Naître de père et mère inconnus, quel effroyable début ou quelle chance inouïe ! Naître riche dans un milieu bourgeois, qui s’en plaindra ? Naître pauvre dans une famille de prolétaires, pourquoi s’étonner ? Ces naissances sont communes, quotidiennes, banales. On s’en offusque ou l’on s’en réjouit ; toujours on les admet, on les reconnaît. Il en est une sorte dont on ne se réjouit pas et qui ne nous offusque même plus, que l’on a, d’ailleurs, cessé d’admettre, que l’on ne reconnaît plus.

C’est par une naissance de ce genre que cette histoire commence. Naître pauvre dans une famille d’aristocrates, au vingtième siècle, c’est ce qui arriva à Ernest Rémy de Courtemblois, le 7 juin 1927.

Monsieur Eugène Rémy de Courtemblois, le père d’Ernest, était un homme grand, maigre et sec. Son maintien, pétri de mépris hautain, contrastait avec sa réserve et sa résignation intérieure. Pauvre, il l’était, mais n’en avait cure. “Je ne suis qu’un petit employé, disait-il très souvent, et je ne ferai jamais de mal à personne dans le but de devenir un grand maître car les maîtres d’aujourd’hui ne sont pas de mon rang”. Homme de grande valeur n’ayant pas trouvé à l’employer, il s’était confiné dans la recherche d’un petit bonheur tout simple. Il avait connu l’échec dans de nombreux domaines. Il avait épousé une jeune fille de condition très modeste et se comportait avec sa femme en despote éclairé. Celle-ci avait fort goûté cette lumière. À la longue, elle avait pourtant trouvé le joug du despotisme un peu trop pesant. Aussi avait-elle fini par faire sa révolution et le ménage de Monsieur Eugène était devenu, pour lui, comme le reste : un monde incohérent, anachronique, plein de contradictions. C’est de l’une de ces dernières que naquit Ernest, deux ans avant la grande crise économique.

La jeunesse d’Ernest et de sa sœur Geneviève, de deux ans son aînée, avait été assez morose : peu de spectacles et de divertissements à Tours, des études accomplies avec davantage de contrainte que d’amour, des jeux silencieux et furtifs, un vague à l’âme perpétuel, peut-être même... congénital. Les Rémy de Courtemblois sortaient peu, recevaient encore moins ; les journées s’étiraient, monotones, sans à-coups et sans drames, du moins pour les enfants, sans inconnu. Ernest canalisait sa curiosité dans des lectures nombreuses de romans d’aventures : les récits de cape et d’épée n’avaient plus de secret pour lui et, à neuf ans, il se disait parfois que les Dumas n’étaient que des radoteurs.

Sa sœur avait d’étranges jeux pleins d’un impénétrable rituel : elle s’amusait avec des boutons, de diverses sortes et de calibres différents, qui personnifiaient pour elle autant d’êtres humains. Certains boutons, sans doute à cause de leur forme et de leur couleur, étaient ainsi condamnés à toujours aller à l’école ; d’autres papotaient dans d’invisibles salons miniature ; d’autres encore travaillaient : ceux-là étaient d’affreux boutons délavés, égratignés, usés. Tout ce monde mystérieux et silencieux déroulait ses structures sur un grand tapis qui recouvrait presque totalement le plancher de la chambre de Geneviève. Ernest présidait, non loin de là, aux destinées de deux armées de plomb ennemies. Quand il pressentait que sa sœur commençait à donner des signes de lassitude, quand il s’apercevait que le monde des boutons était en train de devenir un monde fini, un monde tournant en rond, il lançait les soldats victorieux à la conquête du tapis et les Romains de César ou les grognards de Napoléon, ou bien encore d’innomables barbares, tuaient, saccageaient, pillaient, anéantissaient en une demi-heure les efforts patients de toute une journée. Les yeux brillants, la gorge serrée d’émotion, Ernest et Geneviève prenaient, sans le savoir, leurs premières leçons de philosophie de l’histoire.

C’était dans l’histoire qu’Ernest puisait ses ressources d’enfant. L’histoire lui tenait lieu de lectures, de prétextes à jeux, de source d’émotions. A l’école, lorsque le maître saisissait le livre d’histoire, son être entier se tendait vers les paroles de l’instituteur. Le maître d’Ernest était communiste, plus exactement socialiste de gauche. C’était en outre un parfait imbécile. L’ensemble de son cours se résumait à peu près à ceci : la France s’appelait autrefois la Gaule et ses habitants étaient les Gaulois ; les Gaulois étaient bons, braves, pleins de noblesse ; bref, ils avaient tout pour eux ; un jour, les Romains ont envahi la Gaule ; les Romains étaient, certes, intelligents, mais ils étaient aussi orgueilleux et cruels ; les Gaulois, malgré leur courage, ne savaient pas crier : “Le fascisme ne passera pas” ; ils furent vaincus par ces brutes de Romains et la France devint gallo-romaine ; heureusement, les Francs sont arrivés qui ont mis un peu d’ordre dans notre pays ; malheureusement, des Francs comme tous les autres se sont mis dans la tête qu’ils étaient d’une autre classe et se sont proclamés rois. Les rois ! Le malheur du peuple français commençait. Ces rois, qui n’avaient rien pour eux, même pas le physique, et qui avaient même été un moment des fainéants, ont foutu en France la grande pagaille qui devait durer jusqu’en 1789.

1789 ! Deux trimestres sur trois y étaient consacrés. Valmy ! Et, avant, la prise de la Bastille ! La nuit du 4 août ! Toutes ces images d’Epinal s’incrustaient dans l’âme tendre d’Ernest et plus encore les hommes de 1789 : Danton disant : “On n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers”, Mirabeau sortant merveilleusement son : “Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et que nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes”. Et Robespierre l’incorruptible, et Marat, et Saint-Just ; et, par-dessus les événements et les hommes, le sourd piétinement, les clameurs terribles et triomphantes des troupes révolutionnaires, troupes des rues de Paris et troupes des champs de bataille de plus en plus lointains. La France en haillons se battant contre des professionnels de la tuerie pour défendre ses idées.

- Papa ! Pourquoi les parents de Christian Vaudier lui ont acheté un beau train électrique pour ses étrennes et pourquoi tu ne m’as acheté qu’un plumier ? Tu sais que j’ai envie depuis toujours d’un train électrique. J’en demande pas un grand ! Un petit, ça me suffirait.
- Les parents de Vaudier sont riches et moi je n’ai pas les moyens de t’acheter un train électrique.
- Pourquoi tu n’as pas les moyens et eux oui ? Le monde, je trouve, est mal fait. On devrait recommencer 1789.
- On ne vous apprendra donc que la révolution à l’école ! Cesse de dire des bêtises et de poser des questions. Mange plutôt ton œuf.

Ernest n’avait pas envie de manger son œuf. Il avait plutôt envie de jouer avec ses soldats : les sans-culottes feraient des prouesses et ces maudits Prussiens paieraient pour ceux qui l’empêchaient d’avoir un train électrique. Il regarda sa mère ; elle mangeait silencieusement, absente. Geneviève avait terminé son œuf et coupait son fromage en petits cubes égaux. Il attendit qu’elle les eût mis en rangs et, dès que les deux premiers élèves furent entrés dans la classe imaginaire, il risqua une nouvelle question :
- Papa, pourquoi tu n’aimes pas la révolution française ? Tu te moques toujours de moi quand je te dis ce que j’ai appris à l’école. On dirait que tu ne crois pas ce que dit mon maître.

Monsieur Rémy de Courtemblois eut un geste d’agacement : son fils commençait à lui taper sur les nerfs et, plus encore que son fils, cet imbécile d’instituteur qui apprenait à des gosses la haine et la revendication. Pourquoi n’aimait-il pas la révolution française ? Quelle question ! Et si encore il n’y avait eu que celle de 1789 ! Mais ils avaient remis ça en 1830, en 1848, en 1870. Et qu’est-ce que cela avait changé ? Certes, lui, Eugène Rémy de Courtemblois, grattait d’obscurs papiers au lieu de s’occuper de choses dignes de sa valeur ; mais, petit employé, pouvait-il bénéficier de la devise républicaine et de la déclaration des droits de l’homme ? Foutaises ! Ce matin même avait été pourvu le poste de rédacteur en chef. Et à qui l’avait-on confié ? A Brunet, patient et travailleur ? A Rémy, qui pouvait légitimement y prétendre ? Foutre non ! C’était Biscot qui avait été promu ! Biscot le franc-maçon, Biscot l’intrigant, Biscot qui ne savait même pas rédiger une lettre et qui venait lui demander, à lui, Rémy, d’écrire ses rapports ! Pourquoi n’aimait-il pas la révolution française ?

- Ecoute, Ernest : j’ai eu une journée fatigante aujourd’hui et je n’ai pas la force de disserter avec toi sur ce qu’a dit ou a omis de dire ton maître. Je n’ai rien contre la révolution française si ce n’est que je la trouve bruyante, inutile et sanglante. Quand tu seras un peu plus grand, je te dirai pourquoi. En attendant, tâche de travailler davantage ton français et tes mathématiques et de ne pas consacrer ton attention uniquement à l’histoire. L’histoire contient beaucoup de ragots et il faut savoir en prendre et en laisser.

Dans l’assiette de Geneviève, il ne restait plus que deux petits élèves. Elle regarda longuement, presque tendrement, les deux cubes de fromage, puis, résignée, elle les mangea. Ce soir encore, et pour la millième fois peut-être, l’épidémie de peste avait été impitoyable : toute l’école y était passée !


 

Ernest avait souvent l’impression de vivre dans un monde chaotique, irréductible à toute loi. Ainsi, sa mère était pour lui une énigme : elle aimait répéter qu’elle était issue d’un milieu très pauvre et qu’elle en était fière, mais, si elle avait épousé Monsieur Rémy de Courtemblois par amour, dans l’estime qu’elle portait à son mari la particule nobiliaire tenait une grande place ; petite-fille de cheminot, fille de mécanicien, le mariage avec un noble avait été, dans son esprit, un magnifique conte de fée. Ernest voyait souvent revivre, dans les yeux de sa mère, ce conte de fée. A d’autres moments, par contre, il y décelait l’irritation populaire devant les privilèges et l’esprit de castre. Enfin, et cela n’était pas le moins étrange, la mère d’Ernest, tout en désavouant l’aristocratie, jugeait sévèrement le peuple dont elle était une fille et qu’elle avait vu, disait-elle, de trop près.

Cette somme de contradictions ne manquait pas de rendre Ernest fort perplexe et lui gâtait la joie qu’il éprouvait en pensant à la bataille de Valmy. Son maître, au moins, était un admirateur des sans-culottes qui ne faisait jamais de ces réserves étonnantes et embarrassantes. Les enfants n’aiment pas les demi-teintes : pour eux, une chose est blanche ou noire et ils ont le gris en horreur. Pourtant, l’histoire elle-même était grise : ainsi, pourquoi avait-on guillotiné Louis XVI et accueilli plus tard à bras ouverts Louis XVIII ? Plus Ernest grandissait, plus il enrageait de voir partout le doute et l’incohérence. A l’école, on se moquait de lui. Ses camarades lui disaient, le matin, en l’abordant : “Alors, Monsieur le comte, venir à pied ne vous a pas trop fatigué ? Votre carrosse sera-t-il bientôt réparé ?”. Il serrait ses petits poings et répondait, rouge de colère contenue : “Vous riez de moi et pourtant vous ne pourriez même pas me suivre sur une barricade car vous n’êtes que des lâches !”. Le maître d’école, non plus, n’aimait pas Ernest et cela affectait le gosse bien davantage que les railleries de ses camarades.


 

Les jours, les mois, les années passaient, et rien ne semblait changer dans la vie monotone des Rémy de Courtemblois, lorsque, par un jeudi pluvieux, il arriva à Ernest une chose inouïe : désœuvré, et de méchante humeur, il furetait ça et là dans la maison, à la recherche de quelque lecture ; ne trouvant rien, il s’apprêtait à sortir pour rejoindre ses amis, malgré la pluie, quand il eut brusquement l’idée d’aller fouiller dans la chambre de ses parents. Il hésita car il craignait beaucoup d’être surpris. Le désir l’emporta vite sur la crainte. Sur la table de nuit gisaient pêle-mêle deux livres, quelques journaux et un paquet de cigarettes. Il dédaigna ces trouvailles. Une grammaire française sur le lit ne retint pas davantage son attention. S’enhardissant, il ouvrit l’armoire de sa mère. Une odeur de lavande le fit humer de plaisir. Les piles de draps et de chemises n’inspiraient aucun mystère. Il ouvrit, tout en haut, un tiroir, pensant vaguement y découvrir quelque photographie ou quelque lettre, quand sa main rencontra les contours d’un livre. Il le retira délicatement et alla se placer devant la fenêtre pour mieux le contempler. Le titre lui donna un grand coup : “Histoire de deux révolutions”. Sa stupéfaction fut encore plus grande quand, ayant tourné la couverture, il lut sur la page de garde : “A mon fils, pour l’anniversaire de ses quinze ans, en espérant qu’il trouvera dans ce livre matière à réflexion”. Il se souvint alors qu’il allait effectivement avoir quinze ans dans trois jours. Puis il se demanda ce qu’il allait faire : attendre jusqu’au 7 juin pour prendre connaissance d’un livre aussi prometteur ? Non ! C’était au-dessus de ses forces. Ce n’était peut-être pas très élégant mais tant pis ! Il le lirait tout de suite. Il referma silencieusement l’armoire, mit l’ouvrage sous son gilet et, avec précaution, quitta la chambre de ses parents pour aller s’enfermer dans la sienne.

Il fit sa lecture d’un seul trait. Lorsque sa sœur, ou sa mère, entrait dans la pièce, il cachait aussitôt le livre sous un coussin à portée de sa main et faisait semblant de lire un recueil de poèmes judicieusement placé. Le danger écarté, il se replongeait dans sa lecture. Ernest avait toujours opposé aristocratie et peuple. Voilà que, pour la première fois, lui étaient révélés l’existence et le rôle de la bourgeoisie ; et son visage s’éclairait étrangement tandis qu’il lisait : “... Ainsi, le cycle révolutionnaire commencé en 1789 ne se terminera qu’en 1848 avec l’avènement du suffrage universel, institution propre à assurer la légitimité des élus de la bourgeoisie française. L’ordre républicain aura mis soixante ans pour triompher de l’ordre monarchique. La bourgeoisie aura lutté pendant plus d’un demi-siècle pour abattre l’aristocratie. La révolution de 1789 a été la révolution des bourgeois, et non celle du peuple, et l’un de ses principaux buts a été l’instauration du libéralisme économique, source du capitalisme, sous couvert de l’idée d’égalité...”.

Les pages succédaient aux pages et toutes apparaissaient à Ernest prodigieusement intéressantes. Pourquoi ne lui avait-on jamais dit que la prise de la Bastille n’était qu’une mascarade, qu’un attrape-nigaud ? Et pourquoi apprenait-on au peuple français qu’il avait eu raison de saccager une monarchie décadente ? Il n’avait rien renversé du tout, ce brave peuple ; il n’avait été que le tueur sans gage de la bourgeoisie, un saccageur bien mal récompensé. Et vraiment ce livre avait réponse à tout : “... Si l’année 1848 marque la fin d’une lutte, d’un cycle révolutionnaire, elle est aussi le point de départ d’une autre lutte, d’un autre cycle révolutionnaire : à la monarchie écrasée succède la naissance du socialisme ; la bourgeoisie, débarrassée des aristocrates, devra dorénavant faire face au peuple. Cette seconde lutte, dont la Commune de Paris est le premier temps fort, a pour destin, à l’instar de la révolution de 1789, de s’internationaliser. Deux blocs sont déjà apparus : l’un représentant l’ordre bourgeois, l’autre représentant l’ordre socialiste. Qui vaincra ? On ne peut valablement se prononcer. Mettons-nous simplement en garde contre la tentation courante de prendre une victoire épisodique pour la victoire finale...”.

Après avoir refermé le livre, Ernest ressentit soudain une grande lassitude morale. Il éprouva la pénible impression d’être inutile. Il n’avait plus à lutter puisque le combat qui le passionnait tant était depuis longtemps, paraissait-il, achevé. Celui qui, selon cet étonnant bouquin, lui avait succédé -depuis 1848 !- n’avait rien de bien émouvant. Ernest alla remettre le livre à sa place en veillant à ne pas être surpris ; puis, en proie à une grande tristesse historique, il éclata en sanglots. Monsieur Rémy de Courtemblois avait vu juste en lui achetant ce livre : jamais plus son fils ne lui poserait de question sur la révolution française car il saurait dorénavant qu’il y en avait eu au moins deux.


 

Monsieur Rémy de Courtemblois était fort ennuyé : le tapotement de sa main droite sur le sous-main de son bureau l’attestait.

- Voyons, Eugène, tu ne peux nier que Geneviève soit en âge de se marier ! J’avais moi aussi dix-neuf ans quand tu m’as épousée.
- Ce n’est pas l’âge de Geneviève qui me chiffonne. Ce serait plutôt celui de son prétendant ! Un mariage entre un homme de trente-cinq ans et une jeune fille de dix-neuf ans ne peut rien donner de bon. Autrefois...
- Autrefois on voyait couramment des vieillards de soixante-dix ans épouser des jeunesses de vingt ans ! Ne parle donc pas de cette question d’âge. Ce n’est pas ce qui explique tes réticences. Dis-moi plutôt que tu ne veux pas de Georges Barin pour gendre. Pour une fois, Eugène, sois donc sincère !
- Parce qu’en plus, je ne suis jamais sincère ?

Le ton commençait à monter, ce qui facilitait beaucoup la tâche de Geneviève : l’oreille collée à la porte, elle n’en perdait pas une.
- Ne t’énerve donc pas. Je retire ce que je viens de dire. De toute façon, là n’est pas la question. Veux-tu, oui ou non, de ce mariage ?

Monsieur Rémy de Courtemblois se leva pour se donner du temps, arpenta la pièce pendant quelques secondes, puis, venant se placer en face de sa femme, dit gravement :
- Jeanne, souviens-toi : lorsque je t’ai demandé d’être ma femme, il y a bien longtemps, tu m’as répondu, entre deux sanglots, que tu en mourais d’envie mais que tu n’en avais pas le droit. Tu m’as soutenu qu’entre nous existait une différence de classe qui toujours nous séparerait. Je t’ai répondu alors que cette différence n’était que superficielle, qu’elle ne pouvait nous empêcher d’être heureux... et je le pense encore ! Je t’ai dit que, par rapport aux valeurs de notre époque, nous étions dans la même barque... et cela est vrai ! De nos jours, deux pauvres hères n’ont pas à se soucier de ce qui peut les distinguer l’un de l’autre. Le nom, l’origine, la nationalité ne sont plus d’aucun poids. Leur union peut être solide car leur unité c’est leur pauvreté. Jeanne ! J’ai toujours cru à l’histoire du prince qui épouse la petite bergère mais Geneviève n’est pas une petite bergère : Geneviève est une De Courtemblois ! Et Georges Barin n’est pas un prince ; Georges Barin est le fils d’un riche bourgeois capitaliste. Je ne veux pas de ce mariage parce que je ne veux pas de l’humiliation de ma fille. Je ne veux pas qu’un jour, mon gendre dise à ma fille : “Mais pour qui te prends-tu ? Toute noble que tu prétends être, il ne faudrait pas oublier que je t’ai sortie de la misère !”. Il n’y a plus de classes, mais il y a plus terrible : il n’y a de nos jours que des hommes riches et des hommes pauvres et quelques millions font plus pour séparer deux êtres que ne l’ont jamais fait tous les quartiers et les titres de noblesse !

Le front baissé, les yeux cernés, Jeanne écoutait. Elle prit la main de son mari, la serra tendrement comme elle ne l’avait pas fait depuis longtemps.
- Eugène, je ne sais plus... Mais qu’allons-nous dire à la petite ?

La petite, un pli dur sur les lèvres, se disait à elle-même : “Ah ! Il ne veut pas que j’épouse un homme riche ! Monsieur ne veut pas avoir honte de son gendre. Il mériterait que je lui présente un de ces vulgaires ouvriers ! On en reparlerait alors de la misère qui fait l’union et du berger qui épouse la princesse ! De toute manière, que cela lui plaise ou non, j’épouserai Georges ; et qu’il ne s’avise pas, celui-là, de me dire qu’il m’a prise dans la misère ! Je lui montrerais alors ce que je suis capable d’être avec de l’argent. Les femmes de ses amis en crèveront de jalousie. Des parvenues, voilà ce qu’elles sont. De vulgaires parvenues !”.

Trois mois plus tard, Geneviève annonçait calmement à ses parents qu’elle était enceinte et qu’elle attendait son enfant de Georges Barin. Le mariage fut conclu au plus vite et célébré dans l’intimité. Monsieur Rémy de Courtemblois ne devait jamais s’en relever. Quant à Geneviève, elle avait ce qu’elle voulait.

Georges Barin tenait de son père une grande intelligence pratique qui s’épanouissait à son aise dans le monde des affaires. A trente-cinq ans, il avait déjà maintes fois montré ce dont il était capable et le complexe industriel que Monsieur Barin père avait construit à force de travail, de volonté pugnace et de persévérance, tournait à plein régime. Georges aimait son entreprise. Elle faisait toute sa vie, comme elle avait passionné celle de son père. Il en surveillait la marche de très près, attentif à ses courbes, au dernier cri du matériel, soucieux d’investir et de ne pas se laisser dépasser par la concurrence. Ce dernier aspect, la concurrence, entretenait particulièrement sa passion : Georges se serait lassé d’une situation de monopole. S’il aimait les affaires, c’était bien parce qu’elles se déroulaient dans un monde marqué par l’émulation, la sélection naturelle, la condamnation des plus faibles. Tel un fauve, il s’en donnait à cœur joie dans ce qu’il appelait “la forêt vierge du commerce et de l’industrie”. Bref ! Comme jadis son père, Georges Barin présentait tous les caractères du geste d’entreprise type tel que l’a décrit l’économiste Schumpeter.

Ce que Georges possédait aussi, et qui avait fait défaut à son père, c’était une fine psychologie des situations et des hommes. Cela, il le devait à sa mère, fille de notaire et elle-même bonne juriste. Ainsi, Georges avait parfaitement décelé les moindres conséquences, les plus subtils mécanismes qu’impliquait son union avec une jeune fille portant un nom à particule. Il sentait clairement que certains détails de sa vie conjugale ne pouvaient être les mêmes avec une née de Courtemblois et une née Dupont, toute considération de fortune mise à part. Son attitude envers Geneviève était, en principe, dictée par le principe de base suivant : lui donner toujours l’impression d’être un roturier en admiration devant une aristocrate. Poussant plus loin, il entreprit, dès le début de son union, d’appliquer le même principe avec sa belle-famille, notamment avec Monsieur Eugène Rémy de Courtemblois. Georges pensait finement qu’il se devait de faire sa cour à son beau-père, pour éviter à celui-ci l’impression d’être en situation d’avoir à lui faire la cour, à lui, Georges Barin, puissant et unanimement respecté. Ses efforts furent cependant pratiquement vains : le père de Geneviève, qui, pourtant, adorait sa fille, et qui, au fond, ne ressentait même aucune animosité envers son gendre, resta de glace. Les exhortations de sa femme, les avances répétées de Georges ne changèrent rien. Tout l’empêchait de céder : son nom, sa pauvreté, sa fierté, le souci de l’opinion publique. De guerre lasse, Georges abandonna la partie et tenta d’autres essais en se tournant, cette fois, vers Ernest.

Pourquoi Barin agissait-il ainsi ? Par amour pour Geneviève ? C’est ce qu’il se disait secrètement. Il en était en fait bien ainsi : il aimait Geneviève et il voulait mettre le plus de chances de son côté pour être heureux avec elle. Il avait senti un danger susceptible de menacer ce bonheur et, en homme d’action habitué à lutter, il avait pris le taureau par les cornes. Mais il y avait une autre raison et celle-ci Georges ne devait certainement pas en soupçonner l’existence : il y avait cette raison que l’on est tous, tant que nous sommes, des produits de l’histoire. Georges était, malgré lui, un produit de cette histoire de la bourgeoisie française qui, à une époque donnée, a spolié l’aristocratie française. Il était de la race des marchands vainqueurs et avait devant lui des membres de la race des nobles vaincus. Il disait sans le savoir à sa femme et à son beau-père : “Je suis un héritier des ennemis, heureux, de vos ancêtres, soit ! Oubliez ce passé, venez vers moi, je ne vous ferai pas de mal. Au contraire, j’ai beaucoup à me faire pardonner. Coopérez avec moi pour effacer les traces d’une lutte périmée. Ne me méprisez pas, je ne suis pas aussi matérialiste que vous le pensez. Ne vous retranchez pas dans un orgueil froissé et puéril. J’ai besoin de vous et vous avez peut-être besoin de moi. Vous m’aiderez à me raffiner, je vous donnerai des appuis utiles...”. En vérité, telle était la raison profonde de l’attitude de Georges et de celle de Rémy de Courtemblois ; car le père de Geneviève était aussi un produit de l’histoire : son obstination, d’où provenait-elle, sinon de son amour-propre de vaincu ? Peut-on pardonner aisément à l’ennemi héréditaire ? Peut-on être noble et faire risette à un bourgeois ? Certains y parviennent, sous le regard gouailleur du menu peuple. De Courtemblois n’y parvenait pas. On peut crâner, se croire libre comme l’air et s’imaginer que l’on n’a de compte à rendre à personne. Quoi que l’on dise et que l’on fasse, on est marqué, dès notre naissance, par l’histoire de nos anciens, d’une marque que seuls des prodiges d’opportunité et de souplesse peuvent quelquefois entreprendre d’effacer.

Georges s’occupa donc d’Ernest. C’était d’autant plus facile que le frère de Geneviève était devenu, pour ainsi dire, l’agent de liaison entre ses parents et sa sœur. Il se rendait souvent dans la villa cossue des Barin et Madame de Courtemblois, loin de voir ces visites d’un mauvais œil, les encourageait. Quant à Monsieur de Courtemblois, il affectait d’y être totalement indifférent mais s’en réjouissait au plus profond de lui-même car elles lui permettaient d’avoir de temps en temps des nouvelles de sa fille.

Ce fut au cours d’une de ces visites que Georges tenta un grand coup. C’était un samedi et Ernest, arrivé à la villa à dix heures, était resté à déjeuner. Geneviève venait de servir elle-même le café et on allumait les premières cigarettes. La conversation roulait sur le plan industriel, naturellement. Barin se plaignait de son manque de cadres administratifs. Un de ses secrétaires venait de le quitter et il se disait fort embarrassé par cette défection. C’est alors qu’il prit un air soudainement inspiré et qu’il dit à son beau-frère, avec une hésitation affectée :
- Mais au fait ! Il me semble que tu es en vacances depuis une semaine ! Et tu ne dois pas avoir beaucoup d’occupations puisque tu as si brillamment réussi à ton bachot.
- Oh ! Vous savez... Je bouquine par-ci, par-là. Mais je dois avouer que je m’ennuie un peu.
- Mais alors ! On pourrait peut-être conclure un excellent marché tous les deux ? Que suis-je bête de ne pas y avoir pensé avant ! Ecoute, Ernest : j’ai une proposition à te faire : je suis un peu ennuyé en ce moment, il me manque un employé de confiance. Pourrais-tu me dépanner pendant un mois ou deux, le temps de me retourner ? Tu pourrais ainsi t’occuper et t’instruire utilement et tu ne perdrais pas ton temps car je te passerais... mettons trois mille francs par mois ; par ailleurs, tu pourrais ainsi te faire quelques économies pour payer tes études supérieures...
- Mais voyons, intervint Geneviève, tu sais bien qu’Ernest n’a aucune espèce de connaissances techniques ! Que voudrais-tu qu’il fasse pour t’être utile ?
- Mais il ne s’agit pas ici de connaissances techniques... Et puis toi... ne viens pas nous compliquer la tâche avec tes questions ! Il s’agit d’une affaire entre hommes et nous la réglerons entre nous.

Georges faisait tous ses efforts pour prendre un ton badin et montrer à Ernest qu’il était plus en position de demandeur que d’offreur. Geneviève le sentait confusément et se méfiait. Quant à Ernest, il ne soufflait mot, tout à son exaltation intérieure. Il y avait longtemps qu’il rêvait d’une telle proposition. Et voilà qu’aujourd’hui, tout à trac, son beau-frère le suppliait presque de lui apporter sa collaboration, lui, Ernest, dix-huit ans, brillant bachelier, homme avisé. Timidement, il tenta une objection pour vérifier la solidité de ce qui lui arrivait :
- Geneviève a raison. Je ne pourrai certainement pas vous être utile car, en deux mois, j’aurai juste le temps de commencer à apprendre ce qu’il faut faire et...
- Mais non ! Mais non ! Tu te trompes, mon cher Ernest. Il ne s’agit tout de même pas de te confier la direction d’une usine ! J’ai simplement besoin d’un secrétaire. Tu sais quand même écrire une lettre, téléphoner, prendre des rendez-vous...
- S’il s’agit d’un travail semblable, évidemment je m’en sens capable.
- A la bonne heure ! Maintenant n’en parlons plus. Assez parlé affaires. Faisons plutôt une partie d’échecs. Tu réfléchiras car il ne faut jamais s’engager à la légère, mon garçon. Et puis tu me donneras ta réponse demain ou après-demain. Surtout, si cela ne te plaît pas, sois sincère et dis-le moi. Pas de politesse entre nous, d’accord ?

Ernest aurait volontiers accepté immédiatement sans réserve mais il fallait qu’il en parle d’abord à ses parents et un pli se creusa sur son front. Le reste de l’après-midi, profitant du silence et de l’atmosphère méditative qui président à une partie d’échecs, il passa en revue tous les arguments qu’il opposerait à un refus plus que probable de son père.


 

Pour la première fois de sa vie, Ernest pénétrait dans une usine. Accompagné par Georges Barin, il n’écoutait pas les explications que celui-ci lui prodiguait abondamment. Il marchait lentement, comme en un rêve, dans les allées formées par l’alignement des machines. Il avait l’impression de se trouver perdu dans un temple immense dédié à une divinité singulière. Des bruits sourds et réguliers, dont chacun avait son tempo spécifique, accompagnaient le chant aigu et plaintif des scies électriques et d’autres instruments semblablement étranges. Cette musique sacrée et à la fois barbare rythmait des rites d’apocalypse : hommes en uniforme bleu aux gestes précis et saccadés, presque incantatoires, feux sortant de partout, cris rauques émis par des faces noires, chœur des chariots pesants et menaçants, tout cet appareil formait un étrange spectacle, celui de quelque immense messe noire ou de sacrifice terrible, colossal, propre à apaiser la colère d’un dieu mystérieux. Ernest allait, se courbait, montait et descendait des marches, évitait mille obstacles, s’effaçait, bondissait, s’arrêtait quelques secondes, repartait de plus belle, le regard éperdu, la bouche ouverte, la tête brûlante. Il regardait les hommes, l’espace d’un éclair, mais ceux-ci ne lui prêtaient aucune attention, absorbés qu’ils étaient derrière leurs fantastiques machines. Ernest aurait désiré leur parler, les interroger, pour être sûr qu’ils fussent des hommes, mais Georges l’entraînait, tout à ses explications. De temps à autre, un contremaître reconnaissait Barin dans la mêlée et lui faisait un grave signe de tête pour lui signifier sans doute que tout allait bien.

Soudain, un coup de sirène surpassa le bruit ambiant. Le chœur des chariots sembla aussitôt agoniser. Les machines changèrent de ton, les prêtres devant elles s’agitèrent davantage. Quand la sirène se tut, le charme d’Ernest se rompit. Tout partait à la débandade : musique, instruments et acteurs. L’heure de la pause venait de sonner. Seul le bruit sourd du marteau-pilon et le bruit clair d’une machine invisible perpétuaient, obstinément, leur lugubre partition. Les ouvriers, contents et fatigués, sortaient une cigarette et s’écoulaient lentement par les immenses portes. Il semblait à Ernest que l’on lui avait ôté un grand poids de la poitrine. Georges et lui sortirent à leur tour par une petite porte dérobée. Ernest respira profondément. Son cauchemar avait pris fin. Le marteau-pilon, là-bas, derrière les grands murs de fer, semblait lui rappeler que tout n’était pas terminé, que la pause serait de courte durée, que la religion de l’usine ne souffrirait aucun répit, aucune défection, que son chant ne s’éteindrait jamais. Jamais ! Malgré la douceur de l’air, Ernest frissonna.


 

Le mariage de sa fille avait considérablement affecté Monsieur Rémy de Courtemblois. Il avait subitement vieilli. On aurait dit d’un homme ayant échappé de justesse à la mort après un terrible naufrage. Pourtant, ses collègues de bureau l’enviaient : n’était-il pas le beau-père d’un des hommes les plus riches et les plus influents de la région ? Il avait vraiment réussi un beau coup, sur le tard, le père Rémy ! On n’aurait pas cru qu’un homme aussi insipide et falot pût être aussi calculateur. Allez donc vous fier à l’humble réserve !

Ce que certains ne comprenaient toutefois pas, c’était que le père de Geneviève ne semblait pas vouloir profiter des avantages qu’il était en droit d’attendre d’une si belle alliance. D’autres étaient là pour expliquer à ces observateurs bornés que l’attitude digne et offensée de Monsieur de Courtemblois n’était qu’une suprême habileté.
- Il joue les grandes âmes intransigeantes, disait volontiers Biscot, mais il profite en douce. La preuve, c’est qu’il s’est vite empressé de trouver une situation lucrative à son fils, ce petit vaurien guindé qui se prend pour un grand homme d’affaires depuis qu’il est devenu le lèche-bottes de ce grand fumier de Barin.

Tous, à qui mieux-mieux, renchérissaient car les hommes sont ainsi faits qu’ils ne peuvent pas admettre l’existence de ce qu’ils ne portent pas en eux. Les riches n’admettent pas la misère, les orgueilleux ne peuvent pas concevoir l’humilité : pour les riches, la pauvreté n’est que l’instrument de la mendicité, pour les orgueilleux, l’humilité est l’orgueil soigneusement caché, le plus dangereux de tous. Si Monsieur de Courtemblois avait ostensiblement fait montre de satisfaction, on l’eût certainement critiqué, puis on eût oublié la critique pour le respecter. Hélas ! Monsieur de Courtemblois dépérissait, Monsieur de Courtemblois persistait à considérer comme une catastrophe ce qui était un don du ciel. Il devenait gênant pour les consciences, à la fin, cet homme ! Il valait donc mieux voir, dans cette sorte de masochisme, une fausse humilité. Il valait mieux prendre le ciel de Monsieur de Courtemblois pour ce qu’il était : le ciel des opportunistes et des malins d’envergure. Puisque Monsieur de Courtemblois était un malin, c’était donc un salaud car, n’est-ce pas, la malice, ça n’est pas très beau, surtout quand elle est supérieure à la malice commune, à la malice du malin moyen.

A force de souffrir, le père de Geneviève ne se contenta pas de vieillir ; il tomba bel et bien malade. Il avait des moments d’absence et de prostration de plus en plus fréquents. Sa volonté s’amollissait. Lui qui, autrefois, aurait préféré mourir que sortir sans veston, se tenait quelquefois en public en manches de chemise. Il ne protesta que pour la forme quand Ernest lui fit enfin part de son entrée au service de Barin. Il ne parlait plus, mangeait à peine, lisait distraitement. Le directeur de la compagnie d’assurances qui l’employait l’ayant convoqué pour lui faire quelques remarques assez pénibles, il ne sembla pas se formaliser le moins du monde, trouvant sans doute cet incident banal et sans commune mesure avec sa douleur. Monsieur de Courtemblois s’en allait en petits morceaux. Une grippe très aigüe, contractée à la fin de l’été, le cloua à son lit qu’il partagea bientôt avec les prémisses de la mort. Il s’éteignit doucement, sans le dire à personne, un samedi matin. Toute la petite ville où il avait si tristement vécu fut secouée de rire en s’emparant de la rumeur selon laquelle ses derniers mots de mourant auraient été : “Vive le Roi !”.


 

Le train démarra lentement. Ernest, penché à la portière, fit un bref et ultime salut à sa mère et à sa sœur avant de rejoindre son compartiment. Par chance, celui-ci était presque vide : une vieille femme à l’air résigné et un jeune militaire probablement perdu dans le souvenir de sa permission ne seraient pas des compagnons de voyage trop gênants. Ernest avait en effet besoin de réfléchir. Il avait à tirer un grand trait. Il fallait que ce trait soit définitivement tiré avant d’arriver à Paris. Là-bas, une vie délicieusement nouvelle commencerait. Il partirait à zéro. Il voulait mettre tout le temps de ce voyage à effacer proprement et méthodiquement ses souvenirs d’une jeunesse mal fichue. Il savait déjà ce qu’il serait à Paris et il voulait être sûr que le moi de Tours ne viendrait pas troubler et compromettre le moi qu’il se forgerait dans la capitale. Qu’avait-il fait jusque-là ? Rien. Absolument rien ! Il s’était laissé ballotter entre l’école et la maison, sans but précis, sans vie bien tranchée, jusqu’au jour où il avait commencé l’expérience Barin, sa première expérience d’adulte. Ernest se disait qu’il venait de prendre une résolution très courageuse : oui, il valait mieux partir. On ne devient pas facilement un autre homme dans le même lieu. Il serait de toute façon parti sans cette dispute idiote avec Georges, même si son père n’était pas mort. Il y avait longtemps qu’il voulait s’échapper de son cadre natal, depuis tout petit sans doute. Il en avait assez de raser les murs, de rester trop souvent enfermé. Il en avait assez d’avoir honte de sa propre existence. A Paris, seul, il ferait enfin ce qu’il voudrait, il vivrait publiquement, à la face de millions de gens. Il pourrait enfin traduire en actes toute sa vie intérieure qui était d’une richesse incommensurable.

Si seulement son père avait agi comme lui ! Pauvre père qui avait vécu étouffé, comme pris entre deux couvertures. Il fallait qu’il fût congénitalement très faible pour n’avoir jamais essayé de respirer. Au reste, qu’en savait-il ? Avait-il connu son père quand il avait vingt ans ? Etait-il bien sûr que son père n’avait pas tenté, lui aussi, de partir vers une autre vie, vers un autre monde ? Ernest eut un frisson. J’ose espérer qu’il n’en est pas ainsi ou alors il faudra que je réussisse là où mon père aura échoué, se dit-il.

Oui, il réussirait... Il en était persuadé. Et, pour être certain de mettre toutes les chances de son côté, Ernest décida de se faire dorénavant appeler Ernest Rémy et d’envoyer à tous les diables ce de Courtemblois de malheur qui, probablement, avait coûté la vie à son père.


 

Du grand carrefour formé par la place de la Bastille part une rue qui, à l’époque, ne manquait ni de pittoresque, ni d’originalité. Il en est certes ainsi de la plupart des rues de Paris dont chacune à son âme propre : odeurs, sons, perspectives, tout contribue à distinguer telle voie publique de telle autre qui lui fait suite ; du moins aux yeux du Parisien ou de l’étranger sensible aux subtiles nuances car, pour le profane, les rues de la capitale, monotones et grises, se ressemblent singulièrement, excepté dans les grands quartiers touristiques. En ce temps-là, la rue de la Roquette -car c’est d’elle dont il s’agit- devait être particulièrement chère aux dieux de l’urbanisme parisien car on ne pouvait pas dire qu’elle avait une âme puisqu’elle en avait trois.

Le promeneur parti de la place de la Bastille et empruntant la rue de la Roquette pouvait aisément percevoir, pendant une bonne centaine de mètres, les relents de l’amour qui s’achète : cafés-hôtels bourrés de sourires accrocheurs et de chairs faciles et appétissantes. La rue faisant très vite un coude, les yeux de notre promeneur échappaient à la misère de l’amour pour être aussitôt sollicités par la misère de la quête du pain quotidien : multitude de petits commerces, gens en guenilles à la recherche d’air et de nourriture, brouhaha de gosses pas élevés et d’adultes tordus ou branlants, bistrots de routiers sans camion, bougnats aux yeux blancs, queues pour pommes de terre et choux de fin de mois commençant le premier, concierges en cheveux, amoureux n’ayant plus rien à se cacher, bruit de voitures ne faisant que passer, crasse et pauvreté comme saupoudrées généreusement sur le pavé, telle se présentait la rue de la Roquette deuxième âme, deuxième manière. Le promeneur atteignait ensuite la place Voltaire, le tabac Voltaire, le métro Voltaire ; il traversait le boulevard Voltaire charriant poussière et autos en provenance des places de la République et de la Nation et se retrouvait de nouveau dans la rue de la Roquette. Alors ses poumons s’emplissaient d’air frais et vivifiant ; son corps s’étonnait d’une marche plus aisée ; le sang de la vie circulait plus vif dans ses veines ; il se disait qu’après tout, la vie n’est pas toujours si moche et qu’il valait mieux arpenter cette rue que la cellule d’une prison comme celle, toute féminine, qu’il dépassait sans la voir. Cet air, cette fraîcheur, ce sentiment de bien-être... Pardi ! Notre promeneur était parvenu au bout de sa peine, respirant l’oxygène de la délivrance, décelant du même coup la troisième âme de la rue de la Roquette : devant lui, au sortir de la rue, une grande masse verte et silencieuse, le cimetière du Père Lachaise.

C’est au milieu de cette rue, juste un peu avant la place Voltaire, exactement au numéro quatre-vingt-dix, que se trouvait une maison des plus curieuses : un ancien couvent dont la noblesse architecturale disparaissait sous la poussière gluante et noire de la grande ville, une ancienne caserne pour femmes de Dieu devenue une sinistre prison pour détenus de la faim où flottaient un air du passé, des relents de sérénité et de passions mêlées, et peut-être l’ombre de l’auteur du Grand Meaulnes, une maison ayant certainement connu de près les affres dramatiques des derniers épisodes de la Commune. Trois escaliers obscurs et malodorants desservaient par paliers tout un monde de cases de pierre aux murs plusieurs fois centenaires : anciennes cellules de la foi, nouvelles cellules de la misère de ce milieu du vingtième siècle.

Ernest avait trouvé refuge au troisième étage de cette maison. Il avait tant bien que mal bouché les innombrables trous dans les murs, le plancher et la porte. Il avait nettoyé péniblement, ôté la crasse laissée par son prédécesseur, remis des vitres à la fenêtre gémissante. Une table de bois blanc, une paire de chaises fatiguées, un tabouret, une armoire “Philipparde”, un lit métallique au sommier incurvé, un poêle d’un autre âge noirci de fumée composaient son mobilier. Il avait installé un réseau complexe de cordes pour pendre sa lessive, fait de son lit une table le jour et du tabouret une table de nuit. Au-dessus de lui logeait un vieux couple d’ivrognes qui faisaient trembler la fragile suspension par leurs querelles terribles et fréquentes. Au-dessous habitait une femme hypernerveuse et acariâtre ; elle sortait d’un camp de concentration et, au moindre bruit causé par Ernest, même le plus léger, ouvrait bruyamment sa porte pour crier sempiternellement la même phrase : “Qui fait ce bruit ? On s’paye ma tête ?” ; ceci dit sur un ton affreusement mécanique ; un véritable exemple de réflexe conditionné, se disait Ernest. L’escalier était rarement silencieux : c’était tantôt une chanson poussée par un homme heureux d’avoir enfin fait sa toilette, tantôt un rire bruyant accompagnant de grasses plaisanteries. Le plus clair de cette pollution sonore provenait de disputes incohérentes et acharnées entre locataires qui, ne pouvant se supporter eux-mêmes, ne pouvaient par conséquent pas davantage supporter leurs voisins.

Ernest avait fini par prendre son parti de ce monde nouveau : il disait gentiment bonjour à tout le monde et on lui répondait tout aussi gentiment. On était étonné de le voir vivre seul, d’autant plus que l’on pensait qu’il n’était pas vilain garçon. Quelques filles délurées, en quête d’un logis, avaient bien essayé de s’installer chez lui, mais Ernest, effarouché par la simple perspective du concubinage, s’était toujours dérobé.

Malgré ses diplômes, il n’avait pu trouver qu’une place d’employé aux écritures dans une société fabriquant des produits pharmaceutiques. Le lieu de son travail se trouvait à Pantin, l’une des banlieues ouvrières de Paris. Bien qu’il fût obligé de travailler pour gagner sa maigre pitance, Ernest ne perdait pas les études de vue. Il s’était fait inscrire à la faculté de droit. Le bureau, les trajets en métro, les études, les gauches besognes domestiques d’un jeune célibataire laissaient peu de place aux loisirs, aux fréquentations, aux sorties. Ernest consacrait volontiers ses après-midi libres à la découverte de Paris. Il partait vers treize heures, guide en main, pour de longues promenades à pied, s’attardant devant les belles demeures historiques, touchant la pierre, imaginant le passé. Parfois, le cœur serré, il allait s’attabler à une terrasse de café et regardait avidement, douloureusement, le rythme incessant de la ville : voitures rapides aux destinations inconnues, passants joyeux ou pressés, rires, éclats de voix et, par-dessus tout ça, un brouhaha confus de plans sonores confondus si triste pour le pauvre solitaire puisqu’à défaut de contacts humains, il n’a même pas la ressource d’entendre battre son cœur.

Dans le spectacle de la ville, ce qui impressionnait le plus Ernest, c’était sans doute l’existence arrogante des clochards. Quand il en apercevait un, une sourde inquiétude montait en lui, mille questions harcelaient son esprit : comment vivaient-ils ? Pourquoi ne travaillaient-ils pas ? Comment faisaient-ils pour préférer la misère au labeur ? Etait-ce de la paresse aiguë ou une philosophie courageusement traduite en un mode de vie ? Etaient-ils des produits de la déveine et de la faiblesse ou des héros de la sagesse aux prises avec un siècle inhumain ? Un soir, n’y tenant plus, il alla errer nonchalamment sur les quais de la Seine. Il faisait déjà très sombre. Une petite pluie fine tombait silencieusement. Notre-Dame toisait de son éternité mille et mille imperméables à la mode qui, vite, se hâtaient pour gagner leur penderie. Ernest marchait sur la berge et, chaque fois qu’il passait sous l’arche d’un pont, son émotion l’affolait : au prochain pont, se disait-il, je couperai les miens, je m’arrêterai auprès d’eux et je leur parlerai ; mais il passait très vite au large d’une bande de clochards accroupis autour d’un maigre feu dont la fumée enveloppait celle des luisantes bouffardes. Tout à coup, il en aperçut un, isolé, qui semblait avoir très froid ; il se frottait les mains l’une contre l’autre et battait la semelle. Ernest hésita puis, la timidité et l’appréhension l’emportant, décida encore une fois de surseoir à sa détermination. C’est alors que le clochard lui-même l’interpella :
- Dites donc, M’sieur, vous n’auriez pas du feu, par hasard ?

Ernest, troublé, et subitement décidé à se jeter à l’eau, s’approcha. L’autre fouillait, ou faisait semblant de fouiller, dans les multiples poches de ses hardes, tout en grommelant comiquement :
- J’ai oublié mes allumettes chez moi. Qu’ c’est bête...
- Vous avez donc un logis, commença Ernest.
- Ben... Et vous, z’en avez pas, p’t’être ?
- Oh ! Ne m’en veuillez pas, je n’ai pas voulu vous vexer, vraiment. Je croyais... On dit toujours que les clochards dorment sous les ponts.
- Eh ben ! C’est pas mon cas ! J’dors pas sous les ponts. C’est trop humide et j’ai des rhumatismes, et puis ça sent mauvais, et j’suis délicat du blair. Si vous voulez savoir, j’dors au-d’sus du métro et j’suis comme un roi : j’ai peur qu’on m’assassine, j’change de lit tous les soirs. Remarquez ben qu’j’ai quand même mon plumard préféré, c’est l’métro Pont Marie. Et ces allumettes, ça vient ?

Ernest alluma patiemment la pipe du bonhomme et prit une cigarette. L’aventure commençait à l’amuser. Il ne craignait plus qu’une chose : que le clochard l’envoyât promener. Il tenta de l’amadouer :
- Ecoutez-moi. Dites-moi franchement si je vous... emmerde, mais, voyez-vous, ce soir, j’ai le cafard et j’ai envie de parler à quelqu’un de sympa ; ça vous ennuierait de parler un peu avec moi ? On pourrait peut-être aller se payer un verre quelque part, histoire de se réchauffer. Vous voulez bien ?
- Ouais, ça me va. Z’avez une bonne tête et puis j’suis un cœur sensible. Les gens qu’y’on l’cafard, ça m’le donne.

Ernest et le clochard s’en allèrent côte à côte. Ils montèrent un escalier au pied duquel venait mourir la Seine et se retrouvèrent sur la chaussée. Ernest s’avouait qu’il était très embarrassé à l’idée de s’afficher dans un café des environs en compagnie d’un homme de cette espèce. L’autre le tira d’embarras :
- Si vous y voyez pas d’inconvénient, on va aller dans le quartier des Halles. C’est plein de p’tits bistrots où j’peux boire sans avoir mal au cœur. Tous ces esclaves, s’écria-t-il en montrant une terrasse brillamment éclairée, ils m’empêchent d’apprécier c’qu’y a dans mon verre.

Ils se dirigèrent donc vers les Halles. Malgré le froid, le clochard prenait un vif plaisir à retarder leur marche, beuglant à tout moment des propos caustiques contre les passants. Ernest marchait silencieusement en regardant droit devant lui. Il commençait à regretter passablement son initiative. L’autre devait s’en apercevoir et s’en donnait à cœur joie :
- Mon ami et moi, gueula-t-il à l’adresse d’un groupe de piétons, on vous emmerde ! Z’êtes que des chiens bons à tenir en laisse. Travaillez ! Travaillez, mes bons petits toutous. Et si vous êtes bien sages et bien obéissants, à la bonne saison on vous laissera faire votre petit pipi à la mer ou à la montagne.

Ernest soupira d’aise quand ils franchirent enfin le seuil d’un vilain caboulot ou se mêlaient les divers échantillons de toutes les couches de la bonne société : prostituées lasses et transies, forts des Halles, piètres voleurs aux airs de gangsters, chômeurs à mi-temps et chômeurs à temps complet, poivrots des deux sexes, chats de gouttière et chiens de ruisseau, hommes de sac et de corde aux dents noires étreignant le mégot.

Les deux nouveaux amis trouvèrent finalement une table graisseuse et deux chaises équilibrées. Quand ils furent assis et qu’on leur eût apporté leurs consommations (deux grogs à sécher un noyé), le clochard dit à Ernest, tout en bourrant sa pipe :
- Alors ! Z’êtes content, M’sieur ? Z’avez voulu vous payer un peu d’journalisme et z’êtes satisfait ?
- Vous vous méprenez, mon vieux, répondit vivement Ernest. Je voulais seulement faire la connaissance d’un clochard pour bavarder un peu avec lui et lui poser quelques questions qui me tracassent. Vous êtes très sympathique. Comment vous appelez-vous ?
- Mon p’tit, z’êtes pas bête du tout et ça fait plaisir d’rencontrer d’temps en temps quelqu’un d’intelligent. Vous aussi z’êtes sympa. J’m’appelle Pas-Pour-Moi et j’suis cloche depuis un bon bout d’temps. J’vois d’ici les questions qu’vous voulez m’poser. Pourquoi t’es cloche ? C’est bien ça ?

Ernest opina de la tête.
- Ben ! D’abord c’est parce que j’suis fainéant par tempérament. Ensuite, c’est parce que j’trouve pas qu’ça soit un défaut d’être fainéant. Pour moi, c’est une qualité. Quand on a un poil dans la main, c’est qu’on est intelligent et l’intelligence, pour moi, c’est l’principal. Et puis avec ça, j’étais un dépensier : j’travaillais trente jours et j’dépensais tout mon fric en un jour. Vous vous rendez compte ? Trente jours de prison pour un jour de liberté ! Pour moi, la liberté, c’est la dépense. Alors, j’me suis dit : vaut mieux qu’j’dépense le temps plutôt qu’l’argent. Et puis avec ça j’suis trop philosophe et j’peux pas m’accorder avec la cochonnerie du commerce. Sur cette sale terre, y a qu’des commerçants et des esclaves. J’aime pas le commerce et chez moi, mon p’tit, de père en fils on n’a jamais accepté l’esclavage.

Et Pas-Pour-Moi avala d’un trait ce qui restait de son grog. Ernest le regardait et l’écoutait presque respectueusement. Il posa une main sur son bras et lui dit :
- Pas-Pour-Moi, je suis très content de vous avoir connu. Je dois vous avouer que vous ne m’avez pas enlevé mon cafard et qu’au contraire, vous l’avez aggravé. Mais je suis quand même très content de vous avoir connu et j’aimerais bien vous revoir de temps en temps.
- Allez ! T’es un bon p’tit gars. Viens me voir quand tu voudras. T’as qu’à venir ici et m’donner rendez-vous pour le lendemain. Le patron du bistrot m’avertira et j’viendrai.
Et, comme Ernest se levait :
- Eh ! Dis donc ! Tu m’as même pas dit ton nom.

Ernest hésita l’espace d’une seconde et, se penchant vers le clochard, lui dit gravement :
- Vous êtes un privilégié : je vais vous dire mon nom intégralement. Je m’appelle Ernest Rémy de Courtemblois.


 

Ernest, allongé sur son lit, se disait qu’il était bel et bien tombé de Charybde en Scylla. A Tours, il avait souffert parce qu’il avait trop aimé l’histoire, ses problèmes, ses drames, ses révoltes déchirantes. A Paris, il souffrait encore davantage parce que les problèmes, les drames, les révoltes qui l’entouraient étaient ceux de la vie courante, de la vie actuelle. A Tours, il fulminait de colère ou d’admiration en pensant à Robespierre, Turgot ou Marie-Antoinette. A Paris, les personnages de l’histoire vivante étaient le petit employé son collègue, le président-directeur général son grand patron, l’ouvrier qui le jalousait, le cadre qui le méprisait. Il se rendait en outre parfaitement compte d’une autre donnée : il comprenait qu’il est somme toute facile de prendre parti pour Gambetta contre Thiers, ou vice versa, mais qu’il est combien plus épineux de faire balancer son cœur et sa raison dans un conflit où l’on est engagé personnellement, pour ainsi dire physiquement.

Lorsqu’il était entré dans la société qui l’occupait, Ernest s’était immédiatement aperçu de la difficulté d’y travailler en paix. Toute la société, du garçon de course jusqu’au directeur général, présentait des phénomènes à ce point réguliers que l’on pouvait en tirer une véritable loi. Et cette loi pouvait être ainsi énoncée : premièrement, chaque maillon de la chaîne ignore le maillon qui le précède et nourrit une grande haine pour le maillon qui le suit ; deuxièmement, tous les maillons de la chaîne sont divisés en deux grands groupes : les maillons partisans du pouvoir et les maillons ennemis du pouvoir. On ne pouvait -Ernest le sentit rapidement - vivre dans la société sans s’intégrer à l’ordre établi par cette loi. Or, Ernest avait du mal à s’intégrer. Premièrement, il aimait bien son supérieur immédiat, vieil homme plein de bonté, et haïssait celui qui se trouvait juste au-dessous de lui, jeune blanc-bec dévoré par l’ambition et la jalousie ; deuxièmement, il ne savait pas encore, après un an d’ancienneté, s’il opterait pour l’oppression ou pour les oppressés et se trouvait si embarrassé qu’il faisait son possible, en désespoir de cause, pour paraître objectif et jouer à l’arbitre.

On respecte parfois un arbitre au football mais on n’aime pas l’arbitre politique et encore moins l’arbitre au bureau ou à l’usine. Personne n’aimait Ernest : les maillons pour le pouvoir le traitaient hargneusement de communiste, les maillons contre le pouvoir le qualifiaient, avec écœurement, de tiède, d’opportuniste. Les jours et les mois passaient et l’atmosphère devenait de moins en moins respirable, la méfiance se transformait progressivement en haine. Ernest persistait, imperturbable, dans son attitude, mais un grand combat commençait à s’engager en lui chaque soir, chaque dimanche. Selon ce qu’il avait observé dans la journée, dans la semaine, selon son humeur, la balance penchait d’un côté ou de l’autre. Un jour, il était témoin de la rage et de la fureur d’un ouvrier que l’on tançait et il écrivait dans son carnet : “Les nerfs de l’homme, voilà tout le ressort des grandes catastrophes historiques. Qui n’a pas eu, une fois dans sa vie, les nerfs à vif, qui n’a pas senti tout son être sortir entièrement de lui-même sous l’effet d’une colère impitoyable ne pourra jamais comprendre les guerres, les révolutions et leurs cortèges de cris, de sang et d’effroi ; celui-là ne pourra jamais comprendre l’histoire humaine dans tout ce qu’elle a de négatif”. Le lendemain, surprenant un groupe d’employés en train de calomnier bassement un chef de service qui avait eu le tort d’être humain, il se disait amèrement que toute cette valetaille de salariés méritait encore moins que son sort d’esclaves finalement trop bien nourris.

De temps à autre, il allait voir son ami Pas-Pour-Moi et lui narrait ses angoisses. Le clochard riait doucement dans sa barbe et lui disait la plupart du temps :
- Mon vieil Ernest, j’suis passé par là moi aussi et c’est pourquoi j’suis ici. Tu veux un bon conseil ? Laisse tomber pour un jour tous ces malpropres et, demain, viens te promener avec moi. Si tu savais comme les quais d’la Seine sont beaux en semaine !

Mais Ernest tenait bon. Dans son esprit, la clochardise, c’était l’ultime défaite. Il aimait bien son ami, en avait pitié, mais ne l’admirait point. Ernest se disait que la crasse et la misère le libèreraient peut-être de ses souffrances morales mais ne laisseraient pas survivre son corps. Pas-Pour-Moi le taquinait gentiment :
- T’es pas un noble, t’es un bourgeois.

Ah ! Si seulement le clochard disait vrai ! Que sa vie aurait été plus simple ! Il aurait vécu en bourgeois, il aurait pensé en bourgeois. Cela tenait-il à l’argent ? Ernest avait évidemment remarqué, malgré sa naïveté, que les hommes changent facilement d’opinion lorsque leur portefeuille grossit ; il savait parfaitement qu’un ouvrier est communiste, qu’un contremaître est socialiste, qu’un ingénieur est opportuniste, qu’un directeur est réactionnaire. Mais lui, Ernest, changerait-il ? Comment pourrait-il changer puisqu’il était un homme sans couleur politique ? On acquiert l’âme bourgeoise en devenant riche, mais peut-on devenir bourgeois alors que, pauvre, on n’a jamais été prolétaire ?

Ernest avait l’impression que ces questions le dépassaient, ne le concernaient absolument pas ; exactement comme des problèmes de mode et de tissu vis-à-vis d’un homme. Oui ! La différence entre les autres travailleurs et lui-même lui paraissait aussi grande que celle qu’il imaginait entre la logique féminine et la logique masculine, deux logiques coexistantes, qui se supportent, mais qui peuvent difficilement se comprendre, collaborer, sympathiser. Je suis un homme déphasé, se disait Ernest, et je ne comprendrai jamais rien aux problèmes de mon temps ; je suis incapable de choisir entre richesse et pauvreté, entre satisfaction et revendication, entre droite et gauche, parce que je suis d’un temps où l’on n’avait pas à faire de tels choix.

Allons, mon vieux ! Secoue-toi ! Tu ne peux rien changer ! Il faut que tu choisisses. Il le faut ! Tu ne peux vivre éternellement comme un oiseau sur la branche. Tu n’es pas un spectateur, tu n’es pas un dieu analysant le spectacle des hommes, tu es présent, tu es malgré toi un acteur ; tu as beau te cacher, faire le petit figurant, on finira par te voir sur la scène, on te demandera ta réplique, il faudra bien alors que tu te déclares, sous peine d’être expulsé de la troupe !

Serai-je un prolétaire ou serai-je un bourgeois ? Ernest lança la pièce. Elle tomba en tintant joyeusement. Il se pencha. Face, murmura-t-il gravement. Je serai prolétaire ! Et, pour bien marquer sa détermination, il se mit à écrire une lettre dans laquelle il rompait, en termes vifs, avec sa sœur Geneviève.


 

Raymond Tudieu était un pur. Il participait avec fougue et passion à chaque réunion de sa cellule. Lecteur enragé et autodidacte accompli, il connaissait à fond Marx, sa vie et son œuvre. Les quelques dix-huit volumes ardus du “Capital” ne lui avaient pas fait peur et il était capable de discuter pendant des heures sur la théorie de la valeur-travail ou la dialectique matérialiste de l’histoire. C’était sans doute cette soif de culture qui en avait fait un ami d’Ernest. Ils étaient même devenus inséparables, mangeant ensemble le matin, partant de concert le soir, se retrouvant régulièrement le dimanche, le plus souvent chez Tudieu car celui-ci était marié et père de deux enfants.

Ernest ne devait plus oublier de sa vie les journées passées chez son ami. Celui-ci était tellement épris de liberté que sa vie privée était une perpétuelle illustration de l’anarchie. Les repas revêtaient un caractère pour le moins insolite du fait que chacun, y compris les enfants, ne mangeait que ce qui lui plaisait. Le dimanche, dans la minuscule cuisine, c’était un va-et-vient incessant : tout en parlant, chacun se levait, se servait, l’un faisant cuire un œuf sur le plat, un autre surveillant une côtelette, un troisième faisant griller un poisson. On se rencontrait entre la cuisinière et la table, entre la table et le buffet, on se faisait des politesses, on se laissait mutuellement passer. Surtout, on parlait, et de quoi parlait-on si ce n’était de politique ? Quelquefois, entre deux bouchées, on allait chercher Engels, ou Lénine, et on lui demandait son avis. Cela expliquait que Lénine et Engels, les pauvres, étaient copieusement tâchés de graisse. Puis venaient le café et les cigarettes et là le ton baissait, devenait plus grave, plus pessimiste. On évoquait les nouvelles du boulot : un tel a été licencié, un tel est monté en grade. On hochait la tête, on la mettait entre ses mains et on disait, par exemple :
- Et oui, mon vieux, c’est comme ça. Ces salauds ont beau jeu, ils ont tous les moyens. Mais patience ! Un jour viendra où tout rentrera dans l’ordre.

On devisait, on méditait, jusqu’au moment où Madame Tardieu, qui, entre-temps, avait refait son chignon et habillé les enfants, disait gaiement :
- Allez ! Les hommes ! Assez parlé politique aujourd’hui. Moi, je vais au cinéma. Qui m’aime me suive !

On la suivait parce qu’on l’aimait bien.


 

Prolétaires de tous les pays du monde, unissez-vous ! Et le capitalisme trembla. Il trembla comme avant lui l’empire romain, quelques siècles plus tôt, en entendant la parole fatidique : aimez-vous les uns les autres. Karl Marx et Jésus Christ ! Deux noms que le monde n’oubliera jamais. Jésus Christ le chrétien et Karl Marx le matérialiste. Le premier, produit du spirituel antique ; le second, produit du machinisme moderne. Jésus Christ libérateur des Juifs d’Egypte, des hommes-esclaves ; Karl Marx libérateur des chrétiens d’occident, des hommes robots.

L’analogie est frappante. L’Evangile...Le “Capital”. Saint Pierre...Lénine. Le Vatican... Le Kremlin. Le pape... Le chef de l’U.R.S.S. La paroisse... La cellule. Le paradis... La société sans classe. Les hérétiques... Les bourgeois. Les schismatiques... Les révisionnistes. La grâce... Le niveau de vie.

Mes frères, aimez-vous les uns les autres, et Dieu vaincra Satan.

Prolétaires, unissez-vous, et l’homme triomphera de la nature.

Jésus-Christ parla et les hommes s’aimèrent dans l’égoïsme.

Karl Marx parla et les prolétaires s’unirent dans l’orgueil.

Les chrétiens étaient hommes et égoïstes et Satan ne les lâcha point.

Les prolétaires sont hommes et orgueilleux et la nature se retournera contre eux.

Et les siècles coulèrent et l’homme devint chrétien et le chrétien devint prolétaire.

Mais le chrétien était homme.

Jésus Christ l’esprit. Karl Marx la tripe.

Et l’homme n’écoutera-t-il donc jamais l’homme ? Il est pourtant né celui qui a dit : “L’homme n’est ni ange ni bête”. Pascal, le juste milieu.


 

Ernest se lança dans le syndicalisme comme il s’était autrefois plongé dans l’histoire : avec passion, sans réserve, intégralement. Ses études juridiques lui servaient davantage de tremplin que de modérateur. Il connaissait toutes les constitutions, les institutions politiques. Il avait fouillé minutieusement le droit du travail. Cela lui donnait une autorité, une assurance que maints syndicalistes chevronnés commençaient à trouver saumâtres. On ne tarda pas à lui reprocher d’être un communiste du dimanche, de ne pas être inscrit au parti, de refuser l’obéissance à ses supérieurs. Cette haine sourde agaçait Ernest. Il entreprit de répondre du tac au tac à ces accusations, à cette calomnie. On le traita de blanc-bec, de jeune présomptueux. On lui reprocha aigrement son origine aristocratique. Cette dernière flèche fit de grands ravages parmi ses propres partisans. Il joue au Mirabeau, murmuraient ses amis. Tudieu, seul, le défendait vraiment. Cela lui valut d’être uni à la méfiance nourrie envers l’”aristo”.

Les patrons de la “boîte”, eux, trouvèrent l’aubaine excellente. Ils donnèrent à Ernest un grade plus important dans la hiérarchie de leurs esclaves, pensant qu’ils augmenteraient ainsi les chances de désaccord entre ce jeune fou et les autres “cocos”. Il y eut tant de bruit que celui-ci parvint aux oreilles de Georges Barin, de passage à Paris. Le mari de Geneviève décida de faire une petite visite à son beau-frère. Il avait d’ailleurs promis à Madame Rémy de lui rapporter des nouvelles de son fils. Lorsqu’il apprit par un ami tout le tintamarre qui se faisait à cause d’Ernest dans la société X, son souci de corvée familiale se transforma en vive curiosité. Ainsi Ernest était communard ! Où et comment avait-il été prendre ces idées ? Pour un de Courtemblois, c’était plutôt piquant ! Et tout en garant sa voiture dans la rue de la Roquette, Georges riait doucement dans sa barbe.

Il monta, s’arrêta devant la porte, écouta un moment puis, après s’être composé un visage indifférent et impénétrable, frappa vivement trois petits coups secs. Lorsque Ernest ouvrit la porte, il ne put cacher sa stupeur en apercevant Georges, la main tendue, un sourire indéfinissable aux lèvres.
- Bonjour, Ernest. J’ai eu du mal à te trouver. J’espère que je ne te dérange pas. Puis-je entrer quelques minutes ?
- Bonjour, Georges. Je n’attendais pas votre visite. Mais je vous en prie, entrez, entrez donc.

Les deux hommes s’assirent et, tout en fumant, échangèrent des banalités. Ils faisaient tous deux des efforts pour ne pas laisser s’instaurer le silence. Quand Georges Barin jugea qu’il pouvait y aller, il tira la première question :
- Ernest, je voudrais te poser une question que tu trouveras peut-être indiscrète mais qui, je t’assure, vient davantage de mon affection que de ma curiosité. Que se passe-t-il dans la société qui t’emploie ? J’ai entendu dire, pas plus tard qu’hier, que tu y causais pas mal d’émoi.
- C’est donc pour m’espionner que vous êtes venu me voir ? J’aurais dû m’en douter.
- Qui te parle d’espionnage ? Voilà déjà que tu prends la mouche !

Puis, d’un ton soudain faussement grave :
- Ecoute, Ernest. Je suis venu ici parce que ça me faisait plaisir de te revoir malgré... ce qui s’est passé entre nous. Mais, si je suis là, c’est aussi parce que ta mère m’a supplié de lui rapporter de tes nouvelles.

Georges venait de prononcer les mots qu’il fallait. Il venait de toucher le point sensible. Ernest n’écoutait plus vraiment ce que son beau-frère lui disait et celui-ci le savait qui disait à présent n’importe quoi.

-Comment va ma mère, demanda péniblement Ernest ?
- Elle va très bien, je t’assure, dit doucement Georges. Elle pense très souvent à toi et a beaucoup de chagrin de te savoir seul à Paris. Alors, Ernest, dis-moi que je peux sans mentir la rassurer. Est-il vrai que tu es inscrit au parti communiste ?
- Non, mais je ne vais pas tarder à m’inscrire.
- Que se passe-t-il, Ernest ? Qu’est-ce qui te pousse ainsi à perdre ton temps et ta tranquillité ? Si tu veux te faire une situation, tu débutes mal, très mal, en affichant de telles idées.
- Cela ne regarde que moi, ce me semble !
- Certes ! Personnellement, je n’y vois aucun inconvénient. Mais je me demande... Voyons, Ernest ! Nous causons. C’est inutile de nous disputer.
- Eh bien ! Si vous voulez savoir pourquoi je suis communiste, c’est tout simple : je trouve que vous et vos semblables n’êtes que d’horribles affameurs, des salauds qu’on devrait pendre pour crime crapuleux et monstruosité !
- Je vois qu’ils t’ont bien évangélisé ! Félicitations ! Seulement je vais te dire une chose, moi : c’est que tes petits camarades que tu plains tant, ils seront les premiers, une fois fortune faite, à t’affamer, comme tu dis si bien ! Pour qui les prends-tu ? Pour des hommes supérieurs, peut-être ? Laisse-moi rire. Je connais certains ouvriers qui, s’ils étaient à ma place, ne pourraient même pas supporter l’idée d’avoir à débourser des congés payés, des cotisations patronales et tout le sacré brimborion. Mon vieux, je ne suis pas un saint, je le confesse, mais je sais aussi que le plus doux de mes ouvriers n’est pas un saint non plus, tant s’en faut.
- On ne vous demande pas d’être un saint ! On vous demande seulement de ne pas être un bandit. Et vous n’allez pas nous dire que cette société de capitalistes n’est pas une société de bandits ? Quand je pense qu’on nous apprend, avec de grands mots scandalisés, que les Egyptiens avaient des millions d’esclaves qu’ils traitaient comme du bétail ! Et qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? Les ouvriers qui se farcissent leurs huit heures de travail abject et idiot pour permettre à quelques uns de profiter de la vie, ce ne sont pas des esclaves, à votre avis ? Oh ! Je sais ! Vous allez me dire qu’ils ne sont pas tellement à plaindre, qu’ils ont quand même le minimum vital, qu’ils peuvent se payer des vacances et vider les réserves de vin des bistrots le samedi soir. N’empêche que leur situation, qui ne doit pas être comparée à celle d’il y a un siècle mais à celle qu’elle devrait être au siècle de l’atome, est une situation d’esclaves, ni plus ni moins ! Et je ne peux pas admettre ça, parce que moi j’ai quand même une conscience. C’est pour ça, puisque vous vouliez le savoir, que je suis communiste.
- D’accord. Cela est bien beau mais ce n’est pas tout. Comment se fait-il que tes propres amis te jettent la pierre ? Tu ne suis donc pas la ligne du parti ? Cela ne m’étonnerait pas car tu as une conscience, c’est vrai, et tu dois sans doute répugner à faire certaines grèves absurdes, à lancer certains anathèmes infamants. Pourquoi font-ils tant de bruit ? Un de mes amis, ici, est président d’une filiale de ta société et il m’a dit qu’à la maison-mère, les questions sociales étaient très aiguës, trop aiguës. Il m’a fait comprendre qu’un jeune homme était le meneur de cette histoire. Je t’avoue que j’ai eu de la peine quand il m’a dit avec un sourire : “Le plus fort, c’est que le garçon qui fait tout ce tapage est, paraît-il, d’origine aristocratique”.
- Vous avez de la peine, s’écria brusquement Ernest. Dites plutôt que vous avez ri encore plus fort que lui !
- Il n’y avait pas de quoi, je t’assure.

Ernest baissa la tête puis, violemment :
- Cela vous choque qu’un aristo, comme ils disent, aient de telles idées ! Moi je m’en fous de la particule, sinon qu’elle me gêne aux entournures ; ça vous fait rire un “noble communiste” et ça les fait rire eux aussi, voilà le malheur. Il y a des moments...
- Où tu te demandes s’ils valent que tu fasses tant de sacrifices ; c’est bien ça ? Mon pauvre Ernest, tu ne les connais donc pas encore. Ce sont des esclaves, m’as-tu dit. Dans le fond, oui, car ils en ont la mentalité. Quand on est un homme fier et digne, est-ce qu’on reste un esclave toute sa vie ? Non, Ernest. On se libère, à la force du poignet. On travaille sans relâche à son évasion. Ce sont bien des esclaves : ils croupissent dans leur avilissement. C’est parce qu’ils y sont heureux. De temps en temps, ils se payent une petite révolte derrière un petit Spartacus et puis c’est fini, tout rentre dans l’ordre. Ils baissent de nouveau la tête, comme des chiens que l’on réprimande. Et toi, un de Courtemblois, tu les défends à tes risques et périls ! Mais tu ne vois donc pas que ça les fait jubiler ? Te rends-tu compte ? Un type à particule qui les entraîne à la révolte ! Ils se marrent. Faut-il qu’il soit con celui-là pour faire notre jeu, on n’en demandait pas tant ! Voilà ce qu’ils se disent ; ça, c’est pour la troupe, mais les chefs, eux, se tiennent d’autres propos : ils se méfient, ils te haïssent. Pourquoi ? C’est bien simple : ou tu es un pur des purs, un plus communiste que Staline, et alors tu les gênes, tu gâches leur petite cuisine pépère, ou bien tu es un espion ; on t’a placé là pour crier plus fort que les autres, mais en réalité tu es là pour endiguer le mouvement, le détourner subrepticement, et alors ils sont inquiets et ils n’auront de cesse qu’ils ne t’aient expulsé.

Georges Barin sortit un mouchoir pour s’éponger le front. Il commençait à se prendre véritablement au jeu de cette conversation. Il n’avait pas coutume, d’ordinaire, de parler de telles choses. Il se disait que la politique est une fumisterie et que lui, Barin, avait d’autres chats à fouetter. Aujourd’hui, il pensait qu’après tout, s’il ne parlait pas souvent de politique, quand il en parlait il savait ce qu’il disait. En réalité, Barin ne parlait tant aujourd’hui que parce qu’il avait été vexé par Ernest et qu’il voulait lui démontrer, d’abord qu’il n’était pas un affameur et un monstre, ensuite, et surtout, qu’Ernest était un imbécile.

Ernest était à présent silencieux. Visiblement, les dernières paroles de son beau-frère l’avaient touché, d’autant qu’elles concordaient avec les pensées qui, depuis trois nuits, se pressaient dans sa tête. Il eut un geste de lassitude
- Oh ! Et puis, parlons d’autre chose, cela vaut mieux. Dites-moi plutôt comment va Geneviève...


 

L’homme mangeait lentement, à contrecœur. Par moment, sa bouche tremblait et on le croyait sur le point de vomir. Puis le spasme s’atténuait. Il reprenait sa fourchette. Son visage était las. Il regardait souvent sa montre avec inquiétude. Ernest ne le quittait pas des yeux. Dans le brouhaha écœurant du self, toute son attention était captée par la vision de cet homme fatigué qui mangeait péniblement avant de retourner à sa prison. Ernest imaginait la journée de cet homme : un réveil maussade, un trajet en métro bourré de ses semblables serrés les uns contre les autres, tels des cochons stupides, le travail sans âme, la pause, le repas pris au self où la saleté des cuisines et l’avarie des aliments engraissent les propriétaires de ces râteliers, de ces usines à manger dans lesquelles la graisse des tables est synonyme de célérité, après le réfectoire pour bagnards de nouveau la prison et encore le train à cochons, enfin le repos dans une petite pièce misérable, lamentable. Cet homme, qui mangeait maintenant son fromage, ne méritait pas son sort, quoi qu’en disait Barin. Il avait certainement une âme, lui aussi. Des faiblesses sans doute, mais pas davantage que ce gros imbécile qui passait en ce moment sur le boulevard dans sa lourde voiture dont les chromes inutiles criaient le scandale des existences terreuses semblables à celle de l’homme au fromage et à l’envie de rendre.

Ernest termina rapidement son maigre repas. Il sortit, s’attabla devant un express et, tout en buvant et fumant, repassa dans sa mémoire les détails de la conversation qu’il avait eue avec Barin. Le bruit, la chaleur douillette du café grandissaient son exaltation : il poursuivrait dans son attitude, il resterait du côté des esclaves, lui, Ernest Rémy de Courtemblois. Il pensa : “Dans le fond, je suis bien content de ne pas être né peuple. Je n’aurais eu aucun mérite”. Heureux de son équilibre retrouvé, il décida d’aller voir Tardieu. Le boulevard Saint-Michel grouillait de son peuple d’étudiants. L’air était frais et léger. Ernest marchait allégrement en souriant aux filles. L’une d’elles répondit à son sourire, s’arrêta et lui tendit la main :
- Hello ! Monsieur l’aristocrate ! Vous allez donc au cours ?

Elle était méprisante aux humbles mais elle était belle, troublante. Il faut croire que la beauté a souvent raison de l’idéologie politique car Ernest n’eut qu’une courte hésitation. Il répondit :
- Tiens ! Janine ! Quelle surprise !

Ils partirent tous deux. Ernest se disait, tout en parlant, que si toutes les femmes du monde étaient aussi belles et troublantes que Janine, les hommes oublieraient complètement de se faire la guerre. Il l’accompagna jusqu’à la rue des Ecoles où se trouvait sa chambre. Elle l’invita à monter. Elle lui offrit une tasse de thé et des gâteaux secs. Elle savait qu’il l’adorait et qu’il était sur des charbons ardents. Elle fit sa coquette pour s’amuser à le voir souffrir et, qui sait, pour l’inciter à s’amuser pour de bon. Elle alla se changer derrière un paravent. Ernest regardait fiévreusement le paravent. Il avait envie d’elle mais il savait qu’il devait se contenir pour ne pas avoir encore plus envie d’elle après car, après, il était certain que ce serait le désert. Quand elle sortit de derrière le paravent, Ernest était cramoisi. Elle rit bêtement et vint s’asseoir en face de lui.
- Vous êtes tout drôle. Qu’avez-vous ?
- C’est bien simple : je vous aime.

Janine éclata de rire.

Par la suite, il proposa le mariage à Janine. Elle répondit qu’elle était d’autant plus flattée qu’elle avait un petit faible pour Ernest mais qu’elle réservait le peu d’affection dont elle se sentait capable pour celui qui aurait les moyens de lui assurer un avenir à la hauteur de ses ambitions. Malheureusement, pour l’instant, Ernest ne semblait pas avoir le profil requis.


 

Il est commun de dire que les conditions matérielles de vie ont une influence indéniable sur les idées personnelles comme sur les représentations collectives et Montesquieu n’est-il pas considéré en un certain sens, et à juste titre, comme le père de la sociologie pour avoir noté les différences fondamentales pouvant exister entre les peuples selon qu’ils meurent de chaleur ou de froid ?

Lorsque Ernest prit, un soir d’automne, le train pour Châlons-sur-Marne, sa feuille de route moite dans le fond de sa poche, sa foi en Lénine lui apparaissait aussi indiscutable que l’existence du service militaire où la fin de ses études l’emportait. Les événements uniformément désagréables qui devaient suivre allaient patiemment, sournoisement, porter atteinte à cette certitude apparemment inébranlable.

On pense beaucoup dans une caserne et, quand on a de graves problèmes à résoudre, on arrive presque au seuil de la folie : mener une vie de bête et penser à la fois, c’est aussi difficile pour un humain que pour une bête réfléchir et ne pas oublier en même temps de faire ses excréments.

Ernest était parti au service avec un préjugé défavorable envers les cadres, les officiers et sous-officiers de carrière. La doctrine marxiste et ses applications à l’armée bourgeoise, ce qu’il avait entendu dire depuis toujours, les dictons populaires l’entraînaient à penser que, dans le métier des armes, le général est plus bête que le colonel, le colonel plus bête que le capitaine, lui-même moins doué que l’adjudant-chef, et ainsi de suite jusqu’au deuxième classe du contingent chez qui l’on finit enfin par trouver les prémisses du bon sens. Il gardait vivement en mémoire l’exemple du philosophe Alain qui avait toujours refusé d’être promu simple caporal en vertu de sa maxime : “Le pouvoir rend bête”. Au bout de quelques jours de service, il s’aperçut, premièrement que la plupart des officiers et sous-officiers de son unité n’avaient rien à envier à leur réputation d’idiots, à cette nuance près que les sous-officiers avaient quelque excuse du fait de leur inculture déplorable et de l’ingratitude de leur tâche, deuxièmement que les hommes du contingent, non seulement ne se distinguaient de leurs geôliers que par quelques menus détails, mais étaient en outre des geôliers en puissance. Il s’aperçut qu’il se trouvait dans un cercle vicieux où il occupait, avec une douzaine d’autres, la place d’une quille dans un jeu de chiens. Le général, le colonel et le capitaine jouaient leur jeu dans un endroit spécial, à l’abri de la populace, au mess, tandis que les sous-officiers et la troupe en décousaient un peu partout, plus particulièrement au réfectoire. Suivant l’optique du jour, on pouvait considérer que les sous-officiers se délectaient sadiquement en faisant appliquer les ordres et contre-ordres de leurs supérieurs, les pauvres soldats ayant bien du mal à se défendre contre de tels tortionnaires, ou au contraire que les hommes de troupes étaient de dégoûtants petits merdeux qui n’avaient qu’un loisir : emmerder les sous-offs, ces pauvres bougres dont le métier pénible et redoutable consistait à mettre au pas un échantillonnage d’une génération d’humains d’un pays donné, à une époque donnée. Pendant douze mois, d’abord à l’école d’artillerie de Châlons-sur-Marne, puis à Landau, en territoire d’occupation française en Allemagne, Ernest se trouva placé devant cet écheveau qu’il débrouilla en trois étapes successives.

Sa première réaction fut un dégoût profond à l’égard des sous-officiers et une solidarité sincère envers ses camarades. On aurait dit d’un homme arrêté soudainement, du jour au lendemain, et ne sachant ni pourquoi ni comment. A l’instar de ses camarades, les autres prisonniers, il commença par vouer à son adjudant la rage que lui inspiraient les corvées abjectes, les aliments salement préparés et servis, les injonctions blessantes et avilissantes, les apostrophes méprisantes. Puis, ayant paré au plus pressé, il s’avisa que les sous-officiers n’étaient, après tout, que les exécutants visibles d’ordres donnés plus haut. De longs mois passèrent pendant lesquels sa rage et sa colère augmentaient au fur et à mesure que les responsables de sa misérable condition apparaissaient plus lointains et plus anonymes. S’en prendre au capitaine, c’est facile, la colère ayant un point d’appui solide : le capitaine, on le voit souvent, on peut lui faire comprendre par son attitude le peu d’estime que l’on nourrit pour lui ; de même le colonel, de même le général : on les voit très rarement mais on les aperçoit quand même quelquefois et, quand ils passent, on peut les maudire plus ou moins bas suivant la distance. Mais le colonel, le général sont-ils les vrais responsables ? N’est-ce pas jusqu’au ministre des armées qu’il convient de remonter ? Et le ministre n’est-il pas qu’un membre du gouvernement, lui-même personnification, à un instant donné, de l’Etat ? De l’Etat à la société... Ernest sentit qu’il commençait à perdre pied. Il ne fallait pas s’égarer si haut, sous peine de voir s’évanouir toute solution. Il fallait retomber sur le sol de la caserne. Les responsables directs de ses malheurs ne pouvaient être que les officiers de son unité.

La rage d’Ernest revint donc se fixer sur eux mais le processus n’était pas terminé : c’était un peu simpliste de condamner sans appel les officiers ; pour bien les juger, encore fallait-il être capable de s’imaginer à leur place. C’est ce que fit Ernest. Il essaya de se mettre dans la peau d’un officier. Comme la tâche d’un officier est de commander à ses hommes, il se tourna vers les hommes de troupe, ses compagnons, et, pour la première fois, jeta sur eux un regard neuf, froid et objectif, un regard de chef qui tâte les hommes que le sort lui a dévolus. Une révision déchirante s’accomplit alors. Ernest ne tarda pas à penser comme un officier bourgeois : ses camarades n’étaient plus de pauvres hères exploités par la force mais une masse de pleutres, venus des quatre coins du pays, pour la plupart d’origine populaire, une assemblée de lâches, d’hommes vils, d’esclaves, de gueulards sans cervelle, un amas de chair juste bonne pour le canon. Insensibles à l’amour-propre, à la dignité, à la loyauté, à la grandeur, destructeurs des vertus civiques, ils ne craignaient que la force. Par-dessus tout, ils n’étaient que d’ingrats cochons oublieux des sacrifices de ceux qui se démenaient pour aller leur chercher leurs truffes.

Cette révision déchirante fut d’ailleurs hâtée dans les circonstances suivantes : Ernest venait de prendre la tête d’un mouvement de chambrée qui avait pour but un adoucissement du régime alimentaire. Ses propos et ses gestes de revendication, alliés à sa réputation de communiste sympathisant qui l’avait précédé dans l’armée l’avaient fait signaler à ses chefs et ceux-ci le tenaient à l’œil avec une particulière attention. Le moindre écart de discipline lui valait automatiquement des jours de prison. Quelle ne fut pas sa stupéfaction lorsqu’il s’aperçut que ses séjours répétés en cabane lui valaient, non pas le respect de ses semblables, de ses compagnons d’infortune, mais bien plutôt leurs sarcasmes les plus méchants. Il avait vaguement entendu dire, avant de devenir militaire, que, dans l’armée, chaque recrue ne pense qu’à elle et est toute prête à rire des malheurs du voisin. De là à constater ce qui lui arrivait ! Il ne dit rien mais la révolution dont il était le siège prit des développements rapides. Bref ! Quand Ernest prit à Landau le train qui le ramenait à Paris, une grosse quille idiote attachée à sa valise, ses opinions avaient complètement changé de couleur. Le service militaire, la caserne semblaient avoir constitué pour lui une expérience à petite échelle du comportement des hommes dans la société. Là-bas, ils craignent les sardines, se disait-il furieusement ; ici, ce sont les billets de banque qu’ils craignent. Tout s’éclairait. Tout prenait un sens : les alliances et les inimitiés de la concierge, les lenteurs et les embarras du comité d’entreprise, les trahisons jusqu’alors inexpliquées...

L’âme d’Ernest était à blanc. Il venait de finir son service militaire. S’il s’était senti du goût pour la vie de caserne, il aurait tout mis en œuvre pour devenir au plus vite le maréchal de France. Rentré à Paris, il mit fébrilement tout en œuvre pour gagner de l’argent, beaucoup d’argent, le plus d’argent possible.


 

Geneviève présenta la lettre à son mari. Pour ce faire, elle s’était composée un visage indifférent, froid, sans expression. Barin éteignit paisiblement son cigare, vrilla ses yeux dans ceux de sa femme, tendit lentement la main et prit la lettre, tel César saisissant l’épée de Vercingétorix. Il défroissa de sa large main le papier, balaya avec suffisance une poussière imaginaire et lut ce qui suit.

Paris, le 26 juin
Mon cher Georges,
J’ignore ce que vous allez penser de moi en lisant ces lignes. Je suppose que ce ne sera sans doute pas du bien. Pendant plusieurs jours, une sorte de fierté, ou plutôt d’orgueil, a retenu ma plume, mais j’ai fini par me décider à vous écrire. Je viens de rentrer de mon service militaire, mais je ne suis pas retourné dans mon ancienne boîte. Les longs jours de caserne m’ont beaucoup changé. Vous rappelez-vous notre dernière entrevue ? Ce que je pouvais être bête ! Et méchant ! Fini le communisme ! Fini la populace aux flancs féconds et au grand cœur. Je n’ai plus qu’un seul désir : gagner largement de quoi prendre le métro en première classe en attendant d’avoir une voiture. Le peuple sent trop mauvais. J’en ai soupé de ses odeurs. J’ai le nez trop fin.
Je viens de découper une annonce dans “Le Figaro” : on demande un collaborateur pour une société fiduciaire. Il faut être licencié en droit et acheter, en entrant, au minimum dix actions de la société. A dix mille balles l’action, cela fait cent mille francs. Je suis licencié en droit mais je n’ai pas cette somme. Je vous demande, mon cher Georges, de m’avancer ces cent mille francs. Je sais que vous le pouvez. Je vous demande donc simplement de le vouloir. Surtout, répondez-moi, même si ce doit être par des injures.
Je vous quitte, maintenant, en vous serrant, ou du moins en vous tendant cordialement, la main, car je me sens à présent de votre bord.
Ernest

P.S. Vous direz à Geneviève que je l’embrasse et que je lui écrirai bientôt. Je viens de lui envoyer un mandat de mille francs pour qu’elle aille mettre de ma part des fleurs sur la tombe de papa et maman.

Barin avait terminé sa lecture mais il faisait mine de la poursuivre. Il réfléchissait. Vais-je me mettre en colère ? Non, c’est trop banal. Vais-je prendre une attitude méprisante ? J’en ai bougrement envie. Mais j’ai bien peur qu’elle ne me traite de sordide. Elle est bien capable de penser que je réagis comme ça pour ne pas cracher cent billets. Tiens ! Après tout, c’est le moment de leur montrer, à ces “Court en choux”, à ces “Court de bois”, que je suis plus royaliste que le roi.
- Qu’en penses-tu ?

Elle ne répondit pas.

- Je suis d’avis de lui passer cet argent, de le lui donner même. Est-ce que tu penses que j’agis bien ?

Elle se mit à arpenter la pièce, un sourire aux lèvres.
- Je suis surprise. J’aurais cru qu’il ressemblait à son père. Je me suis trompée. J’ai bien envie d’aller faire un petit tour à Paris. Il y a longtemps que je n’y ai plus mis les pieds. Et puis... Je tiens à lui remettre personnellement cet argent. Qu’en penses-tu ?
- D’accord ! Mais n’en profite pas pour dévaliser les magasins, dit-il avec une pointe d’humeur.

Barin était mécontent. Son grand air de magnanimité était resté quasiment inaperçu.

Geneviève ouvrit la fenêtre du salon et s’accouda à la nuit chaude et étoilée. Des souvenirs saugrenus affluaient à sa mémoire. Elle était heureuse. Elle s’imaginait petite, jouant avec Ernest. Il avait “envahi” la “ville”. Il avait libéré les “petits boutons”. Mais ses sans-culottes, las de ce jeu rébarbatif, avaient fini par inviter à danser les “gros boutons”. Ernest l’aristocrate, Ernest l’ami de Robespierre, Ernest le lecteur assidu de Karl Marx, Ernest le pauvre avait besoin de cent mille francs !


 

Monsieur Labranche était un petit homme sanguin. Le fait d’être petit le gênait fort. Pour se venger de la nature, il avait coutume de dire, en riant, à ses intimes, à ses intimes seulement, et surtout pas à son percepteur : “Si je montais sur tous les billets de banque que représentent mes avoirs, je pourrais certainement jouer confortablement au basket”. Sa petitesse ne l’empêchait nullement d’effrayer les plus forts car il était sans aucun doute l’une des pierres les plus solides du mur d’argent parisien. Par contre, la pourpre de son teint, à laquelle il ne prêtait aucune attention, lui avait valu plus d’une mésaventure. Mésaventure physiologique d’abord : un matin, en se levant, il s’était rendu compte, tout bête, qu’il était bel et bien goutteux. Mésaventure amoureuse ensuite : un soir, avant d’aller se coucher, il s’était rendu compte, tout bête, qu’il y avait encore en ce bas monde des filles qui n’étaient pas vénales ; et une sténodactylo de rien du tout lui avait déclaré nettement qu’elle ne se laisserait jamais toucher par un homme à la figure rouge, quand même ce refus devrait être adressé au premier, au plus grand joueur de basket du monde. Et, pour finir, et surtout, mésaventure financière : Monsieur Labranche était un jour entré dans une telle colère qu’il n’avait rien fait de moins que mettre à la porte de son bureau le mandataire d’une des plus grosses banques suissesses. Cela lui avait coûté trente-quatre millions ! Oui, un contrat, non négligeable, de trente-quatre millions lui avait échappé à cause de son tempérament sanguin. Le conseil d’administration avait largement murmuré et, si les collaborateurs de Monsieur Labranche n’avaient pas été jusqu’à lui conseiller de ne plus manger de viande, ils n’en avaient pas moins soufflé à leur président-directeur général qu’en affaires, il ne faut pas faire du théâtre lyrique.

Monsieur Labranche ignorait le droit fiscal. Il avait d’ailleurs le plus profond mépris pour le droit en général, et notamment pour le code général des impôts. Il avait à son service un brave type de conseiller fiscal, inspecteur de l’enregistrement. Il le payait grassement et, en retour, lui avait ordonné de s’arranger comme il voulait pour interpréter libéralement la législation de l’impôt sur les sociétés. Monsieur Labranche ignorait également le droit commercial mais il savait parfaitement comment s’y prendre pour couler, d’un coup bas, un concurrent gênant, sans jamais avoir à soutenir un procès. Son propre avocat avait beau s’ingénier à mêler les fils pour obtenir quelques honoraires supplémentaires, il y parvenait bien rarement : la procédure, le fond du droit cadraient toujours admirablement avec les dispositions prises par son client. Si Monsieur Labranche avait été juriste, disait Monsieur Larequête, avocat près la Cour d’appel de Paris, il aurait pu aisément refondre entièrement le code de commerce sans l’avoir jamais lu.

Avec cela, Monsieur Labranche avait un flair extraordinaire, un véritable sixième sens : il sentait les affaires avant de les prendre ou de les laisser ; il les reniflait et la moindre odeur de faillite ou de boom lui emplissait le nez, à tel point que l’un de ses amis, membre du conseil d’administration d’une grosse société de jus de fruits, était venu lui demander s’il devait dormir sur ses deux oreilles et faire de beaux rêves ou s’il devait vendre son paquet d’actions. Monsieur Labranche l’avait reçu courtoisement, lui avait offert un cigare et un jus de fruit. L’autre l’avait bu avec une grimace et avait demandé la nature de l’infâme boisson. Ce sont les extraits de vos actions, avait répondu Monsieur Labranche, et, si vous voulez un conseil, vendez vite avant d’avaler les pépins.

Enfin, Monsieur Labranche était fin psychologue : quand Ernest entra dans son bureau, il l’observa attentivement sous toutes les coutures tout en parlant et écoutant. Au bout d’un petit quart d’heure, son opinion était faite : garçon intelligent et passionné, il s’agira de guider sa passion dans le sens du travail, son intelligence fera le reste. Pendant la suite de l’entretien, Monsieur Labranche chercha patiemment la nature de la carotte qu’il faudrait agiter devant Ernest. Comme il ne trouvait pas, il se dit : l’argent fera l’affaire ; et il engagea aussitôt Ernest aux appointements mensuels de cent mille francs ; puis, satisfait de sa nouvelle recrue, il alluma un bon cigare, consulta sa montre, son carnet de rendez-vous, et décida subitement d’aller retrouver une de ses call-girls préférées.

Tandis que Monsieur Labranche s’en donnait à cœur joie dans les bras d’une charmante personne, il ne se doutait pas que ses ennuis allaient bientôt commencer.


 

Pendant deux ans, Ernest s’imposa une vie de forçat : il ne dépensait que le strict minimum et travaillait plus de quatorze heures par jours. En dehors de son travail salarié, il étudiait avidement. Tout y passait : comptabilité, fiscalité, droit des affaires, économie politique, bourse, change. Il lisait des biographies d’hommes célèbres par leurs succès financiers, des revues spécialisées. Pendant ses maigres loisirs, il étudiait passionnément Schumpeter, Nietzsche. Bref ! Il se préparait théoriquement et moralement, idéologiquement, à une vie nouvelle et impitoyable. L’argent qu’il économisait, il le plaçait à la Bourse. Ses minuscules spéculations lui servaient d’enseignement pratique tout en augmentant substantiellement son capital. Il sut bientôt lire entre les lignes d’un bilan, assimiler parfaitement les moindres arcanes des statuts d’une société, étudier avec profit le “Bulletin des annonces légales obligatoires”. Il regardait vivre Monsieur Labranche et les membres du conseil d’administration. Il apprenait ainsi à vivre dans la jungle des affaires.

Il advint un moment où il s’aperçut avec satisfaction qu’il était capable de penser avec exactitude les problèmes qui se posaient à la société de holding où il était employé. Quand il jugea que son odorat financier était assez développé, il entra dans la chasse. Le départ pour l’étranger d’un des administrateurs lui en fournit l’occasion. Par d’habiles et discrètes tractations, il s’arrangea pour acheter à cet homme la plupart des actions qu’il détenait. Puis, fort de cette surface, Ernest manœuvra si bien qu’il ne tarda pas à entrer au conseil d’administration. Lorsqu’il s’installa pour la première fois auprès de la longue et somptueuse table, un regard terrible d’ambition et d’avidité apprit à ces Messieurs avec qui ils devraient désormais compter.

Il était loin le petit bistrot crasseux de Pas-pour-moi, loin la sordide chambre de la caserne. Ernest logeait à présent dans le seizième et se déplaçait en “Vedette”. Dans quelques mois, se disait-il, j’aurai complètement oublié les boulevards de l’est et le nom des stations de métro.

Ce qu’Ernest ignorait, c’est que l’histoire elle-même a beaucoup plus de mémoire.


 

Madame Putrupin, visiblement, s’énervait en prenant son bain. La pendule dorée, malgré la buée, marquait bel et bien seize heures. Madame n’en était qu’à la première jambe. Elle avait horreur de faire sa toilette à la va-vite. Le bain, c’était le seul moment de la journée où elle pouvait contempler sa nudité sans le témoignage de son mari et elle entendait savourer ce moment. La contemplation de son corps l’entraînait à de douces pensées : elle imaginait un autre corps, un corps de mâle parfait. Devant son mari à poil, son imagination ne pouvait rien au contact de la triste réalité. Elle passa lentement la douce éponge neigeuse sur sa cuisse gauche, se leva paresseusement dans un jaillissement de vapeur, sourit au miroir en tendant sa poitrine et faillit glisser dans la baignoire au bruit sourd de trois coups de poing à la porte de la salle d’eau.

- Janine ! Janine ! Tu m’entends ? Il est quatre heures cinq ! On n’y arrivera jamais !

Monsieur s’impatientait. Monsieur la dégoûtait. Et l’autre ! Ce gros cochon qui fêtait aujourd’hui son milliard. Ce porc à la figure rouge qui avait osé lui demander d’être sa maîtresse. Ce n’était pas assez d’être la femme d’une gargoulette ?
- Janine, je descends. Si dans dix minutes tu n’es pas dans la voiture, je démarre !

C’est le mot qu’il faut. J’en ai marre. Je vais encore mettre une robe décolletée. Les regards des hommes vont me brûler ou me dégoûter. On va bouffer comme quatre, boire comme huit, puis on va rentrer. Il va me falloir le déshabiller et le mettre au lit car il va encore être saoul comme une bouteille. Il va commencer à ronfler comme un quatre-quatre et pendant ce temps-là, moi, je vais rêver bêtement d’un beau passant aperçu à un feu rouge... Merde ! Et maintenant voilà mon bas qui est filé !


 

Monsieur Larequête s’approcha de la rampe. De l’endroit où il se trouvait, il pouvait contempler à loisir l’immense hall du château où toute la crème du Paris financier s’était donnée rendez-vous. Les pensées de Monsieur Larequête étaient étranges. Il haïssait tous ces gens au plus haut point, particulièrement ce Labranche qui fêtait ainsi son milliard. Quelle idiotie, fêter son milliard ! Quelle saloperie aussi. Monsieur Larequête avait juste de quoi faire pâlir d’envie quelques étudiants de la faculté de Droit où il était chargé de travaux pratiques en droit commercial. Il connaissait à peu près tous les secrets de leurs fortunes. S’il n’en avait pas fait autant, c’était bien à cause de son honnêteté foncière, cette stupide honnêteté qu’il traînait honteusement comme un boulet dans des réunions de ce genre. Il ne se sentait pas le courage d’être incessamment sur la brèche du grand combat où les coups en traître sont monnaie aussi courante que les traites. Dans le fond, Monsieur Larequête n’était pas si honnête que cela, il en convenait après tout. Il était simplement faible. Un sourire passa sur les lèvres de l’avocat. Il se rappelait qu’autrefois, lorsqu’il était jeune étudiant, il se stimulait à l’étude en se répétant qu’il apprenait le droit pour mieux le tourner et devenir ainsi plus aisément riche et fort. Hélas ! Il lui arrivait bien quelquefois de tourner la loi pour les autres mais il n’était pas devenu riche et fort car il avait le Droit dans le sang. Monsieur Larequête prit un verre sur un plateau qui passait à sa hauteur. Il but une gorgée de champagne et laissa tomber son regard à pic. Son sang juridique devint aussitôt bouillant : il venait d’apercevoir, dans sa presque totalité, une gorge magnifique. La femme s’éloignait. Il la suivit des yeux et la vit s’arrêter devant un homme en forme de gargoulette. Comme c’est curieux, se dit-il, dans cette assemblée du Gotha de la finance, tous les hommes sont affreux et toutes les femmes sont affreusement belles. Tiens ! Voilà le petit de Courtemblois. Il n’est pas mal, lui. Curieux garçon. Lui aussi est docteur en Droit mais il n’a pas l’air de prendre mon chemin. Il est plutôt sur la bonne route. Il ne ressemble cependant en rien aux autres. Il y a quelque chose de particulier dans ses yeux. Il gagne certainement de l’argent à la pelle mais il a l’air de s’en foutre. Pourquoi se démène-t-il alors ? Car il se démène ! Moi, à la place de Labranche, je me méfierais même. On dirait qu’il nage pour le plaisir de nager. C’est ça ! Il semble travailler pour l’art. Curieux garçon. Ah ! Ces nobles ! Ils ne peuvent rien faire comme les autres. En attendant, il n’a pas que des succès financiers. Rares doivent être les femmes qui ne le dévorent pas des yeux. Il est vrai qu’elles sont si sevrées... Moi-même, avec un peu de culot, je pourrais m’amuser à faire des ravages. Je ne suis pas du genre Apollon mais un avocat, ça sait se taire quand il faut et c’est bien moins compromettant qu’un chauffeur-jardinier. Regarde-la-moi celle-ci ! Si elle pouvait le manger en salade, elle s’en foutrait un plein saladier. Mais... C’est Madame Putrupin ! Bernique, ma chère ! Il est passé devant vous sans même vous regarder. Le voilà qui monte l’escalier. Mon petit Larequête, je crois que tu es bon pour un conseil gratuit.

- Alors, Monsieur de Courtemblois ! On vient un peu à l’écart du champ de bataille ?
- Je n’aime pas beaucoup ces sortes de soirées, effectivement. Vous non plus, apparemment ?
- Oh ! Vous savez, moi, je suis ici un peu comme un cheveu dans la soupe. Je suis assez utile dans les conseils d’administration. Alors on pense un peu à moi quand on s’amuse.
- Vous êtes curieux, Monsieur Larequête. Avec votre expérience et votre savoir, vous devriez depuis longtemps rouler tout ce beau monde.
- C’est ce que je me dis parfois. Mais, voyez-vous, ce qui me fait du tort, c’est mon honnêteté.
- Cela doit vous être très dur de ne pas hurler avec les loups ?
- Pour être franc, je ne saurai jamais hurler. Je ne sais qu’aboyer.

Ernest rit poliment. Il s’accouda à côté de l’avocat et alluma une cigarette. L’autre en fit autant. Ils parcouraient du regard les groupes et demeuraient plongés dans leurs pensées. L’avocat rompit le premier le silence :
- Ne trouvez-vous pas, mon cher, que ce spectacle a un certain côté déplaisant ?
- Vous êtes bien indulgent. Je dirais, moi, que tous ces gens-là sont simplement répugnants, y compris vous et moi.

Ernest aperçut Janine. Il fit mine de s’éloigner vers les toilettes de l’étage, bifurqua dans un couloir et alla s’asseoir, le temps d’une cigarette nerveuse, dans un petit boudoir désert. Il avait besoin de réfléchir. Etait-ce bien elle ? Il ne pouvait en douter. Il l’avait trop aimée, autrefois, pour oublier le moindre détail de sa silhouette. Elle était encore plus belle à présent, plus femme, plus épanouie. Il ne cessait de se répéter à mi-voix : je ne m’attendais pas à celle-là, alors ! Elle a donc réussi ! Elle, c’est normal, elle en était sûre. Mais moi, le petit étudiant sans capital... Que vais-je faire ? Maintenant que je l’ai revue, je ne vais plus cesser de penser à elle. D’autant plus qu’elle n’est peut-être pas davantage accessible. Elle m’a trop humilié ! Ernest alluma une nouvelle cigarette. Il se leva enfin, décidé à ne pas l’éviter, à la rencontrer au contraire le plus vite possible et à prendre alors une attitude indifférente ne risquant pas de grever l’avenir. Il réfléchirait plus tard.

Monsieur Larequête fit mine de ne pas le voir passer. Il n’en regarda pas moins discrètement son bracelet-montre en se disant qu’une demi-heure pour aller aux toilettes, c’était plutôt bizarre.

Ernest manœuvra si bien qu’il finit par se faire présenter Madame Putrupin. Elle accusa fortement le coup, bien qu’elle l’eût depuis longtemps aperçu et reconnu. Personne, cependant, à l’exception de l’avocat, idéalement placé et attentif, ne remarqua quoi que ce soit. Ils n’eurent que cinq minutes d’entretien en privé, au cours de la soirée. Ernest, bien qu’il fût resté constamment dans sa ligne de conduite, ne put s’empêcher de lui demander son numéro de téléphone. Elle lui donna aussitôt le petit bout de papier qu’elle avait subrepticement préparé.

Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Ernest déplia ce petit bout de papier nerveusement froissé par une jolie main affolée. Il dit tout haut : “Je coucherai d’abord avec elle, ensuite on discutera”. Ernest fut quelque peu surpris d’entendre le chauffeur de taxi, qui avait tout saisi, lui répondre sans s’émouvoir :
- Vous avez raison, Monsieur, c’est comme ça qu’il faut faire avec les femmes.


 

Ernest s’aperçut peu à peu qu’il n’aimait plus Janine. Leur liaison durait seulement depuis un mois et commençait déjà à lui peser. Certes, elle était belle, mais Ernest n’était pas du genre à se contenter exclusivement de la beauté. Janine ne savait parler que chiffons, potins, chiffres et voitures. Il en avait assez. S’il n’avait pas encore rompu, c’était d’abord parce qu’à présent, il voulait se venger. Pour Ernest, l’amour, c’était avant tout de l’estime, de l’admiration. Comme il n’aimait pas, à proprement parler, cette femme, comme il ne l’admirait pas, il supportait de plus en plus mal le souvenir de son humiliation passée. S’il n’avait pas encore rompu, c’était aussi parce que Janine était la femme du puissant Putrupin, le grand patron d’une des plus efficaces sociétés financières de Paris, l’un des plus rudes concurrents de Labranche, et Ernest voulait avant tout la peau de Labranche. Il s’était juré sa perte le jour où il avait pénétré dans son bureau pour la première fois. Conserver de doux contacts avec Janine pourrait être très utile dans certains cas de figure. La femme de Putrupin parlait un peu trop. Elle trompait son mari doublement : d’abord en ne lui réservant pas l’exclusivité de ses nombreux et puissants charmes, ensuite en révélant à un jeune loup certaines informations quelque peu secrètes. Si Putrupin avait découvert le pot aux roses, nul doute qu’il aurait cassé les reins à sa femme pour la punir, non pas de l’avoir cocufié, mais bel et bien de l’avoir doublé.

Ernest manœuvra si bien du drap et de la couverture qu’au bout de quelque temps, il en savait assez pour ruiner son grand patron et mettre son puissant rival dans la même fâcheuse situation. Il hésitait pourtant à passer à l’action diabolique. Il s’en serait certainement abstenu sans un concours de circonstances. Monsieur Larequête, l’avocat de Labranche, n’avait pas les deux yeux fixés à la fois dans son code de commerce. Il en conservait toujours un à l’affût du moindre incident susceptible de le faire progresser dans l’échelle sociale. Il s’était ainsi rendu compte de la liaison existant entre Ernest et la femme du puissant Putrupin et il était bien décidé à en tirer le meilleur parti possible. Cette idée devait l’obséder car, en fait, il perdit un peu la tête. Par une belle soirée d’automne, il prit sa voiture et s’en alla rendre visite à la belle Janine. Après maintes circonvolutions plus ou moins juridiques, il lui déclara rondement qu’elle avait à lui remettre la modique somme de deux millions sous peine de perdre sa Jaguar, ses trois manteaux de fourrure et, accessoirement, sa réputation. Affolée, Janine lui remit aussitôt trois cent mille francs. Puis, ayant repris ses esprits, elle téléphona à Ernest dès le départ de l’avocat. Elle pleurnicha au téléphone, faillit s’évanouir à deux reprises, mais n’oublia pas de demander à son amant de lui passer trois cent mille francs pour masquer le trou de son honneur. Son mari allait certainement s’apercevoir de quelque chose. Il fallait à tout prix éviter le scandale. Ernest promit de payer pour ne plus l’entendre et se rendit aussitôt chez l’avocat. Ce dernier n’était pas chez lui. Il comprenait que le temps jouait contre lui et il s’était dépêché de faire d’une pierre deux coups : il était allé chez Labranche pour l’avertir, en ami, que le petit Ernest était en train de lui faucher la femme de sa vie. Les dés étaient joués. La guerre pour l’argent était déjà ardue. La guerre ancestrale pour la femme allait la remplacer ou, plus exactement, la dépasser.

En quelques jours, les événements se précipitèrent. Ce fut d’abord le duel Ernest-Labranche. En d’autres temps, ce duel aurait certainement eu lieu dans un champ, à l’épée ou au pistolet. Il eut lieu prosaïquement, mais non moins férocement, à la Bourse. Labranche avait eu l’intention de liquider ce “petit imposteur” en le mettant proprement à la porte de la société sans armes ni bagages. Quand Ernest abattit dans son bureau les premières cartes de son jeu, le grand financier comprit qu’il était obligé d’accepter le combat. En d’autres temps, Ernest eut certainement prétendu refuser de croiser le fer avec le roturier Labranche : il l’eut fait bastonner par ses gens. Labranche prétendait refuser de se battre avec quelqu’un n’ayant pas ses lettres de noblesse financière. Ce que fit Ernest, ce fut en quelque sorte de montrer à son ennemi ces lettres de noblesse. Labranche dut accepter le combat à la Bourse. Les actions de la société de holding commencèrent à baisser. Labranche déploya toute son intelligence, tous ses appuis, toute son expérience, pour les faire tenir et les faire remonter. Ernest tint bon. Il avait fait appel à Barin qui se montra très utile. Pendant une semaine, les deux ennemis mirent toute leur énergie en balance. Ernest pesait sur les actions pour les faire descendre. Labranche les tenait à bout de bras pour les faire remonter. Le conseil d’administration demeurait étrangement impassible, attendant la fin de l’horrible combat. Ainsi les sociétés primitives choisissent-elles leurs chefs, ainsi les animaux sauvages attendent-ils la fin du combat impitoyable que se livrent les candidats au commandement de la meute.

Quand Labranche, après avoir donné des signes d’essoufflement, et après avoir faibli de plus en plus, lâcha définitivement prise, quand les actions de la société furent descendues suffisamment bas, le conseil d’administration révoqua sans enthousiasme excessif l’homme à la figure rouge et, toujours sans la moindre trace d’enthousiasme, fit d’Ernest le nouveau président-directeur général. Suivant l’attente unanime et traditionnelle, les choses se remirent doucement en place, les actions montèrent de nouveau, miraculeusement.

L’homme à la figure rouge se perdit par son tempérament sanguin. Le plus grand joueur de basket de Paris, aveuglé par la colère, commit imprudence sur imprudence, mobilisa toute sa fortune pour prendre sa revanche. En 1956, en pleine affaire de Suez, une faillite retentissante le coula à mort. Paris ne s’en aperçut même pas, attentive qu’elle était aux glouglous sinistres des bateaux qui sombraient doucement dans le grand canal égyptien.

Ernest était parvenu à ses fins. Il était devenu un grand de la finance. Ses prévisions les plus optimistes étaient de loin dépassées : non seulement il ne se déplaçait plus en métro depuis longtemps mais il aurait pu aisément rouler chaque jour dans une somptueuse voiture différente ; non seulement il ne logeait plus dans une carrée mais il avait un appartement rive gauche et une riche résidence à Chevreuse. Il était loin le jour où il s’était assis tremblant, pour la première fois, à la table majestueuse du conseil d’administration. Encore plus loin derrière le petit salaire de cent mille francs par mois. Ernest se disait qu’il allait à présent manger le gâteau, après s’être longtemps contenté des miettes. Il pouvait monter sur la butte Montmartre et se dire qu’un jour elle lui appartiendrait. Enfin le sommet, enfin l’air pur, enfin le havre.

Ce qu’Ernest ignorait, c’est que la guerre des aigles est mille fois plus atroce, mille fois plus impitoyable que la guerre des serpents.


 

Pas-Pour-Moi piqua un mégot à l’aide de son bâton ferré et le mit dans sa poche. Il en avait maintenant assez pour bourrer au moins deux bonnes pipes. Ah ! Cette pipe, il l’aimait bien, tout de même : c’était le seul objet qui avait trouvé grâce à ses yeux le jour où il avait tout quitté. Pas-Pour-Moi secoua la tête comme pour mieux chasser ses idées. “J’dois être malade aujourd’hui”, murmura-t-il. Il n’aimait pas penser à ces événements lointains mais si terriblement vivaces dans son esprit, ces événements qui avaient fait de lui un clochard. Oh ! Il l’avait bien voulu. Il avait eu le choix. Il aurait très bien pu se retourner. Quelquefois, il se disait qu’il aurait dû avoir davantage de courage. Certes, il avait sombré par découragement, lassitude, excès de souffrance. Pourtant, une fois le passage à vide franchi, il aurait pu encore se retourner. Et maintenant ? Qu’est-ce qui l’empêchait de reprendre du poil de la bête ? Rien, sinon qu’il s’était juré de ne plus, définitivement, être une bête, une bête féroce ou une bête de somme.

Pas-Pour-Moi s’assit sur un banc et alluma sa pipe. Il se sentait las. Il considéra longtemps sa pipe, ne la quittant des yeux que pour en tirer de maigres et nauséabondes bouffées. Il gronda :
- Quelle saloperie, ce tabac ! Ils n’ont pas honte de fumer des cigarettes comme ça ? Si encore j’les piquais à la Villette !

Ses pensées le reprirent, le calmant du même coup car ses pensées devenaient graves et sages. Il pensa très longtemps. De temps à autre, un sourire effleurait ses lèvres. Une petite fille qui jouait à quelques mètres du banc le regardait, bouche bée. Il se dit sans colère : “Encore une qui va dire ce soir à sa mère : tu sais, manman, j’ai rencontré un drôle de monsieur, une espèce de fou très sale qui m’a fait peur. Et la mère qui va lui répondre, comme deux et deux font quatre : faut pas avoir peur, ma chérie, c’était un clochard, un pauvre type. Et le père qui va rentrer ensuite, avec son pois chiche sous son crâne dégarni, content ou pas content selon qu’il aura marché sur les pieds d’un autre ou qu’un autre lui aura marché sur les pieds. Il va s’asseoir à sa place sempiternelle, la p’tite va lui sortir son baratin. Y va commencer par gueuler, dire à sa femme qu’elle devrait s’occuper un peu plus de la p’tite... Qu’est-ce que je représente pour cet homme ? Un fou ? Un malade ? Un raté ? Un raté ! Comme si lui il aura réussi ! Les bruits de la rue peuvent monter jusqu’à moi. Je m’en fiche, moi. Ils ne me font pas peur. Ils me font rire. Regarde-moi-le, celui-là ! Il se dépêche comme s’il avait la mort derrière lui. Elle n’est pas dans ton coffre-arrière, la mort. Elle est devant ton capot. Imbéciles ! Si vous aviez continué à ne vous tourner que vers les choses, les belles et bonnes choses, si vous aviez continué à vous parfaire dans l’incessante perfectibilité des choses, vous n’en seriez pas arrivés à lutter contre le temps, car le temps n’aurait plus eu aucune importance. Vous avez préféré l’homme, vous avez poussé l’orgueil à chercher la perfectibilité dans l’homme et vous avez beau marcher plus vite, vous avez beau faire tout plus vite, vous piétinez ; et ce par quoi vous pourriez vous parfaire, vous le piétinez. Vous piétinez sous vos pieds impatients et orgueilleux l’art, la philosophie, la religion ; vous piétinez la matière dans vos usines stupides et dans vos cerveaux creux. Vous avez cessé de bâtir des cathédrales à la gloire de Dieu pour ériger des temples à la gloire de l’homme. Et les cathédrales tiennent encore debout et vos temples s’écroulent l’un après l’autre. Vous ne serez bientôt plus qu’un troupeau de clochards de force. Même ce temps-là sera alors passé, le temps des clochards volontaires”.

Pas-Pour-Moi rangea dans sa poche décousue la pipe encore chaude. Il se leva péniblement du banc ensoleillé. Le vent se leva en même temps que lui. Ce n’était pas le vent de la colère, c’était le vent de la pitié. Une feuille de journal prit son envol dans l’air printanier. Le clochard marcha dessus sans la ramasser : les nouvelles du pauvre monde ne l’intéressaient plus. Seule, peut-être, aurait attiré son attention la photographie maculée d’Ernest Rémy de Courtemblois qui, en bonne place, attestait la trahison d’un petit monde, le petit monde de Pas-Pour-Moi.


 

Elle posa sa cigarette dans le cendrier où lui-même venait de mettre son cigare. Les deux fumées s’élevèrent comme deux symboles : la petite fumée grêle de la cigarette blanche à bout doré et la grosse fumée jaune du cigare imposant à bague rouge. La petite fumée paraissait froide, impassible, sur la défensive. La grosse fumée s’échappait à grands coups de colère mal contenue.

Il se leva subitement, fit trois fois le tour de la table et, pour la troisième fois, la gifla. Elle serra les poings, ferma à demi les yeux et, pour la troisième fois, lui fit bravement face. Il faillit s’en étouffer de rage: il ne pouvait quand même pas passer son temps à la gifler !
- Tu vas répondre, hurla-t-il ?
- Tu te conduis comme un petit garçon. Tu fais un véritable cinéma parce que j’ai fréquenté un peu ce jeune imbécile et tu oublies complètement le plus important.
- Oui ! C’est ça ! Tu vas encore me répéter que c’est toi qui as coulé Labranche. Mais pour qui me prends-tu ? Pour un petit salaud du genre de ton Ernest ? Je ne couche pas avec la femme du voisin pour faire mes affaires, moi.
- Tu as raison. En attendant, tâche de garder ton sang-froid. Il faut faire taire ce sale avocaillon. Après, crois-moi, j’aurai ma revanche. Je connais un monsieur qui va payer bien cher le temps que je lui ai consacré bêtement. Au lieu de me battre comme plâtre, tu ferais mieux de m’aider.

Elle se leva à son tour, lui entoura le cou de ses bras bronzés et lui dit doucement, tendrement :
- Nous nous aimons, chéri, et, pour le prouver, nous allons aplatir ensemble Monsieur de Courtemblois.


 

Ernest contempla tristement le salon, véritable champ de bataille avec lui-même. La pièce semblait avoir été perquisitionnée par un gorille en fureur dont les vases brisés, les chaises renversées, les bibelots et les papiers épars témoignaient du chaos intérieur. Ainsi Janine s’était empressée de passer de l’autre côté. Pour la deuxième fois, elle se payait sa tête. Il avait pourtant un capital maintenant ! Mais, n’est-ce pas, mieux vaut tenir que courir. Elle avait préféré prendre les devants, tout raconter à son mari. Pourquoi ? Elle n’y était pas obligée... Putrupin va me tomber dessus. Il est très fort mais je ne le crains pas. La garce ! Oui, la garce ! Elle allait lui payer cette nouvelle trahison. Qu’il était bête ! Bête à lier. N’avait-il pas été jusqu’à considérer qu’il devait faire l’impossible pour protéger cette femme qu’il n’aimait pourtant plus ? Que fallait-il donc faire pour trouver la vérité ? Où fallait-il aller ? Pourquoi était-il devenu adulte ? Pourquoi un décret de la providence ne l’avait-il pas condamné à n’être toute sa vie qu’un petit garçon ? La bataille dans les livres d’histoire était tellement plus belle : les royalistes et les républicains, les blancs et les bleus. Le combat avait été rude. Il le savait pour l’avoir vécu, tout petit, à travers les pages et les rêves de l’enfance. Pourquoi avait-il grandi ? Pourquoi le combat n’était-il plus le même que celui pour lequel il avait été préparé, pour lequel il s’était engagé à l’âge tendre ? Les combats de l’enfant sont comme les os de l’enfant. Ils durcissent avec l’âge. On lui avait donné un squelette de républicain et le monde d’aujourd’hui ignorait les républicains. A l’aube de sa vie, il s’était aperçu que le monde d’aujourd’hui n’en avait que pour les capitalistes et les anticapitalistes. Bonjour, Monsieur. Qui êtes-vous ? Etes-vous de droite ou de gauche ? De gauche, naturellement. Ah ! Vous êtes donc anticapitaliste ? Droite et gauche, par rapport à quoi ?


 

Monsieur Larequête ruminait en prison. Il ruminait ce qu’il en coûte de faire le zouave. Il convenait qu’il avait simplement perdu la tête. Pourquoi s’était-il hasardé, en échange de quelques maigres millions, à braver le mur de l’argent ? Il s’y était cassé le nez et, maintenant, il avait envie de heurter sa tête d’imbécile contre les murs de sa cellule. Il n’avait pas été difficile à trouver, dans son curriculum vitae, le petit incident propre à le faire condamner. Le plus terrible, le plus atroce, c’était qu’il s’en était fallu d’un cheveu pour passer par la porte de la prescription. Trois ans de plus et il était intouchable. Trois ans de plus sur son visage et il respirait la lumière, il buvait la liberté, même celle d’être un raté. Pour la première fois, sans doute, la justice révélait à l’avocat son véritable caractère de règle du jeu à l’usage des plus forts. Comment ! Il avait passé plusieurs années à potasser et repotasser le Droit, il avait usé au moins trois pantalons sur les bancs des amphis et il s’apercevait seulement maintenant que l’on pouvait fort juridiquement mettre à l’ombre un apprenti-malhonnête sur les indications d’un maître es fourberies. Il revivait l’atmosphère de la salle du tribunal où déjà les fenêtres se montraient plus avares de lumière. “Nemo auditur contra suam propriam turpitudinem allegans”, lui avait dit le juge avec un fin sourire. Mais oui ! Cette règle, il l’avait apprise autrefois, il l’avait commentée, il l’avait même traduite d’un seul coup, sans dictionnaire : “Personne n’est écouté qui allègue sa propre turpitude”. Autrement dit, si vous êtes un fumier et si vous avez été roulé par un plus fumier que vous, vous ne pouvez pas invoquer votre vilaine odeur pour prouver que l’on vous a roulé.

Affreuse règle ! Infâme règle ! Ainsi est assurée l’impunité des plus forts, ainsi est condamné celui qui a seulement commis l’erreur de ne pas être un escroqueur génial. Dans le fond, cette règle, il la connaissait depuis longtemps ; à l’école, quand il était petit, les maîtres eux-mêmes ne disaient-ils pas : il n’est pas défendu de copier, il est défendu de se faire attraper ? Monsieur Larequête s’était simplement fait attraper. Il aurait eu un peu plus de patience, il aurait eu un peu plus d’intelligence pratique, davantage de fourberie dans le sang, et, finement, calmement, juridiquement, il aurait volé à la société, non pas quelques millions, non pas quelques miettes, mais des bons milliards sonnants et trébuchants, une confortable part du gâteau escroqué aux bouches affamées. Quelle cuisante ironie ! En Chine, en Afrique, et partout dans le monde, des hommes mouraient de faim ; et pendant ce temps-là, un Labranche, un Putrupin, un de Courtemblois prenaient force cafés et fumaient force cigares pour digérer des repas pléthoriques ; et pendant ce temps-là, un Larequête apprenait à ses dépens qu’il ne faut surtout pas voler à moitié parce que ça fait moche, parce que tout le monde s’aperçoit que l’on vole et que, qui sait, ça peut faire du dégât, du dégât de révolution. A chacun selon son mérite, à chacun selon ses œuvres. L’avocat se tordait les mains, assis sur sa paillasse, répétant tout haut cette étrange complainte : “Qu’ai-je donc fait au bon Dieu pour être si bête ? Pourquoi ne suis-je pas un peu plus intelligent, même si je devais pour cela être un peu moins malhonnête ?”.


 

- Tu es vraiment un chic type, Ernest, et tu m’enlèves là une épine du pied.

- C’est tout naturel, voyons. Après tout, si je suis ce que je suis maintenant, c’est bien grâce à toi. Sans les quelques billets de mille francs que tu m’as passés un certain jour, je serais peut-être un clochard.
- Cesse de faire le modeste, mon cher, et considère un peu qu’avec ces quelques billets de mille francs, tu as réussi à devenir un champion, et là je n’y étais pour rien.

Barin ressemblait à un petit caniche à qui sa maîtresse vient de donner une douceur. Il mettait toute la gomme voulue pour encenser son beau-frère qui venait de lui accorder sa caution pour un emprunt de la plus haute importance. En fait, Barin n’avait pas trop à se forcer pour faire ses louanges : il admirait sincèrement Ernest. Il avait assez d’expérience pour apprécier le véritable génie financier chez ce jeune garçon, passé, presque du jour au lendemain, de la pauvreté à la plus grande fortune. Il aurait bien voulu connaître les ressorts profonds de cette réussite.
- Et toi ? Tes affaires marchent bien ?
- Dans l’ensemble, ça va ; ça pourrait aller mieux si je n’avais pas Putrupin sur les reins.
- Putrupin ? Qu’est-ce qu’il te veut celui-là ?
- C’est bien simple : j’ai comme l’impression qu’il a envie de me détruire.
- Te détruire ! Te détruire ! Encore faudrait-il qu’il le puisse, le pauvre. Tu ne vas pas me dire que tu as peur de Putrupin ?
- Non, mais, tu comprends, je viens à peine d’en terminer avec Labranche et j’aurais aimé souffler un peu.
- Ah ! Mon petit Ernest, on voit que tu es encore jeune en affaires, malgré tes succès. Tu ne sais donc pas qu’on n’a jamais le droit de souffler ? Souffler, mon vieux, c’est perdre son temps, c’est piétiner, c’est rétrograder. Il faut que tu te défendes et, crois-moi, la meilleure défense, c’est l’attaque. Tu vas donc reprendre un peu de courage et tu vas me descendre ce petit Putrupin. Voyons, Ernest ! Tu as fait tes preuves. Putrupin, c’est de la petite bière, c’est du menu fretin. Ah ! Si j’avais ton instinct et tes moyens...
- Il ne s’agit pas d’instinct, comme tu dis, ni de moyens. Il s’agit... Il s’agit de mordant. J’ai quelque répulsion à noyer cet animal. Je préfère attendre un peu pour voir. Après tout, je peux très bien me tromper.
- Ernest ! Tu es fou ou quoi ? Ecoute, j’ai pas mal de travail en ce moment avec mes investissements et cela grâce à ta générosité ; mais ce sera justement une manière de te remercier que de t’apporter toute l’aide que tu désires. Tu n’auras qu’à disposer de moi. A nous deux, mon vieux, on se débarrassera de Putrupin d’une main en roulant le couscous de l’autre.
- Je te remercie, Georges. Si ça va mal, je te promets de faire appel à toi. Mais, comprends-moi, il faut que j’attende... Ce ne serait pas chic de ma part de faire quoi que ce soit d’irréparable sur de simples soupçons.

Manifestement, Barin commençait à s’énerver :
- Tu as eu moins de scrupules et de complexes avec l’ami Labranche.

Ernest se sentit piqué au vif :
- Avec Labranche, c’était autre chose ! Il le méritait ! Il m’a assez fait souffrir pendant des années. Et puis, ce type-là me dégoûtait. J’avais de la hargne contre lui. Tu n’as jamais assisté à un bon combat de boxe ? Un bon combat de boxe, c’est malheureux de le dire, c’est un combat où les adversaires s’en veulent à mort, où ils se battent véritablement parce qu’ils se haïssent. Question de prestige, de rivalité, de rancune personnelle. Vois-tu, Georges, quand j’ai engagé la lutte contre Labranche, je m’y suis jeté avec fougue parce que je sentais que c’était le seul moyen d’arriver là où je voulais arriver. Maintenant que j’y suis, j’ai envie de respecter certaines règles, de me conformer à une politesse des affaires. Quand un naufragé grimpe dans une barque surchargée, il doit faire de tels efforts qu’il risque de faire chavirer l’esquif. Une fois qu’il est installé, il se doit, si c’est un homme civilisé, de vivre dans la barque en respectant son prochain. Il est excusable d’avoir manqué de noyer tout le monde, car il était en danger de se noyer, mais, une fois à l’abri, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il doit être poli.
- Mon cher, je préfère te dire que tes images et tes symboles me fatiguent. Outre que tu oublies le radeau de la Méduse, tu as la responsabilité de quelques milliards de francs et de quelques milliers d’actionnaires innocents. Quand on a cette responsabilité, on ne fait pas de la dialectique. On se défend, on se bagarre, et on gagne. Et Putrupin, il les respecte lui, tes règles ?
- Là, tu as raison. Qu’un petit jeunot soit venu pour essayer de me chiper la place, ça ne m’aurait pas atteint comme cette histoire. J’aurais trouvé cela normal. Mais que Putrupin essaye de me donner des coups bas, cela me révolte. Il a de quoi manger, que diable !

Barin pouffa.
- Cela t’étonne ? Mais tu oublies une chose : et puisque tu aimes les images, sache donc qu’il y a des barques plus ou moins grosses et des gens qui aiment plus ou moins leur confort. Putrupin est dans une petite barque, le pauvre ; toi tu as un yacht. Alors...

Barin, cette fois, rit franchement.
- C’est d’ailleurs bien simple : tu es à la tête d’une grosse société de holding ; Putrupin en dirige une petite ; je ne sais pas si tu t’intéresses aux statistiques, mais tu sauras qu’en l’espace de dix ans, à l’exception des sociétés financières qui se sont créées de toutes pièces, les sociétés de ce type ont diminué, en nombre, de trente pour cent. Et ça continue ! En ce qui te concerne, mets-toi bien dans la tête que si tu n’abats pas Putrupin, c’est Putrupin qui t’abattra. Il faut nécessairement que l’un de vous deux reste sur le carreau. Tu crois que moi je n’ai pas eu les mêmes ennuis avant d’être le maître à Tours ? J’ai dû me débarrasser de quatre concurrents. Tu entends ? Quatre ! Et si je t’ai demandé ta caution, ce n’est pas pour le plaisir d’investir pour investir, c’est parce qu’il me faut dare-dare me mettre en position de force par rapport à un petit merdeux qui vient de s’installer chez moi avec toutes sortes de machines sophistiquées. Tu le connais. Il s’agit de Crochin. Oui ! Crochin et compagnie. Ils ont bénéficié, Dieu sait comment, de subventions gouvernementales. C’est la décentralisation qu’ils disent. Ils donnent de l’argent à ceux qui veulent s’installer en province. Alors, tu comprends, c’est dégueulasse. Tu as travaillé pendant des années, ton père avant toi a travaillé pendant des années ; après toutes ces peines, au moment où tu vas pouvoir enfin dormir tranquille, au moment où tu es parvenu à avoir ton monopole, vlan ! En voilà un qui s’amène de Paris avec ses gros sabots et la bénédiction du gouvernement et tout est à recommencer. Mais, mon vieux, si tu ne m’avais pas aidé, je coulais, moi. Parfaitement, je coulais !

Ernest ne l’écoutait plus. Les yeux tournés vers la fenêtre, il regardait les nuages lourds qui s’amoncelaient à l’horizon. Ce premier nuage, ce tout petit nuage prétentieux, c’était Putrupin. Facile à crever, Putrupin, avait dit Barin. Oui, mais après Putrupin ? Il y en aurait un autre, puis encore un autre. Jusqu’à quand cela durerait-il ? Jusqu’à quand faudrait-il se comporter comme un chien enragé ? Et, qui sait, si, après tous ces nuages de première ligne, qui sait, si, derrière, loin, ne se cachait pas le nuage Barin, le nuage des amis, des parents ? Les deux beaux-frères se déchirant à belles dents : il voyait très bien le tableau. Tu comprends, avait dit Barin, c’est une question de sélection, la sélection des plus forts, la sélection par la concurrence. Jusqu’où cela irait-il ? Ernest se retourna brusquement. Barin avait terminé, satisfait de sa péroraison.
- Alors, ça va mieux ? Tu te sens prêt à l’attaque ?

Ernest inclina la tête.
- A la bonne heure ! Voilà qui est bien.
- Je voudrais te poser une question, dit doucement Ernest. Si je te barrais la route, est-ce que tu me descendrais, comme tu dis ?
- Que vas-tu chercher là ? Nous ne sommes pas dans la même partie. Et entre beaux-frères, quand même...
- Suppose qu’on soit dans la même partie et suppose qu’on soit même plus que des beaux-frères. Des frères, par exemple ?
- Ben, puisque tu y tiens, je pense qu’avant de s’empaler, on commencerait par s’arranger...
- Et suppose que je ne veuille d’aucun arrangement, coupa Ernest.
- Mais enfin, où veux-tu en venir ? Suppose que, suppose que... Si...
- Tu ne veux pas me répondre, avoue que tu es rudement bien embarrassé.
- Eh bien ! Si ça doit te donner le coup de fouet salutaire, sache que je ferais passer mon entreprise avant les liens du sang.

Là-dessus, Barin se lança dans un grand discours où il était question du sacerdoce de l’homme d’affaires, des petits actionnaires qu’il faut respecter, du devoir sacré du père de famille, de l’intransigeance nécessaire de l’homme honnête et travailleur et d’autres considérations du même acabit. Ernest le regardait d’un œil à la fois triste et malicieux, beaucoup plus triste que malicieux. Au moment où l’autre finissait, à bout de souffle, deux coups discrets se firent entendre à la porte du bureau où se trouvaient les deux hommes. Un employé sapé comme un ministre entra, posa un rapport sur la table de chêne et se retira, grave comme un croque-mort. Ernest prit les feuilles dactylographiées, commença à les parcourir distraitement puis changea de couleurs. Putrupin, cette fois, venait vraiment de lui déclarer la guerre : il venait d’acheter un paquet d’actions de la société Crochin. Quand Ernest eut mis Barin au courant, celui-ci eut du mal à ne pas s’évanouir. Avec un admirable sang-froid, il put dire, dans un sourire crispé et d’une voix faussement enjouée :
- Quand j’te disais que tu es un grand, mon cher Ernest. Putrupin n’ose pas t’attaquer de front. Il s’attaque à ta famille. Oui, vraiment, Ernest, tu es un grand : il n’y a que les gros bateaux qu’on attaque par la bande.


 

La bataille fut courte mais violente. En une semaine, et avant que chacun se fût retranché derrière des mesures sévères de défense, les trois protagonistes de la lutte s’étaient réciproquement introduit sur le terrain d’autrui. Barin possédait des actions Putrupin et des actions Crochin. Ernest de même. Putrupin, lui, possédait des actions Crochin et avait réussi à s’emparer d’un tout petit nombre d’actions de la société d’Ernest. Quant à Crochin, absolument abasourdi de constater qu’une véritable bataille se déroulait, à son insu, au sein de sa société, il s’était vite ressaisi et, par d’habiles manœuvres, tâtait le terrain avant de prendre position avec le plus fort. Barin n’avait pas compté avec certains vieux ennemis qui se firent un plaisir de mettre de l’eau au moulin de ses ennuis. C’est ainsi qu’un ancien administrateur d’une société que Barin avait jadis “descendue” s’attacha à prendre une revanche cuisante.

Tout se sait dans les milieux d’affaires. Dès qu’une rivalité sérieuse naît entre deux concurrents, dès qu’un combat loyal se noue dans la clairière, tous les animaux de la forêt d’argent se ruent sur les malheureux qui entendaient vider seul à seul leur querelle. Les uns se mettent avec l’un, les autres avec l’autre, et la défaite du vaincu est encore plus terrible, le triomphe du vainqueur, du moins dans un premier temps, encore plus complet. Tout se passe comme si les spectateurs d’un combat de boxe se précipitaient sur le ring pour être sûrs que le combat se fera, qu’il se fera avec eux, pour être sûrs que l’un des deux boxeurs sera vaincu. Le combat, alors, est rapide, beaucoup plus rapide qu’une curée. Très bientôt, l’un des adversaires faiblit, chancelle, emploie les dernières forces qui lui restent pour crier au secours. Mal lui en prend : ceux qui luttaient pour lui, à ce cri, se dépêchent de changer de camp ; ils se battent la coulpe et se disent : j’aurais dû me douter depuis longtemps qu’il serait le vaincu. L’appel au secours du plus faible est ainsi le signal de sa perte. A ce cri, à cet appel, à ce signal d’alarme, ses adversaires redoublent leurs efforts, contents d’en avoir bientôt terminé, et les amis de la veille, devenus adversaires d’aujourd’hui, s’empressent d’aller les aider. Tout est dit, tout est consommé : le vaincu tombe enfin, écrasé. Le vainqueur se relève, affublé provisoirement de la dépouille de son ennemi. Les autres bavent de contentement : on s’est bien amusé et surtout, surtout, “il y en a un de moins”. On se quitte dans l’euphorie, on se donne rendez-vous pour la prochaine et chacun rentre chez soi, bien heureux, persuadé qu’après toutes les hécatombes passées et à venir, il restera le seul. Le seul !

Barin ne tarda pas à s’apercevoir que la lutte qu’il menait aux côtés d’Ernest contre Putrupin avait pour effet curieux, et surtout fâcheux, de renforcer sérieusement la position de Crochin, nouveau venu à Tours. Si je continue à faire le coup de feu, se répétait-il, je suis un homme mort. Et je n’aurais pas été tué par Putrupin, j’aurais été tué par Crochin. Cette lutte, vraiment, ne faisait pas du tout ses affaires. Il fallait trouver un moyen ingénieux pour se replier, de dégager, sans toutefois perdre le bénéfice de cette petite guerre. Une entente fut conclue entre les deux beaux-frères : Ernest s’occuperait de Putrupin à Paris, Barin s’occuperait de Crochin à Tours ; il était en effet clair que les deux fronts, bien que tenus pour la même cause, pouvaient être dissociés. C’était déjà une bonne chose pour le mari de Geneviève que de ne plus avoir à s’occuper de Putrupin et de pouvoir consacrer toutes ses forces à lutter contre le rival impudent subventionné par le gouvernement. Mais le démon ne tarda pas à se glisser dans l’âme de Barin.

Il arriva, par une belle après-midi ensoleillée, dans une somptueuse voiture, sous les traits d’une femme encore plus désirable. Janine, envoyée par son mari, vint rendre visite à Barin. Elle commença par jouer de la jambe. Gros effet. Barin n’avait rien du genre ascète. Puis elle minauda. Autre gros effet. Barin était un sentimental inavoué. Enfin elle raisonna. Penchée vers l’industriel, le corsage savamment dosé, elle lui fit part d’une proposition des plus alléchantes. Barin suait à grosses gouttes et n’aurait même pas pu dire si c’était à cause de ladite proposition ou de la chair bronzée et lisse de la naissance des seins. Ceux-ci, bien que magnifiques, étaient somme toute communs à beaucoup de femmes. La proposition, elle, était extraordinaire : il suffisait à Barin d’aider Putrupin à couler Ernest ; en échange de quoi, Putrupin lessiverait Crochin sous vingt-quatre heures. Il en avait les moyens. Barin eut toutes les peines du monde à dire non. Quelques heures après, allongé à côté de Janine apparemment languissante, il avait dit oui. Putrupin ne fut pas fâché d’apprendre que le déshonneur infligé par Ernest venait d’être réparé sur le lit de Barin. Il en avait toujours convenu : les gros sous devaient passer avant les petites tromperies.


 

Ernest devenait mystique. Il passait de longues heures enfermé dans son bureau. Quand il en sortait, une sorte de joie contenue et de farouche détermination illuminaient, tout en le crispant, son visage. Les cols blancs qui le servaient en étaient effrayés et se demandaient s’ils ne feraient pas mieux de passer dans une boîte plus reposante. L’Ernest de l’affaire Labranche était non seulement rattrapé, mais dépassé : il faisait des merveilles avec un sang-froid de matador. Ne parlant presque plus, se déplaçant rarement, il donnait l’impression d’un médium tout puissant régissant le monde à distance. Les rapports, les télégrammes, les notes s’entassaient sur la table de chêne. Tout n’était que silence lourd de menaces invisibles dans ce cabinet de travail.

Dehors, la bataille faisait rage. Ernest savait qu’il serait le vainqueur. Pour la dernière fois. Quand on vint lui apprendre la déroute de ses ennemis, quand on lui annonça la visite d’un Barin suppliant et bouleversé, quand on l’informa du suicide -manqué- de Putrupin, il ne fut pas surpris. Il commanda un sandwich, but un verre de bière et mit son chapeau. Il triomphait. Il soufflait. Il avait tout préparé. Il pouvait se retirer. On ne l’avait pas lessivé, il démissionnait. On ne l’inquièterait plus. Il laissait la place, en pleine réussite, en pleine victoire, comme un athlète de haut niveau après une ultime médaille d’or.

Ernest mit une petite cassette sous son bras, regarda une dernière fois la pièce où il avait tant souffert, tant lutté, tant gagné. Il sortit par une porte dérobée, sans détourner la tête, droit devant lui. Sa dernière pensée d’homme d’affaires, il l’avait laissée derrière lui, sur un petit bout de papier. Ce fut Barin qui fit la découverte. Ses yeux étaient pourtant plus que fatigués par les larmes et les veilles. Ils eurent pourtant encore la ressource de se dessiller sous l’effet de l’étonnement. Sur le petit bout de papier, l’auteur de sa fin avait marqué ces simples mots, combien étranges : “Un sandwich à l’aristocrate”. Et c’était naturellement signé : Ernest Rémy de Courtemblois.

Barin ne put supporter la vue de ce nom. Il froissa rageusement le papier. Il ouvrit la fenêtre et jeta avec fureur la petite boule. La petite boule légère ne tomba pas tout de suite car le vent se levait. Et ce n’était plus le vent de la colère, mais celui de la résignation ; ce n’était plus le vent de la haine, mais celui de la pitié ; ce n’était plus le vent collecteur de poussières, mais celui de la pureté.


 

Ernest descendit l’escalier qui menait à la Seine. Parvenu sur la berge, il hésita quelques secondes puis, ayant jeté son mégot dans l’eau paresseuse, se mit en marche sur les pavés inégaux. Il se prit à sourire en pensant au soir, à présent si lointain, où il avait fait la connaissance de Pas-pour-Moi. Il était en ce moment aussi délicieusement apeuré et excité que ce soir-là. Va-t-il seulement me reconnaître, se dit-il, et si oui, quelle sera sa réaction ? Comme ce soir-là, il marchait sans regarder les piqueurs de mégots, décidé, à chaque arche de pont, à faire l’effort nécessaire pour entrer en contact. Comme ce soir-là, il n’arrivait pas à s’y résoudre. Qu’attendait-il pour s’approcher du premier clochard rencontré et s’enquérir de Pas-pour-Moi ? Au prochain pont, pensa-t-il, je couperai les miens, je leur parlerai, je les interrogerai. Le prochain pont passait au-dessus de sa tête et il continuait à marcher. Il ne lui restait plus que cent mètres à parcourir avant l’escalier suivant. Dans la nuit, une voix troua le silence :

- Z’avez du feu, M’sieur ?

Ernest sursauta. Il s’arrêta, glissa un regard sur sa gauche et aperçut une forme sombre accroupie contre le mur. Il se dirigea vers l’homme, se baissa, alluma son briquet. Le visage qui aspira la flamme était celui de Pas-pour-Moi. Pour se donner une contenance et permettre au clochard de le reconnaître, Ernest alluma lui aussi une cigarette. L’autre ne broncha pas.
- Tu ne me reconnais pas, Pas-pour-Moi ?
- Je t’ai reconnu, Ernest de Courtemblois. Tes actions marchent bien ?
- Tu n’as pas changé, mon vieux, dit Ernest en riant. Tu es toujours aussi incisif. Quant à mes actions... Finies, envolées.
- Je vois. Je vois. T’as fini par faire le grand saut ; ça finit toujours comme ça.
- Tu n’y es pas, mon vieux. Je me suis seulement tiré des voitures. En pleine gloire, dirais-je même.

Le bout de la cigarette de Pas-pour-Moi devint incandescent. Quand le clochard tirait ainsi sur sa cigarette, c’est qu’il réfléchissait intensément.
- Tu vas pas m’dire...?
- Si, si, si ! J’ai tout abandonné. Je suis maintenant des tiens. Tout-à-fait. Et cette fois-ci, c’est plus que de la sympathie, c’est de la confrérie.
- Faut qu’on aille boire un verre. Moi, j’me sens mal.
- C’est ça ! On va se payer un verre. Il y a longtemps que j’en ai envie. Tiens ! Si on allait dans ton petit bistrot ?
- J’y tiens pas tellement. Le patron est mort. Celui qui l’a remplacé est une peau d’vache. Il est bien foutu d’me donner un verre de gniole empoisonnée pour pouvoir vendre mes frusques et s’payer c’que j’lui dois.
- Bon ! Alors tu sais où on va aller ? On va aller, mon vieux, dans la belle brasserie qui se trouve là.
- Tu sais bien...
- Si, mon vieux, on va aller là et si les clients ne sont pas contents, ils n’ont qu’à aller boire ailleurs.

Ils prirent l’escalier, traversèrent l’avenue et se dirigèrent vers l’établissement brillamment éclairé. Quand le garçon vit que, décidément, ils s’installaient, il s’avança, l’air ennuyé. Un billet le fit se plier en deux. Le clochard siffla entre ses dents.
- Mazette ! En partant, t’as pas oublié la caisse !
- Mon cher Pas-pour-Moi, j’ai joué à leur jeu pendant des années. J’ai gagné pas mal de parties. Il est normal que j’emporte mes gains, non ? D’ailleurs, à ce sujet, j’ai pas mal de choses à te dire...

Ernest se tut un court instant puis lança tout à trac :
- Que dirais-tu de vivre au XVIIIème siècle ?
- Je dirais : pas pour moi, répondit le clochard. Moi, j’préfère le XVIIème.
- Alors ça, dit Ernest, apparemment consterné. Mais tu fous tous mes plans par terre !
- J’sais pas d’quoi tu parles, mais ça n’m’empêche pas d’préférer le XVIIème. Le XVIIIème, vois-tu, il m’dégoûte un peu parce que c’est lui qui a commencé à donner aux gens le goût, l’idée de la pagaille.
- Tu exagères un peu, mon vieux. Ce que tu dis là est peut-être vrai pour la fin du siècle uniquement. Sinon, à c’compte-là, le XVIIème aussi, en remontant aux sources, est blâmable.
- Tu permets ! Tu permets ! Le XVIIème, c’est le Grand Siècle, comme dirait Monsieur Voltaire.
- Ecoute... C’est inutile de nous disputer. On verra ça plus tard. Pour l’instant, dis-moi si ça te plairait de vivre... Mettons au XVIIème siècle.
- Ma foi, mon p’tit Ernest, la mixture qu’ils nous ont servie a l’air d’être de la gniole comme moi j’ai l’air d’être Rothschild, mais c’est pas en nous lamentant qu’ça va devenir de la gniole.
- Ecoute Pas-pour-Moi, je ne suis pas en train de plaisanter. Je te demande depuis une heure si tu veux venir avec moi au XVIIIème…
- XVIIème !
- Si tu veux... Au XVIIème.
- T’as liquidé tes actions mais t’en as gardé la fièvre !
- Bon ! Eh bien tu vas quand même m’entendre. Je suis à la tête de plusieurs milliards. Dans quelques jours, je m’en serai débarrassé et je compte sur toi pour m’aider dans la distribution. Je garderai de quoi acheter une propriété à la campagne... ou ailleurs. Et j’ai l’intention de vivre dans cette propriété en véritable gentilhomme des siècles passés. Je te demande si tu veux bien m’y tenir compagnie.
- Alors là, vraiment, il me faut un bon verre de gniole ! Garçon, hurla-t-il, apportez-nous de la gniole ! Et de la vraie ! On y mettra le prix. Et vous, cria-t-il à l’adresse de consommateurs scandalisés, n’me regardez pas comme ça ! Sinon, j’vais vous faire bastonner par mes gens !

Ils quittèrent bientôt la brasserie et leurs visages reflétaient le bonheur. Ils faisaient des projets, tout en marchant, et les gens se retournaient déjà sur leur passage. Ils restèrent longtemps dehors, ne sentant ni le vent, ni la pluie fine qui semblait mettre fin à un très vieil orage. Ils burent beaucoup, en de nombreux endroits. L’alcool semblait réchauffer le vieux cœur de Pas-pour-Moi. Sous le coup d’une heure du matin, il s’arrêta brusquement sous un réverbère et dit à Ernest, en hoquetant :
- Mon pote, tu peux pas savoir comme j’suis content. On dirait qu’je viens seulement de naître, après être mort depuis longtemps. Je vais te dire une chose : moi aussi j’ai connu la richesse mais j’ai pas eu ta force, ta lucidité. Aujourd’hui... Il m’semble... Il m’semble que j’y vois plus clair. Moi aussi j’ai connu la richesse mais la richesse m’a gâté avant de me quitter. Comme j’ai fait le zouave ! Fallait y penser : vivre au XVIIème siècle ! Quand j’étais p’tit, j’en ai toujours rêvé.

Ils s’arrêtèrent enfin, rompus de fatigue, au pied d’un arbre. Ils se souhaitèrent la bonne nuit et s’endormirent côte à côte. Un fêtard solitaire, qui pourtant avait beaucoup bu lui aussi, resta un bon moment à les contempler, les yeux écarquillés. Que faisaient donc ces deux hommes dans cette position, ces deux hommes apparemment si dissemblables, dont l’un était dépenaillé et l’autre vêtu d’un complet de la plus belle qualité ? Problème certes insoluble pour ce passant éméché.


 

Ils achetèrent un château et entreprirent de le restaurer. Ils le meublèrent avec recherche et goût sans que rien n’y manquât. Ils eurent un clavecin, un carrosse d’époque et une chaise à porteurs. Les berges de la Seine se vidèrent de quelques clochards que cette aventure saugrenue attirait. Les uns devinrent jardiniers, d’autres valets de pied. Ernest veillait à ce que tout fût mis soigneusement au point. Leurs plus grandes difficultés, ils les eurent avec le tailleur : le pauvre homme, durant de nombreux jours, ne fit qu’hésiter entre sa machine à coudre et le téléphone. Il ne savait s’il devait exécuter les commandes ou téléphoner à l’asile d’aliénés. Pas-pour-Moi était préposé à ce qu’il appelait le “refoulement du modernisme” : tout engin qui lui paraissait suspect était aussitôt écarté. Ainsi congédia-t-il avec perte et fracas un violon qui avait eu le tort d’être fabriqué au XIXème siècle. Le XVIIIème, passe encore ; mais le XIXème !

Quand tout fut définitivement prêt, les deux châtelains s’enfermèrent dans leur château et, solennellement, décrétèrent que la vie y pouvait commencer. Au début, quelques problèmes ardus ne tardèrent pas à se poser. Ainsi Pas-pour-Moi avait-il toutes les peines du monde à jurer dans l’argot de son cher XVIIème lorsqu’il ne parvenait pas, au bout du troisième ou quatrième essai, à mettre correctement sa perruque. Ainsi Ernest faillit-il se casser un bras quand, s’étant endormi de bon cœur sur un lit à baldaquin, celui-ci jugea bon de montrer son authenticité en s’effondrant bruyamment en pleine nuit. Puis, petit à petit, la vie s’organisa, du moins à l’intérieur des murs car, passés ceux-ci, ce n’étaient que moqueries, quolibets ou sarcasmes des gens du petit bourg qui, après avoir longtemps pris tout cela pour un tournage de film, commençaient à se rendre compte de la réalité. Mais Ernest et Pas-pour-Moi n’en démordaient pas. Quant aux clochards, leurs serviteurs, ils étaient grassement payés et certains commençaient même à se prendre à ce petit jeu. Une seule manie subsistait en eux : malgré leurs magnifiques livrées et leur langage châtié, ils continuaient à piquer les mégots.

Tout ce beau monde travaillait d’arrache-pied : les uns cultivaient la terre, d’autres entretenaient les chevaux ou réparaient. Il y avait toujours quelque chose à réparer car le château était très vieux. Ernest et Pas-pour-Moi, qui se nommait à présent Monsieur de Brabeçant, partageaient leur temps, tels des moines, entre l’administration du domaine et l’étude. Ils étudiaient passionnément, durant de longues heures, dans une petite pièce ronde qu’ils nommaient le “cabinet”. C’était leur saint des saints. Si le château était leur monde à part, le cabinet constituait, à l’intérieur de ce monde, le temple, le palais, la capitale. Les pieds au chaud, la pipe à la bouche, ils n’interrompaient leurs lectures que pour échanger leurs idées, leurs souvenirs, leurs vies intérieures. Quelquefois, l’étude de quelque vieux manuscrit les entraînait jusque fort tard dans la nuit. Ils allaient alors se coucher, épuisés mais heureux, l’un dans sa chambre Louis XIV, l’autre dans sa chambre Louis XV.

Ils s’aventuraient rarement à l’extérieur de leur fief. Pourtant, un jour, ils décidèrent bravement d’effectuer un petit pèlerinage à Paris. Ils ne passèrent pas inaperçus. La plupart des passants les prenaient pour des figurants de cinéma et cherchaient instinctivement la caméra et le metteur en scène. Ils allèrent jusqu’au bord de la Seine où les clochards, leurs amis, leur firent une ovation. Ils recherchaient les coins de leur amitié, les bancs où ils s’étaient assis jadis. Dans un square, ils s’assirent parmi les gens étonnés et moqueurs. Les enfants avaient cessé de jouer pour les regarder. Eux faisaient semblant de ne rien voir, de ne rien entendre, tirant de courtes bouffées pensives de leurs pipes d’un autre âge. Un petit garçon s’écria : regarde, maman, ces deux malheureux ! Une petite fille, sa sœur sans doute, remarqua : des malheureux ? Des fous, tu veux dire. Ils avaient entendu. Ils se retournèrent. La mère, gênée, esquissa un sourire. Ils sourirent à leur tour. Un vieil homme passa. Il avait un visage et un corps las. Quarante ans de labeur et de déceptions se lisaient dans ses yeux. Il s’arrêta, contempla Ernest et son compagnon et dit doucement entre ses dents : des fous ? Des fous ? Ce sont peut-être les deux seuls hommes heureux sur cette terre. Et le vieil homme s’en alla, à pas lents, le dos étrangement courbé, comme sous un fardeau invisible, le fardeau de l’homme si lourd, si lourd quand il est de la chair du présent, si léger, si léger quand il revêt les habits du passé.

Pas-pour-Moi considéra sa pipe et pensa : une perruque, un jabot... Il n’en fallait pas plus. Il regarda son ami Ernest, Ernest Rémy de Courtemblois. Oui, vraiment ! Sous ce front pâle, un grand combat avait cessé.