus une clinique qu’il lui faut, mais un asile… Et à propos, où sont ces demoiselles ?
LA BONNE.- Mademoiselle Véronique est sortie avec Monsieur Jean-Pierre, et je crois avoir aperçu votre fils dans le jardin en compagnie de Mademoiselle Caroll.
CANUT cadet.- Vous ne croyez pas que vous faites confusion ? Ce n’est pas plutôt l’inverse ?
LA BONNE.- Non Monsieur, c’est bien Jean-Pierre-Véronique, Caroll-Laurent.
CANUT cadet.- Monsieur Laurent. Bien, vous pouvez disposer… Drôles de mœurs. Ils font peut-être mutuellement leur enquête… Bien, je vais faire moi aussi un petit tour dans le jardin. Vous m’y enverrez Monsieur Fuseau.
(Ils sortent).
Scène 2
(Fuseau)
(Entre Fuseau. Il est rayonnant. Il se frotte les mains avec satisfaction, marche de long en large, bref ! donne tous les signes d’une joie fébrile).
FUSEAU.- La gloire et la richesse avancent vers moi à grands pas. J’entends déjà le souffle sauvage des foules admiratives. Je vois les génuflexions et les regards respectueux de plus d’un malotrus. Fuseau, c’est Fuseau, l’inventeur du fil septique. Ah ! Ah ! Fini le mépris ! Finis les regards de pitié et de commisération. Révolue l’époque de la honte. Mon voisin le comptable va en attraper une jaunisse d’envie. Mes cousins vont laisser choir leur pipe de dépit. C’est gagné, Fuseau, c’est gagné, tu es un personnage. À moi les conférences, les interviews, les longs parcours en avion, les diplômes, les médailles de toutes sortes. À moi les femmes, les chocolats, les cigares. À moi surtout la joie, la joie d’être moi-même et non plus ce malheureux génie en transit dans l’anonymat et la crasse de la médiocrité. Ils ont beau dire et beau faire, ils ont beau se payer de mots, il y a et il y aura toujours les élites et les affreux, les petits, les interchangeables… Vous voulez une augmentation ? Tant pis pour vous, vous avez des désirs inconcevables… Vous démissionnez ? Comme vous voudrez. Nous allons chercher quelqu’un d’autre… Combien de fois n’ai-je pas entendu claquer à mes oreilles ce quelqu’un d’autre ? Fini quelqu’un d’autre ! Je suis maintenant unique, irremplaçable, spécifique, essentiel. Je suis moi… Je méprise les honneurs, et l’argent, et la luxure, et la puissance. Mais le bien majeur, le bonheur tangible, c’est de pouvoir dire qu’on est soi-même et qu’il ne suffit pas de faire une erreur dans votre numéro de Sécurité sociale ou dans celui de votre passeport pour vous confondre avec quelqu’un d’autre. Je suis maintenant Fuseau, pour le meilleur et pour le pire. Pour la vie et la mort. Amen.
(Entre le borgne. Il a un air terriblement calme, le sang-froid du tueur qui s’apprête à exercer).
Scène 3
(Fuseau, le borgne, puis Véronique)
LE BORGNE.- C’est ça, p’tite tête, fais ta prière, tu vas en avoir besoin.
FUSEAU (Épouvanté).- Le borgne !
LE BORGNE.- Oui, le borgne. Le borgne que tu prends pour un cave, mais qui y voit très clair… Je reviens de Tanger. Et il n’y a pas plus de Caroll à Tanger que d’Arthur dans les bras de Caroll. Alors maintenant ça suffit comme ça, p’tite tête. La comédie a assez duré. Tu vas payer (Il sort son revolver).
FUSEAU.- Non ! Non ! Ne tirez pas ! Surtout pas maintenant, ce serait trop bête. Si vous voulez me tuer, attendez encore quelques jours. Ce serait idiot de tuer Fuseau aujourd’hui. Fuseau n’est rien, demain il sera quelqu’un. Attendez jusqu’à demain.
LE BORGNE.- Tu as donc si peur de la mort pour la remettre à demain ? Regrette. Je suis pressé. J’ai d’autres choses à faire. Faut aussi que je tue Caroll, le Jean-Pierre Canut, et j’dois aussi dévaliser une caisse d’épargne. Les copains m’attendent.
FUSEAU.- Eh bien ! Commencez par la caisse d’épargne. Il faut toujours commencer sa journée par le plus facile pour se mettre en train.
LE BORGNE.- Parce que tu t’imagines peut-être que te tuer, c’est de la grosse besogne ?
FUSEAU.- On ne sait jamais… Cela va faire du bruit… Quelqu’un pourrait venir. La maison est pleine de monde…
LE BORGNE.- Allez ! Assez causé. Prépare-toi. Et ne t’inquiète pas pour le bruit, j’ai ce qu’il faut (Il sort un silencieux de sa poche et l’ajuste méthodiquement).
(Entre Véronique).
FUSEAU.- Ma petite Véronique, que je suis heureux de vous voir !
LE BORGNE (Cachant son revolver).- C’est ta veuve ?
FUSEAU.- Jamais je n’ai éprouvé de ma vie un tel plaisir à voir une femme.
VÉRONIQUE.- Que vous arrive-t-il, Fuseau ? Vous n’allez pas me dire que vous êtes amoureux de moi ?
FUSEAU.- Oh ! si, oh ! si.
LE BORGNE (À Fuseau).- Je te préviens, p’tite tête, t’auras pas le temps de l’embarquer. Renonce, ça vaut mieux, ça t’évitera des émotions superflues.
VÉRONIQUE.- Qui est ce monsieur ? Il ne me paraît pas être un gentleman.
FUSEAU.- C’est le borgne.
VÉRONIQUE (Effrayée).- Le… souteneur ?
LE BORGNE.- Toi, la môme, quand t’auras fini de me regarder comme un chimpanzé au cirque, tu le diras.
FUSEAU.- Soyez poli.
LE BORGNE.- Petit culotté, va…
VÉRONIQUE.- Je préfère m’en aller.
FUSEAU.- Non ! Non ! Restez ! Pour l’amour du Ciel…
LE BORGNE.- Décarre d’ici, la môme. Tu me gênes. J’aime pas plomber un mec devant une gonzesse.
FUSEAU (À Véronique qui le regarde, étonnée).- Il dit qu’il ne faut pas se fier à sa mine et qu’il est très gentil.
LE BORGNE.- Tu es en train de passablement m’énerver, toi. Et tu as tort. Quand je suis énervé, je ne plombe plus, je prends mon temps et je découpe en dentelle.
VÉRONIQUE.- Je… Je… Je vais chercher du monde.
FUSEAU.- Non ! Véronique ! Restez ! Il va me tuer !
VÉRONIQUE.- Pour quoi faire ?
LE BORGNE.- Elle a de l’humour, la petite.
FUSEAU.- Je vous en supplie, ma petite Véronique, ne me laissez pas seul ! Vous ne comprenez donc pas qu’il va me plomber ? Une fois la lourde franchie, vous n’entendrez plus parler de moi autrement que comme d’un macchabée étendu rigide sur un padock avec une seringue en guise d’oreiller.
VÉRONIQUE.- Mais que racontez-vous là vous aussi ? Vous me faites peur, Fuseau.
LE BORGNE.- C’est un fait que ce mec-là a un drôle de patois. Ça doit être la peur sans doute… Ce n’est rien, mon pote, d’être flingué. On ne souffre même pas.
FUSEAU.- C’est vous qui le dites.
(Entre Juliette).
Scène 4
(Fuseau, le borgne, Véronique, Juliette)
JULIETTE.- Il a fait une chaleur aujourd’hui… Je n’en peux plus. Vous ne trouvez pas que l’atmosphère est lourde ? Il va sûrement faire de l’orage… Mais qui est ce monsieur ? Je ne pense pas, Monsieur, avoir l’avantage de vous connaître ?...
LE BORGNE (Montrant son bandeau).- Savez pas lire ?
JULIETTE.- Plaît-il ?
VÉRONIQUE.- Madame, sachez que ce brillant gentleman est…
FUSEAU.- Le protecteur de Véronique.
LE BORGNE (À Fuseau).- Ne commencez pas à mélanger les pinceaux, vous. Appelez les gens par leur nom.
JULIETTE.- Ah ! Vous êtes l’impresario… C’est terriblement exaltant pour moi de vous connaître, Monsieur, Monsieur ?...
VÉRONIQUE.- Le borgne.
JULIETTE.- Quel curieux nom !... Eh bien ! Monsieur Leborgne, vous ne sauriez mieux tomber. Figurez-vous que j’ai réussi à persuader à Monsieur Canut cadet de vous payer… Le mot est vexant pour vous, ma chère Véronique, disons, Monsieur, de vous… dédommager…
FUSEAU.- Ouf ! Je respire…
VÉRONIQUE.- Moi je préfère m’en aller, comme d’habitude.
JULIETTE (À Véronique qui sort).- Puisque vous partez, ma chère petite, et je comprends votre gêne, veuillez donc, je vous prie, nous envoyer mon mari. C’est lui qui a ce qu’il faut, n’est-ce pas…
LE BORGNE.- Vous êtes régulière, Madame. On ne peut pas dire ça de tout le monde.
JULIETTE.- Mais j’ai toujours été régulière et ponctuelle, Monsieur.
FUSEAU.- C’est vrai. Madame Canut a toujours été d’une régularité parfaite…
LE BORGNE.- Toi, la ferme ! Et va plutôt porter un cierge à la Sainte Vierge.
JULIETTE.- Oh ! Ce que vous m’êtes sympathique ! Monsieur… On vous sent tellement imprégné de votre métier, vous êtes tellement passionné par votre métier, que vous ne pouvez pas vous empêcher de jouer les rôles…
LE BORGNE.- Causons plutôt, voulez-vous ? Ainsi vous accepter de me payer mon matériel ?
FUSEAU (À Juliette).- C’est un terme de métier.
JULIETTE.- Ah bon ! J’adore entrevoir des milieux nouveaux… Eh bien ! oui, Monsieur Leborgne, nous vous payons avec plaisir votre matériel.
LE BORGNE.- je suis satisfait. Heureusement qu’il y a encore des gens honnêtes.
JULIETTE.- Oh ! mais… c’est naturel, cher Monsieur… Vous avez certainement dépensé beaucoup d’argent pour l’avenir de cette petite… Après tout il n’y a rien de répugnant à considérer vos activités comme une industrie. C’est normal, c’est tout à fait normal.
LE BORGNE.- C’est rare, Madame, de se l’entendre dire. Aussi, si vous voulez placer un peu d’oseille dans un bastringue…
JULIETTE.- Pardon ?
FUSEAU.- Vous avez l’air, Madame Canut, d’ignorer complètement le jargon du métier. Un bastringue, c’est-à-dire une affaire, quoi ! Comme on dit un tube dans la chanson…
JULIETTE.- C’est passionnant ! Mais je crois entendre mon mari. Oui, c’est lui.
(Entre Canut cadet).
Scène 5
(Fuseau, le borgne, Juliette, Canut cadet)
CANUT cadet.- Bonjour Monsieur.
LE BORGNE (Levant la main).- Salut.
CANUT cadet.- Vous, vous avez l’air d’aimer les films de Romains. J’adore les films de Romains. Vous avez dû l’entendre dire, et vous voulez me bien disposer. Parfait.
LE BORGNE.- Moi je préfère les films d’espionnage, ça me sort de la routine quotidienne. Parce que les films policiers, pardon, c’est du bidon. Si les flics étaient aussi malins, y aurait plus qu’à se faire curés.
JULIETTE (À son mari).- Cet homme est exaltant…
LE BORGNE.- Alors comme ça, c’est vous le cadet ?
CANUT cadet.- Oui, je suis Monsieur Canut cadet. Et à qui ai-je l’honneur ?
JULIETTE.- Mais où ai-je donc la tête ? Chéri, je te présente Monsieur Leborgne.
CANUT cadet.- Si je n’avais pas le sentiment de faire là une mauvaise plaisanterie, Monsieur, je dirais que vous avez un nom prédestiné. J’adore les gens qui ont un nom prédestiné. C’est comme une bonne étoile, c’est un signe certain de réussite.
LE BORGNE.- Assez de jactance. Parlons affaires.
CANUT cadet (À sa femme).- Ces gens de cinéma sont d’un vulgaire…
JULIETTE.- Détrompe-toi, mon chéri, ils ont beaucoup de termes de métier.
FUSEAU.- Je vais me retirer car je crois que ma présence est…
CANUT cadet.- Comme vous voudrez, mon ami. D’ailleurs nous aurons à faire avec vous tout à l’heure au sujet de votre fil septique. Je préfère vous dire immédiatement que votre fil septique, je le coupe.
FUSEAU.- Ah bon ? Alors je reste.
CANUT cadet.- Comme vous voudrez. Vous ne me gênez pas. Et de toute manière il s’agit de votre sœur, n’est-ce pas ?
(Fuseau se fait tout petit dans son fauteuil, rentrant la tête dans les épaules comme pour amortir un coup. Il lève la tête et regarde le borgne, stupéfait).
FUSEAU (À lui-même).- Ils sont tous fatigués. Leurs réactions sont émoussées.
LE BORGNE.- Vous êtes bien le Canut cadet ?
CANUT cadet.- Mais sûrement, Monsieur. Je trouve votre insistance étrange.
LE BORGNE.- On sait jamais. On m’a tellement mis sur de fausses pistes… Tanger… Arthur…
CANUT cadet.- Arthur, dites-vous ? Quoi, Arthur ?
JULIETTE.- Nous sommes déshonorés. Il connaît l’existence d’Arthur.
FUSEAU.- Ce n’est pas le même Arthur, soyez sans crainte.
LE BORGNE.- Assez de jactance. Allons-y.
CANUT cadet.- Vous, vous n’aimez pas finasser. Vous avez l’habitude d’expédier les affaires. Nous, dans notre industrie, vous comprenez, on est plus lents, plus bavards. On tourne autour du fil… Bon ! Nous avons dit cent mille, je crois ?
LE BORGNE.- Cent cinquante.
CANUT cadet.- Comment, cent cinquante ? On m’avait dit cent mille…
LE BORGNE.- Et mon déplacement à Tanger, c’est du beurre ? Et mes recherches, c’est du flan ? Et le temps perdu, c’est de la tarte ? Et la fille qui n’a rien produit pendant ce temps, c’est du gâteau ?
JULIETTE.- Ciel ! Mon rôti !... Excusez-moi (Elle sort précipitamment).
CANUT cadet.- Bon ! Disons… cent dix mille.
LE BORGNE.- Cent quarante !
CANUT cadet.- Cent vingt !
LE BORGNE et CANUT cadet (De concert).- Cent trente ! Topons là !
(Ils se serrent la main).
FUSEAU (À lui-même).- S’il pouvait s’agir de mon fil septique… Les hommes sont toujours généreux pour acheter ou vendre des cochonneries, mais quand il s’agit d’inventions généreuses et utiles, ou belles, ils vous font crever d’abord et passent à la caisse ensuite sur votre cadavre amaigri.
CANUT cadet.- L’affaire est conclue. Buvons un verre.
LE BORGNE.- Vous ne la regretterez pas. Cette petite est une mine d’or. Elle vous fera rentrer dans votre argent en un tour de main…
CANUT cadet.- Non, non, elle ne travaillera pas. C’est un… Comment dirai-je, c’est un… cadeau pour mon fils.
LE BORGNE.- Vous êtes cinglés dans votre milieu. Un si beau capital, le donner bêtement à son fils ! Il va le gaspiller…
CANUT cadet.- Que voulez-vous ? C’est son désir… Notez que si elle ne devait pas être ma belle-fille, je l’aurais fait travailler. C’est que ce truc-là, ça rapporte. C’est un véritable investissement.
LE BORGNE.- À qui vous le dites ! Et comme je vous comprends ! De nos jours les gens ne savent plus gérer leur pognon. Il faut dire aussi que c’est plus comme avant. Maintenant, avec toutes ces revues cochonnes et ces films de strip-tease…
CANUT cadet.- Ah ! Ne m’en parlez pas… Ces films de strip-tease, c’est la ruine morale de l’humanité.
FUSEAU.- À qui la faute ? J’avais trouvé les moyens de l’élever, l’humanité, moi. Avec mon fil septique, il n’était plus question de se changer.
CANUT cadet (Lui tapant sur l’épaule).- Tout à l’heure, mon ami, tout à l’heure. Je vais raccompagner Monsieur Leborgne. Pendant ce temps-là, inventez-nous autre chose…
FUSEAU.- N’empêche qu’un beau rêve vient de s’écrouler. La vie me dégoûte, tiens ! Vous eussiez mieux fait de me flinguer, le borgne.
LE BORNE (Sortant avec Canut cadet).- Ce type-là n’a pas l’air de très bien savoir ce qu’il veut…
CANUT cadet.- Hélas ! Je me suis fait une raison : le frère de ma belle-fille sera un demeuré.
(Ils sortent).
FUSEAU.- Demeuré toi-même, espèce de crasseux !... Ces hommes d’affaires n’ont aucune imagination. On se démène, on se tracasse, on malmène nos cellules grises pour leur apporter de quoi s’enrichir, et malgré ça ils ne voient toujours rien. Il faudrait leur apporter les inventions sous forme de reliques historiques, avec tout un passé de réussite fracassante. Ils ont vu sortir la vapeur de la lessiveuse de Denis Papin, et il leur a fallu des années pour comprendre à quoi pouvait servir la vapeur… Fuseau, il faut te faire une raison : quand ton fil septique verra le jour, il y aura longtemps que les microbes t’auront bouffé.
(Entrent Jean-Pierre et Laurent).
Scène 6
(Fuseau, Jean-Pierre, Laurent)
LAURENT.- Alors ?
JEAN-PIERRE.- C’est fait ou pas ?
FUSEAU.- Pour en être fait, c’en est fait de mon invention.
LAURENT.- On s’en fiche éperdument de votre sacrée invention, mon vieux. Caroll est-elle libre ?
FUSEAU.- Oui, Caroll est libre, il vient d’acheter Véronique.
LAURENT.- Hourra ! C’est gagné !
JEAN-PIERRE.- Fuseau, il faut que nous vous parlions. On a encore besoin de vous.
FUSEAU.- Ah non ! ça suffit ainsi ! D’ailleurs je m’en vais d’ici. Je n’ai plus rien à faire dans cette maison. Du moment qu’on me coupe le fil, je m’en vais…
LAURENT.- Fuseau, encore un petit effort, soyez gentil.
JEAN-PIERRE.- Nous vous supplions à genoux, Fuseau.
FUSEAU.- Non, non, non, c’est terminé. J’ai failli périr deux fois par votre faute. Je ne veux pas attendre la troisième car ce sera la bonne. Je suis superstitieux, moi.
LAURENT.- Voyons ! Fuseau, vous ne pouvez pas nous faire ça !
JEAN-PIERRE.- Encore une fois, Fuseau, et c’est fini. Il faut que vous nous aidiez.
FUSEAU.- De quoi s’agit-il ?
JEAN-PIERRE.- Laurent, dis-le-lui.
LAURENT.- Parle, toi.
JEAN-PIERRE.- Non, toi.
LAURENT.- Tu sauras mieux que moi. Explique-lui toi.
JEAN-PIERRE.- Voilà, Fuseau… Nous sommes très sensibles à ce que vous avez fait pour nous…
LAURENT.- Pour toi ! Pour moi il n’a encore rien fait.
JEAN-PIERRE.- Je dis bien pour nous. Car toi aussi tu bénéficies de ses interventions…
FUSEAU.- Venez-en au fait ! Venez-en au fait !
JEAN-PIERRE.- Voilà, Fuseau… Je n’aime plus Caroll, c’est Véronique que je veux épouser…
FUSEAU.- Vous vous moquez de moi ?
LAURENT.- Hélas ! Non, Fuseau, c’est là la triste ou l’heureuse vérité, suivant le point de vue. Et Caroll m’aime passionnément, et je veux l’épouser.
FUSEAU.- Et naturellement, Véronique ne jure que par Jean-Pierre maintenant ?
JEAN-PIERRE (Baissant la tête).- Oui
FUSEAU.- C’est du propre ! Vous échangez vos femmes !
LAURENT.- En réalité c’était à prévoir : dès que j’ai vu Caroll, j’ai eu le coup de foudre.
JEAN-PIERRE.- Mais oui, Fuseau, c’est logique. Je ne suis pas du genre de Caroll… C’est une fille comme Véronique qu’il me faut.
FUSEAU.- C’est logique, c’est logique… Tant que vous y êtes, dites donc que j’aurais dû y penser de moi-même ! Mais vous rendez-vous compte ? Il faut tout recommencer !
LAURENT.- Oui, évidemment, c’est difficile… Mais nous avons pensé, Jean-Pierre et moi… Vous avez été si habile jusqu’à présent, Fuseau…
FUSEAU.- Non, je ne marche pas. D’abord je ne peux rien faire, et ensuite je n’ai plus aucun intérêt dans cette maison.
JEAN-PIERRE.- Fuseau, je vous en conjure…
LAURENT.- Fuseau, ne soyez pas sans pitié…
(On entend dans les coulisses la voix tonitruante de Canut cadet qui approche).
CANUT cadet.- Je ne m’en remettrai pas ! Véronique une prostituée ! Je viens d’acheter une prostituée !
JEAN-PIERRE.- Ton père arrive ! Et j’ai l’impression qu’il a découvert le pot aux roses.
FUSEAU.- Tant mieux !
CANUT cadet.- Une honte ! C’est une honte ! Où est-elle, cette fille, que je la marque !
LAURENT.- Filons d’ici avant qu’il ne soit trop tard.
FUSEAU.- C’est ça ! Filez ! Filez ! Bande de lâches !
(Jean-Pierre et Laurent sortent).
FUSEAU.- Mais ils me laissent tout seul ! Mais c’est toujours moi alors qui dois payer les pots cassés ! (Il crie). Bande de petits lâches !
(Entre Canut cadet).
Scène 7
(Fuseau, Canut cadet, puis Juliette)
CANUT cadet.- Une prostituée ! Je viens d’acheter une prostituée ! Une fille de joie !...
FUSEAU.- Ça devait venir un jour. Voilà la grande scène tragique.
CANUT cadet (Pleurant).- Mais qu’ai-je donc fait à mes ancêtres pour avoir un sort pareil ? Pourquoi des choses pareilles doivent-elles m’arriver à moi, Canut ? Pourquoi ne suis-je pas resté à Caracas ? Il faisait si bon vivre à Caracas, au milieu des fleurs et des cacatoès… Une fille de joie ! Mon fils allait épouser une fille de joie ! Et je l’ai achetée à un proxénète, de mes propres deniers !... On se tue au travail, on peine, on invente, on se ride, et cet argent sert à quoi ? À faire de ma maison un bastringue !... Que ce petit fumier paraisse seulement devant moi, et je lui apprendrai à tomber amoureux d’une catin !... Ah ! Juliette peut venir se flatter d’être une bonne mère de famille… Je la recevrai avec une trique ! (Apercevant Fuseau). Et vous, petit amas nauséabond de chair immorale, vous n’avez donc pas honte ? Vous n’avez donc jamais éprouvé le besoin de rougir ? Vous prostituez votre propre sœur et vous pouvez manger, boire, et dormir ?...
FUSEAU.- Si peu. Si peu.
CANUT cadet.- Ne parlez pas ! Je vous interdis de parler ! Ordure ! Sac à viande ! Proxénète !... Ah ! Vous avez réussi une jolie petite combine… Vous étiez de mèche avec ce borgne horrible… Vous vous êtes habilement introduit chez moi pendant mon absence avec votre sacrée histoire du diable d’invention… Et tout ça pour me vendre du matériel ! comme disait l’autre… Mais ça ne se passera pas comme ça aussi facilement, croyez-moi ! Je vais avertir la police, dussè-je teinter mes réserves de coton du rouge de la honte publique… Mais un peu plus, et dans quelques années j’attrapais la petite vérole en caressant mes propres petits-enfants !... Il n’y aura pas de petits-enfants ! vous entendez ? Mon fils ne se mariera jamais ! vous entendez ? Je ne veux plus le voir d’ailleurs, cet être abominable qui se prétend mon fils. Qu’il disparaisse ! Qu’il s’enferme dans un cloître ou dans un asile ! Qu’il se fasse moine ou bien astronaute, mais qu’il disparaisse ! Et vous aussi disparaissez, petit tas d’immondices ! Allez rejoindre votre cher comparse ! Allez vous battre tous les deux dans votre bouge ! Allez vous crever mutuellement les yeux, mais allez le faire chez vous !... Je ne m’en remettrai pas… Je ne m’en remettrai pas… (Il s’effondre dans un fauteuil).
(Entre Juliette)
JULIETTE.- Que se passe-t-il, mon chéri ? Tu ne cries pas là comme une gentleman…
CANUT cadet.- Toi, n’approche pas ! Tu as enfanté un monstre !
JULIETTE.- Qu’est-il arrivé ? Mais parlez ! Qu’est-il arrivé à mon Laurent ? Mais parle ! Canut. Parlez ! vous, Fuseau.
FUSEAU.- Il se passe quelque chose d’abominable… Véronique, Mademoiselle Véronique, est tout bonnement une prostituée.
JULIETTE.- Comment dites-vous ?
CANUT cadet.- La sœur de ce faquin est une fille de joie !
JULIETTE.- Mon Dieu ! Laurent !... (Un temps). Mais non, je vois votre erreur. Elle provient du langage de ce Monsieur Leborgne. Ce sont ses termes de métier qui vous ont induits en erreur. Mais qui ai été jadis une chanteuse, je les connais, j’y suis habituée. Bastringue, par exemple, bastringue veut dire simplement…
CANUT cadet.- Arrête, Juliette, tu me tortures ! Bastringue veut dire bastringue. En me quittant, ce proxénète de malheur m’a ouvert carrément les yeux. Véronique est une…
FUSEAU.- Canut ! Canut ! Pas de mots grossiers.
JULIETTE.- Je me sens défaillir… je me trouve mal...
(Fuseau se précipite et installe Juliette dans un fauteuil. Mari et femme pleurent lamentablement).
FUSEAU.- À moi de jouer, maintenant. Écoutez-moi, tous les deux. Je ne suis pas le frère de Véronique. J’ai prétexté être son frère en un temps où je la croyais une jeune fille pure et honnête. Votre frère, Monsieur Canut l’aîné, nous ayant trouvés ensemble, et apprenant en même temps que son neveu était fiancé à cette jeune personne, a exigé des explications. Pour sauver Véronique, que je pensais honnête, et que je voyais rougissante, et embarrassée, presque compromise, j’ai inventé de toutes pièces ma parenté.
CANUT cadet.- Je n’en crois pas un mot.
FUSEAU.- Vous avez tort. Pour une fois qu’il m’arrive de dire la vérité, vous devriez en profiter. Les circonstances aidant, cela ne se reproduira peut-être plus. Sait-on ce que me réserve la conjoncture ?...
JULIETTE (À travers ses larmes).- Moi je vous crois, Monsieur Fuseau. Poursuivez.
FUSEAU.- Votre situation embarrassante m’émeut au plus haut point. Or j’ai le moyen de vous sauver. Je détiens la clé qui vous permettra de refermer votre porte sur le bonheur, et de conserver vos balles de coton dans la blancheur… dans la blancheur… Non, pas de publicité (Un temps). J’allais dire dans la blancheur Fuseau.
JULIETTE.- Oh oui ! Monsieur Fuseau, sauvez-nous ! Sauvez-nous si vous le pouvez…
FUSEAU.- Oui, mais attention ! Maintenant je ne travaille plus pour rien. Je vous sauve de ce mauvais pas mais à une condition.
CANUT cadet.- Laquelle ?
JULIETTE.- N’importe laquelle ! Voyons, mon chéri, nous sommes aux abois ! Nous n’avons pas le droit d’être difficiles. Laurent ! Laurent ! Qu’as-tu fait ?
FUSEAU.- Dans deux minutes vous serez sortis de ce cauchemar. Mais j’exige de vous, Monsieur Canut cadet, que vous mettiez en application mon invention. Je serai modeste, je me contenterai de quinze pour cent sur les bénéfices.
CANUT cadet.- Dix pour cent !
FUSEAU.- Quatorze pour cent !
CANUT cadet.- Onze pour cent !
FUSEAU.- Treize pour cent !
CANUT cadet.- Douze pour cent !
FUSEAU.- Je passe.
CANUT cadet.- Treize pour cent.
FUSEAU.- Je tope.
(Ils se serrent la main).
CANUT cadet.- Affaire conclue.
FUSEAU.- Sur votre honneur ?
CANUT cadet.- Oui, à condition que vous le remettiez en état.
FUSEAU.- J’en ai pour deux minutes à peine.
(Il sort).
JULIETTE.- As-tu une idée de ce qu’il va faire ?
CANUT cadet.- Non, pas une. Et toi ?
JULIETTE.- Moi non plus.
CANUT cadet. Il ne nous reste plus qu’à attendre. Attendons. Notre sort est entre ses mains.
JULIETTE.- Oh ! Mon chéri, j’ai peur.
CANUT cadet.- Je n’en mène pas plus large que toi.
(Entrent Fuseau, Jean-Pierre et Laurent).
Scène 8
(Fuseau, Canut cadet, Juliette, Jean-Pierre, Laurent, puis Canut l’aîné, Véronique, Caroll, la bonne)
FUSEAU.- Voilà ! C’est fait ! J’ai eu de la chance de trouver tout de suite ces jeunes gens, et il ne m’a pas fallu plus de trente secondes pour les décider à changer d’avis et de fiancée.
LAURENT.- Papa, je te demande la permission d’épouser Caroll.
JULIETTE.- Caroll ! Tu entends, Canut ? Il veut épouser Caroll ! Nous sommes sauvés ! Fuseau, vous êtes un dieu !
CANUT cadet.- Dis plutôt qu’il est bien renseigné (À Fuseau). Petit roublard, va… (À Laurent). Mon fils, en d’autres circonstances ça ne se serait pas passé aussi facilement. Mais nous sommes tellement éprouvés par le coup qui nous a ébranlés, ta mère et moi, que nous te donnons sans plus attendre notre bénédiction.
JULIETTE.- Oh oui ! Avec joie ! Viens ici, mon fils, que je t’embrasse. Je savais bien, moi, que tu étais vraiment amoureux de Caroll. Je m’en suis rendu compte le soir où nous sommes arrivés.
CANUT cadet.- Fuseau, vous avez triché, mais je serai régulier.
(Entre Canut l’aîné).
JEAN-PIERRE.- Papa, nous te devons des excuses. C’est bien Véronique ma fiancée… Mais où vas-tu ? Et qu’as-tu ?
CANUT l’aîné.- Je vais me recoucher.
CANUT cadet.- Il faut que tu saches, mon cher frère, que ton fils va épouser une…
JULIETTE.- Chut ! Plus de gros mots.
CANUT l’aîné.- Il peut même épouser une vache, si ça lui plaît. D’avance je lui donne ma bénédiction. Je vais me recoucher. Vos coups ne peuvent plus m’atteindre. Vous m’avez fêlé le cerveau. Il ne me reste plus qu’à m’abîmer dans la solitude, la contemplation et la prière.
CANUT cadet.- Mais sache donc que ton fils est en train de… Et puis, ce sont tes affaires, après tout…
CANUT l’aîné.- Je suis imperméable. Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle devient sous-marine. Mariez-vous sans moi. Amusez-vous sans moi. Mais je vous préviens : inutile de venir me déranger pour me dire que Juliette est ma femme, ou qu’Arthur est dans la maison. Je suis imperméable (Il sort).
CANUT cadet.- Eh bien ! mes enfants, qu’il en soit ainsi. Nous allons nous mettre à table. Mais d’abord nous allons trinquer tous ensemble. Tenez, voilà d’ailleurs vos fiancées (Entrent Véronique et Caroll). Et surtout ne vous trompez pas…
JULIETTE.- Ma petite Caroll, venez ici.
CANUT cadet.- Véronique, tâchez de vous conduire convenablement. Je vous permets provisoirement de rester parmi nous, mais il faudra changer de vie promptement.
VÉRONIQUE.- Je vous promets, mon oncle, d’être un ange.
JEAN-PIERRE.- Alors Fuseau, et cette invention ?
FUSEAU.- Elle voit poindre le jour de la consécration, grâce à vous.
(Entre la bonne).
LA BONNE (À Canut cadet).- Monsieur, il y a là… Je n’ose pas vous le dire…
CANUT cadet.- Eh bien ! Osez, ma fille.
LA BONNE.- C’est Arthur, Monsieur. Il est dans le hall.
CANUT cadet.- Arthur ? Il a osé… Dites-lui que nous avons émigré en U.R.S.S. Et puis non, je vais le lui dire moi-même. Cela me permettra de lui rebotter les fesses.
JULIETTE.- Allons, Canut chéri fais montre d’un peu d’indulgence. Ce n’est pas tous les jours que l’on a la joie de fiancer son enfant. Invite-le plutôt à trinquer avec nous.
LAURENT.- Mais oui, papa. Fais-le entrer et recevons-le pour une fois avec gentillesse.
JEAN-PIERRE.- C’est notre oncle, après tout !
FUSEAU.- Mais oui, c’est notre oncle, naturellement.
CANUT cadet.- Si je devais vous écouter tous, je mettrais cette maison sans dessus dessous.
VÉRONIQUE.- Il serait peut-être temps de faire la connaissance d’Arthur.
CAROLL.- Oh oui ! Mon cher papa, laissez entrer Arthur.
CANUT cadet.- C’est bon. (À la bonne). Faites entrer ce triste personnage.
LA BONNE.- Le voici, Monsieur (Elle sort).
(Entre Arthur, précédé de son chien. Il a une énorme guitare sur le dos et traîne une sorte de gros sac de marin).
Scène 9 et dernière
(Fuseau, Canut cadet, Juliette, Laurent, Jean-Pierre, Véronique, Caroll, Arthur)
ARTHUR.- Bonjour la compagnie ! (Apercevant Juliette et son mari). Plutôt non, bonsoir. Les convenances m’obligent à battre en retraite.
JULIETTE.- Mais non, Arthur, entrez, entrez. Mon mari est heureux de vous recevoir. Nous célébrons ce soir les fiançailles de Laurent et de Jean-Pierre.
CANUT cadet.- Oui, tu peux rester un instant pour boire un verre.
ARTHUR.- Est-ce que les tissus ne se vendraient plus ? Ou sommes-nous à la veille de la guerre atomique ? La dernière fois tu m’as jeté par la fenêtre…
CAROLL.- Vous avez, Arthur, une très belle guitare. Jouez-nous quelque chose.
CANUT cadet.- Oui, un peu de musique assainirait l’atmosphère.
ARTHUR.- Je ne sais pas jouer. Cette guitare, c’est mon passeport pour entrer chez les beatniks… Mais au juste, comment ce fait-il que tu sois là, toi ? Ton neveu m’a dit au téléphone que je pouvais venir.
JEAN-PIERRE.- Que t’ai-je dit au téléphone ? Je ne t’ai jamais téléphoné, moi, que je sache…
ARTHUR.- Pardon ! Et tu m’as même invité à venir.
CANUT cadet.- Qu’est-ce encore que cette nouvelle histoire ? C’est du fil blanc ou je me trompe fort.
FUSEAU.- De toute façon, Arthur, vous avez bien fait de venir. Nous n’attendions que vous pour aller nous coucher. Nous avons eu une journée tellement fatigante…
CAROLL.- Oh oui alors ! Toutes ces émotions m’ont rendue malade.
VÉRONIQUE.- Moi j’ai encore devant les yeux l’image de cet homme horrible et menaçant. Il m’a fait si peur…
JULIETTE.- Il avait vraiment un drôle de langage. Bastringue, jactance…
JEAN-PIERRE.- Cela n’est rien. Il faut l’entendre jurer…
CANUT cadet.- Comment, Jean-Pierre, tu connais aussi ce proxénète ?
JEAN-PIERRE.- Laurent m’en a parlé.
CAROLL.- Oh ! Il n’était pas si méchant, mais il fallait que le matériel roule sans cesse. Pour ça il était impitoyable.
JULIETTE.- Caroll, ma petite chérie, d’où tenez-vous cela ?
LAURENT.- C’est Véronique qui l’a mise au courant.
CANUT cadet.- L’essentiel est que ce triste sire ne remette plus les pieds ici.
JULIETTE.- Il n’y a pas de danger, nous avons été très réguliers. On lui a donné son oseille, que diable !
FUSEAU.- Vous me faites rire, tous, avec vos petites émotions. Et moi, qui ai failli par deux fois être flingué par ce monstre !
VÉRONIQUE.- Il est vrai que sans moi Monsieur Fuseau était plombé.
ARTHUR.- Vous n’avez pas honte ? Et moi qui venais ici en tremblant d’inquiétude et d’émotion… Dans mon milieu, mes pauvres enfants, nous sommes mal lavés, mal peignés, et nous ne portons pas de cravate. Nous sommes paresseux, parasites, improductifs. Les poux nous envahissent et nous crachons par terre. Nous dormons sur les pavés, au courant d’air. Nous cirons nos chaussures trouées avec notre salive. Nous mangeons du pain et de l’oignon, et pour finir nous tâtons un peu de la bouteille… Mais nous sommes propres !... Je préfère m’en aller d’ici.
CANUT cadet.- Que t’arrive-t-il ?
JULIETTE.- Voyons ! Arthur ! Ne partez pas ainsi ! (Elle s’approche de lui). Ne vous fiez pas aux apparences. Nous n’avons rien fait de mal. Mais nous avons eu ici une aventure terriblement excitante que nous vous raconterons. Ne partez pas… Nous avons un excellent rôti…
ARTHUR.- Un rôti ? Un rôti ? (Il a des larmes dans la voix). Voilà des années que je n’ai pas mangé de rôti. J’en ai perdu le souvenir du goût et du parfum.
CANUT cadet.- Trêve de plaisanterie ! Passons à table ! Je meurs de faim…
(Tous sortent lentement).
CAROLL.- Moi aussi ! Je vais dévorer !
ARTHUR.- Un rôti ! Est-ce possible ?
JEAN-PIERRE.- Je vais aller chercher mon père. Il ne peut pas passer sa vie couché…
VÉRONIQUE.- Je t’accompagne.
JULIETTE.- Oui, mes enfants, vous faites bien. Et dites-lui qu’Arthur est ici.
LAURENT (À Fuseau).- Ce qui m’étonne le plus, dans cette histoire, c’est votre habileté à ne pas perdre de vue votre invention.
FUSEAU.- J’avoue être assez fier de ne pas avoir perdu le fil de vue un seul instant. Et pourtant… Dieu sait qu’il était embrouillé.
Rideau final