L’écrivain Bernard Lemer reçoit de bon matin la visite de son ami Philippe, porteur d’une nouvelle incroyable : un savant français, le professeur Simien, vient de mettre au point une substance qui assure à l’homme l’éternité. Philippe, qui est journaliste, a beaucoup de mal à rendre crédible pour son ami ce que ce dernier prend naturellement pour un canular. Devant prendre le train, Philippe demande à Bernard de l’accompagner à la gare. Sur leur trajet, dans Paris qui s’éveille, les deux hommes peuvent se rendre compte que l’insensée nouvelle est déjà abondamment commentée, avec des réactions diverses, la presse du matin en ayant donné connaissance et apporté les précisions suivantes : le professeur Simien a absorbé le produit résultant de sa découverte et a été mis en observation par certains de ses confrères dans un lieu demeuré secret ; les autorités françaises sont aux abois, les représentants de la plupart des pays étrangers faisant le siège de leurs relations dans la politique et l’administration.

Quelques bribes de conversation saisis dans un bistrot, quelques embouteillages inusités et une nervosité collective perceptible à la gare de l’Est incitent Philippe, troublé, à demander à Bernard de veiller sur sa femme pendant le court séjour qu’il doit faire à Nancy. Bernard, qui, lui, reste plus calme devant ce qu’il continue à prendre pour un canular, accepte d’autant plus volontiers cette agréable mission qu’il n’a jamais cessé d’être secrètement amoureux de Pascale, la femme de Philippe. Ayant donc mis le journaliste dans le train, il se dirige donc allègrement vers l’appartement de celui-ci.

- Quoi ?

- Je te dis qu’ils ont découvert un vaccin contre la mort ! Regarde plutôt : « LA MORT VAINCUE » !

- C’est une plaisanterie ou quoi ?

- Ma foi ça n’en a pas l’air. Ils donnent tous les détails. C’est un certain professeur Simien qui, paraît-il, a fait cette découverte ; ça s’est su cette nuit. Lis, tu verras.

« Bien que cette nouvelle ait de quoi bouleverser le monde entier, et le faire basculer dans un gouffre de joie inhumaine, on peut de source certaine affirmer qu’un savant français, le Professeur Simien, vient de faire la découverte la plus incroyable : il aurait mis au point un « vaccin » permettant de prolonger éternellement la vie humaine. On a tenté désespérément, en haut lieu, cette nuit, de faire taire la Presse, pour que cette nouvelle ne soit pas divulguée ; mais une conférence des directeurs des principaux quotidiens parisiens a décidé qu’il était de notre devoir d’alerter l’opinion publique quoi qu’il puisse arriver… »

- Naturellement !...

«… Personne n’est en mesure, pour l’instant, de donner quelque renseignement que ce soit sur la nature de ce « vaccin », le Professeur Simien ayant été immédiatement séquestré dans un lieu demeuré jusqu’à présent inconnu. On murmure un peu partout, et notamment au ministère de la Santé publique, que l’éminent biologiste se serait lui-même injecté le sérum il y a deux ou trois jours. La plupart des ambassadeurs accrédités à Paris auraient déjà présenté au chef de l’État une pétition demandant que le voile soit levé sur l’incertitude qui pèse et qu’il soit « mis fin au secret qui entoure une affaire de compétence internationale. » On pense que déjà les réseaux d’espionnage russe et américain ont mis tout en œuvre pour parvenir à saisir la moindre information sur la formule du Professeur Simien, au risque de se trouver par là-même complètement démantelés… »

- C’est de la démence !

- Ce n’est pas si sûr… Moi j’aurais plutôt tendance à y croire. Après tout un tel vaccin n’est pas impensable. Les Russes y travaillent certainement depuis longtemps…

- Allons ! Philippe ! Pour quelqu’un qui s’est toujours moqué du principe de la vaccination, tu la fiches plutôt mal.

- Écoute, mon vieux, j’en sais rien ; mais crois-moi : si jamais ce n’est pas du bidon, je ne serai pas le dernier à me faire vacciner. D’ailleurs, descends un peu dans la rue : tu verras les gens, ils font une drôle de gueule. Ils ne seraient pas si inquiets si on leur annonçait une guerre interplanétaire.

- Oh ! Rassure-toi ! Ils ne vont pas tarder à nous l’annoncer, leur guerre interplanétaire. C’est comme l’histoire des soucoupes volantes, ça : on va en parler pendant quelque temps puis… passez muscade ! Plus de vaccin ! Tu veux savoir : ils n’ont rien à se mettre sous la dent ; pas d’assassinat politique, pas d’élection, pas de petite escarmouche indochinoise ou africaine, pas le moindre crime crapuleux. Alors ! Que faire pour vendre leurs sales canards ? Les soucoupes volantes, personne n’y croit plus. Alors vas-y pour la mort tuée. Avec ça il faut reconnaître qu’ils ont de l’imagination : moi qui suis écrivain, je n’y aurais jamais pensé, à la mort tuée.

- Tu n’as pas l’air de très bien te rendre compte de ce qui se passe. Écoute, mets tes chaussures et descends avec moi. Tu comprendras alors… C’est dommage que tu n’aies pas de télé, on aurait eu des précisions.

- Bon ! D’accord ! De toutes façons je dois descendre pour acheter des cigarettes. Je lirai le canard après, quand je n’aurai rien d’autre à faire. À part ça, ça va ?

- Oui, pour l’instant… J’ai un train à prendre gare de l’Est.

- Et tu es venu jusqu’ici avant d’aller à la gare ?

- Ben… y a de quoi, non ? Et puis je suis venu en voiture. Mais je la laisserai à la gare : je préfère prendre le train ; je me sens fatigué.

- Tu es marrant avec tes histoires de journaliste affamé. Enfin… Mince ! il pleut. Ils auraient mieux fait d’écrire un article sur leurs sales expériences atomiques qui détraquent le temps. Ah ! Elle est belle, la science ! Et ta femme, ça va ?

- Oui…

- À propos, où tu vas ?

- Je vais à Nancy. Tu sais, la place où j’ai écrit : ils veulent me voir avant, avant de m’embaucher définitivement.

- Tu as tort… Tu as tort de quitter Paris, c’est moi qui te le dis. Enfin, peu importe : dans la vie éternelle tu pourras revenir où tu voudras et quand tu voudras. On va rudement s’embêter, dis donc !

- J’ai pensé au problème : on va se paralyser volontairement. Tiens ! par exemple, tu ne descendras plus cet escalier ainsi. Tu auras trop peur de t’y casser la gueule.

- Et pourquoi ? Ah ! Parce qu’on n’est pas garanti contre la mort violente, peut-être ?

- Si tu avais lu le journal… On ne pourra mourir que par manque d’air ou hémorragie.

- Quelle impuissance !

- Dites, c’est vrai, Monsieur Lemer, cette histoire de mort vaincue ?

- Bonjour ! Madame. Ne vous inquiétez pas : les pompes funèbres auront encore de beaux jours, et les corbeaux aussi.

- Vous n’y croyez pas ?...

- Oh ! si, j’y crois… À tel point que je m’en vais de ce pas me suicider. La vie éternelle, moi, ça me barbe… Vous n’avez pas de courrier ?

- Oh ! Vous alors !... Dans un jour pareil, la seule chose qui le préoccupe c’est de savoir s’il a du courrier. Non, je n’ai rien pour vous. D’ailleurs qu’est-ce que ça peut vous faire puisque vous allez vous suicider ? Ha ! Ha ! Ha !

- Elle n’a pas l’air de prendre ça très au sérieux, ma concierge.

- Oui… Regarde un peu ces attroupements : à part ça ce n’est pas grave !

- Oui, je vois le troupeau… Où on va ? Gare de l’Est ?

- J’ai juste le temps. Je ne m’étais pas bien rendu compte de l’heure.

- Je t’accompagne. Attends-moi un instant, j’en ai pour quelques secondes.

- Un paquet de « Craven » s’il vous plaît.

* … Moi je vous dis que ce n’est pas du bidon ! À cette heure y a certainement pas mal d’huiles qui ont dû se faire piquer…
* … D’abord t’en sais rien, mon vieux. Et secundo ça doit pas t’empêcher de boire ton verre. Ha ! Ha ! Ha !...

(… Quelle couche ! Ah ! Je te jure, quelle époque ! Et l’autre qui y croit dur comme fer, lui aussi. Et qui va prendre son train en y pensant sans cesse… Merde ! Il a bien failli m’avoir, celui-là. Chauffard…)

- Dépêche-toi ! J’ai juste le temps. C’est bête que ça tombe aujourd’hui, ce voyage. J’aurais préféré rester à Paris.

- Comme ça tu auras au moins le privilège de voir la foule provinciale en proie à la métaphysique ; ça te changera des badauds parisiens.

* … Moi je n’y crois pas…
* … Vous avez…

- Je n’aime pas ça : laisser Pascale toute seule. Tu peux pas aller la voir ?

- Pour lui faire la cour ?

- Je plaisante pas ! Tu devrais aller la voir. J’ai peur…

- Elle le sait ?

- Quoi ?

- Ben ! La mort vaincue !

- Non justement. Et je crains…

- Je vois… Tu crains qu’elle essaye d’être la première femme vaccinée ?

- Cela va faire du vilain cette histoire.

- Cela va faire sûrement du vilain. Quels salauds ! ces journalistes… « Nous pensons qu’il est de notre devoir d’alerter l’opinion publique. » Un truc à semer la panique… D’accord ! Je passerai voir Pascale. J’espère que tu ne me retrouveras pas couché dans son lit.

- Cochon !

* … C’est des histoires tout ça !...
* … Oui, mais en attendant faut s’arranger pour ne pas rester en rade…
* … Vous croyez peut-être qu’ils en ont des stocks, de leur vaccin…

- Tu vois !

- J’en étais sûr… Décidément tu as raison : j’irai voir Pascale. Et ça ne sera pas pour coucher avec elle. Mais après tout, pourquoi tu le prends, ce train ? Laisse tomber.

- Je peux pas laisser tomber une affaire pareille… Merde ! un peu plus et je lui rentrais dedans ; ça serait trop bête de crever en ce moment.

- Oh ! d’ailleurs, c’est tout des histoires tout ça ! Va à Nancy, fais tes affaires, et quand tu reviendras tout sera rentré dans l’ordre depuis longtemps.

* … Chauffard !...

- Tu écris quelque chose en ce moment ?

- Oui… J’ai commencé un essai sur le travail. Mais je tourne un peu en rond. Comme d’habitude. Quand ce sera bien mûr en moi, j’écrirai tout d’un jet. C’est ma méthode.

- Ou ta nature…

- L’essentiel, justement, c’est d’appliquer une méthode adaptée à sa nature.

- Moi, à ta place, je commencerai un papier sur cette histoire de vaccin. On ne sait jamais.

- Oh ! Mais tu ne me connais pas ! J’attendrai que ça dure un peu avant de m’y mettre. Je n’aime pas gâcher de l’encre pour rien.

- Tu as raison !... Tiens ! là j’ai une place pour garer.

- Et ta voiture ?

- Je te la laisse.

- Eh bien ! Heureusement que je t’ai accompagné. Sans ça comment tu aurais fait ?

- Oh ! Je l’aurais mise quelque part en sûreté.

- Tu veux dire que tu serais parti avec ; parce que le temps de la trouver, ta place sûre, le train serait parti depuis longtemps.

- C’est vrai !

* … Je n’y croirai jamais !...
* … Moi non plus !...

(… Cela ne va pas tarder à devenir inquiétant, ces attroupements ; à la prochaine édition des journaux ça va être l’émeute. Il ne devrait pas partir…)

- Tu m’attends ? Je vais prendre mon billet.

- Oui… Dépêche-toi !

(… Non, il ne devrait pas partir. On sait jamais…)

* … C’est de la foutaise ! Je vous dis…

(… Tout le monde dit : c’est de la foutaise ; mais personne ne le pense. Curieux. Après tout…)

- Déjà ?

- Heureusement !

- Bon ! Alors écoute : ne t’inquiète surtout pas pour Pascale. J’irai la voir. Au juste, quand est-ce que tu reviens ?

- Demain soir. Du moins je l’espère.

- Si tard !

- Eh oui ! Je dois passer un essai…

* … Vous courez vous faire vacciner ? Vous faites erreur : il faut rester à Paris. Ha ! Ha ! Ha !...

- Quelle andouille !

- Tu l’as dit !

- Bon ! Alors au revoir. Et merci pour Pascale.

- Ne t’inquiète pas, je ne te ferai pas cocu.

- J’espère !

- Et je te dis merde pour ta place.

* … Le train va partir, plus personne ne monte !...

- Au revoir !

(… Nom d’un chien ! Je ne sais pas pourquoi mais je n’aime pas le voir partir. J’aurais dû le retenir. J’ai idée que cette histoire va mal tourner…)

« … Le Professeur Simien se serait injecté différentes solutions microbiennes des plus virulentes sans éprouver le plus petit symptôme des maladies correspondantes. Seuls le manque d’air et l’épanchement de sang sous un choc… »

(… Oh ! Et puis ça me casse les pieds ! Je m’en vais travailler, ça vaudra mieux… Il vaudrait peut-être mieux que je téléphone d’abord à Pascale pour la mettre au courant…)

* … Attention…

(… J’espère qu’elle doit être chez elle au moins. Madame a dû faire la grasse matinée. Elle a raison : j’aurais dû faire comme elle. Qu’est-ce qui m’a poussé à accompagner Philippe ?... Avec ça qu’il m’a obligé à lire ce sale canard… C’était trop beau : deux ans sans jamais y jeter un coup d’œil. Ils sont forts…)

- Allo !

- Allo ! Bonjour Pascale. C’est Bernard à l’appareil…

- Bonjour ! Qu’est-ce qui me vaut le plaisir d’entendre votre voix matinale, cher Monsieur ?

- Eh bien voilà ! Pascale, j’ai accompagné Philippe à la gare de l’Est et…

- Philippe ? Tu l’as rencontré par hasard ?

- Non, il est venu à la maison…

- Tiens !

- Oui, c’est pour m’annoncer la nouvelle.

- Quelle nouvelle ?

- Tu n’es pas au courant ? Les journaux viennent d’annoncer une histoire à dormir debout sans s’appuyer contre un mur. La mort tuée, tu ne connaissais pas ça ?

- Qu’est-ce que tu me racontes ? Tu te fiches de moi ou quoi ?

- Je…

- Écoute ! Bernard, si tu me téléphones de bon matin pour me raconter des salades, tu tombes bien mal : je suis d’humeur massacrante…

- Je sais, je sais… Écoute, si ça ne te dérange pas trop, j’aimerais bien passer chez toi une minute.

- Eh bien toi alors ! On ne peut pas dire que tu ne sais pas profiter de la moindre occasion. Mais d’abord, qu’est-ce qu’il est venu faire chez toi, Philippe ? Il a bien pris son train, au moins ?

- Oui, il l’a pris… Mais il est un peu inquiet…

- Inquiet ? Écoute, mon petit Bernard, j’ai l’impression soudaine que tu me caches quelque chose d’important. Alors, puisque tu as pris ton courage à deux mains pour oser me déranger si tôt, il vaudrait peut-être mieux que tu me dises exactement ce qu’il y a à dire. Je suis très courageuse. J’écoute.

- Oh ! C’est stupide à la fin ! D’abord sache qu’il est près de dix heures et que j’ai bien le droit de te téléphoner pour te dire bonjour. Je m’ennuie, je n’ai rien à faire et… Tiens ! Veux-tu qu’on déjeune ensemble ? Philippe m’a demandé de ne pas te laisser vieillir seule dans ton coin…

- Tu m’intrigues de plus en plus. J’ai comme l’impression… De toutes façons je ne suis pas libre ce matin, je dois aller chez mon coiffeur et je n’en sortirai pas avant une heure… Treize heures, je veux dire.

- Ah !

- Alors !

- Bon ! Tant pis ! Ce sera pour une autre fois. Excuse-moi de t’avoir dérangée, Pascale.

- Tu n’es pas fâché, au moins ?

- Non, non…

- Pardonne-moi, je t’ai parlé un peu brusquement…

- Mais non, pas du tout.

- Bon ! Au revoir Bernard.

- Au revoir Pascale… Et dans l’après-midi ?...

- Petit têtu. C’est à croire que Philippe n’a pas confiance en moi. En tout cas il est bien bête de me faire surveiller par un célibataire endurci. C’est un truc à se faire violer, ça. Ha ! Ha ! Ha !

- Sois sans crainte, je serai sage comme une image. Trois heures, ça te va ?

- Oui, à trois heures.

- À tout à l’heure alors.

- À tout à l’heure.

- Je te quitte, maintenant.

- Mon Dieu ! Dix heures moins vingt ! Mais je ne serai jamais prête ! Au revoir, au revoir…

(… Quelle andouille je fais avec mon rendez-vous ! Qu’est-ce qu’elle va pas aller s’imaginer maintenant… Oh ! Et puis tant pis ! Philippe lui expliquera bien… Cette cabine est bien sale…)

- Vous en avez encore pour longtemps, Monsieur ?

- Non j’ai fini. Excusez-moi, Madame…

* … Monsieur Gatin est informé que sa femme l’attend dans la salle d’attente de première classe !... Monsieur Gatin…

(… Le pauvre…)

* …Ha ! Ha ! Ha !...

(… Enfin ! Les gens n’ont pas l’air de trop s’en faire, dans le fond. Ce Philippe, quel froussard…)



« La notion de travail n’a pas toujours été principalement considérée, comme aujourd’hui, sous l’angle économique. On a beaucoup philosophé, pendant longtemps, sur la valeur morale et sociale de ce qui allait devenir un jour une simple marchandise… »

(… Oui, une simple marchandise, c’est bien le cas de le dire. Au même titre que les épingles de cet idiot de Smith. Comme tout ce qui se vend… Comme les journaux… Ils ont certainement dû sortir une autre édition depuis. Je parierais en mille qu’ils vont tout démentir ; ça ne prouvera rien d’ailleurs. On pourra le leur avoir ordonné ; ça m’étonne quand même que les autorités les aient laissés aller jusque-là. Et la censure alors ! Et les saisies ! À quoi ça sert ? C’est comme la police ! Elle vient toujours quand c’est terminé, c’est bien connu…)

« L’économie politique est une science jeune, et il est normal que ses spécialistes veuillent lui faire prendre ses racines dans les premiers âges de la pensée humaine. De fait, comme la plupart des disciplines scientifiques actuelles, elle a tendance à s’approprier l’exclusivité des moindres travaux antérieurs ayant quelque rapport avec l’objet qu’elle s’est fixé ; objet trop étroit pour être efficacement étudié. Ainsi… »

(… Je me demande ce qui me pousse à écrire ces âneries. Enfin, du moins ce qui va encore être pris pour des âneries. Ils sont tellement entichés de leur saloperie de science qu’une phrase pareille va me les faire tomber dessus en chœur… Je ne suis pas très inspiré aujourd’hui. Vaudrait peut-être mieux laisser décanter un peu la matière… Je serais curieux de savoir ce qui se passerait si c’était vrai, leur histoire de vaccin. La bonne femme l’a bien dit : ils ne doivent pas en posséder des masses. Et le Simien, qu’est-il devenu ? Je vois d’ici ce qui va arriver : le monde va se croiser les bras ; ça fait pas un pli. On aura la plus belle crise économique qu’on aura jamais vue. Ils vont en baver, les économistes ; ça leur ferait bien les pieds en tout cas, bien fait ! Pas qu’à eux d’ailleurs… Je ferais mieux de laisser tomber ce fatras oiseux et d’écrire quelque chose… Ils vont tous s’y mettre d’ailleurs, c’est plus que certain. Il va en sortir des romans ! Rien que cette idée ça me dégoûte d’en écrire un sur la question. Non, ce que je pourrais faire, par contre, c’est mijoter quelque chose de bien philosophique sur la question. Voyons ! Si jamais ça arrivait, qu’est-ce qui se passerait ?... Il se passerait d’abord que la vie serait complètement chamboulée avant que chacun des quatre milliards de confrères eût été piqué… Plus personne ne fichera rien, de peur de la perdre bêtement, sa petite vie… Mais au fait, on ne sera pas à l’abri pour autant… On pourra quand même mourir. Manque d’air ou épanchement de sang, si j’ai bonne mémoire… Mince ! J’ai laissé le journal dans la voiture. Il faudra que je le lise. Intégralement pour une fois… Ils pourront être fiers, ils me l’auront fait lire… Et Pascale qui m’attend à trois heures. Et moi qui n’ai rien à me mettre… Faudrait peut-être que je me repasse une chemise. Oh ! Et puis zut ! Je ne vais pas lui faire la cour… Vaudrait mieux que je songe au manger, oui… Eh bien ! ça va, il y a tout ce qu’il faut. Qu’est-ce qu’il demande, le peuple ? Du pain, d’accord ; des œufs, aie ! mon foie… Dans le fond je suis bien content : ça va me permettre de voir Pascale toute seule pour une fois. Cette petite chipie, si elle savait… Décidément il faut que je commence quelque chose là-dessus…)

« Le Professeur Sergueiv Lemontchov entama ce qui devait être au moins son dixième kilomètre. Il recommença d’arpenter la longue pièce de sa datcha en marmottant et gesticulant, tel un acteur du muet imitant l’indécision, ou plutôt la folie. Irait-il ? N’irait-il pas ? L’après-midi était chaude, et la fenêtre ouverte laissait pénétrer les senteurs voluptueuses de la vie végétale. Le Professeur Sergueiv Lemontchov s’arrêta brusquement devant cette fenêtre à son troisième passage et contempla tristement son parterre saccagé par l’été. C’était à ce même endroit, en regardant le même objet, le parterre, qu’il avait décidé de consacrer sa vie au problème qui le hantait depuis son enfance. C’était par une aussi chaude journée d’été qu’il avait émis pour la première fois le vœu de tout mettre en œuvre pour briser l’irrémédiable mort. Avoir abandonné des recherches physiques si importantes pour l’U.R.S.S., avoir fait le malade pendant des années, être resté enfermé tout ce temps dans un laboratoire nauséabond, avoir souffert le martyre… avoir… vieilli si vite, et, après avoir enfin trouvé, hésiter maintenant comme un étudiant timide aux prises avec une déclaration d’amour, non, vraiment, c’était trop bête. Le Professeur se cacha le visage dans les mains : pourquoi ne pas prendre immédiatement son chapeau et s’en aller leur dire ?... Et pourquoi se presser, après tout ? N’était-il pas éternel ? Il le leur dirait dans cinq ans, dans dix ans, quand ses observations seraient parfaitement fouillées, concluantes avec le temps. Quand « ca » se verrait tellement qu’on commencerait à s’inquiéter. De le voir toujours aussi vert. Oui… à voir : on ne lui pardonnerait pas d’avoir caché une telle découverte durant une décade. On serait bien fichu d’en bénéficier et de lui faire cependant subir la colère du peuple soviétique. Le Professeur frissonna. Comme il frissonnait depuis des semaines chaque fois qu’il traversait la rue du village, ou qu’il prenait simplement un bain. Dans le fond, il cherchait à se le cacher mais c’était bien cela qui le faisait hésiter : l’état psychique terrifiant dans lequel il se trouvait et qui allait être celui du monde entier, à plus ou moins brève échéance, lorsqu’il aurait… Mais comment leur cacher ? Ils s’en apercevraient bien un jour ! Autant le leur dire immédiatement. Sergueiv Lemontchov mit son chapeau, saisit la poignée de la porte, et… recommença de faire les cent pas. « J’ai fait mon petit Faust, se dit-il, et maintenant je recule devant mes diableries. Et suis-je bien sûr, finalement, de la perfection de mon vaccin ? Oui, il n’y a aucun doute : mes organes se portent à merveille et la vie y est bloquée à jamais. Mes rats en sont témoins. La grande découverte, je l’ai réalisée, moi, Sergueiv Lemontchov, Professeur à l’université de Léningrad. Et aucun dictionnaire ne sera plus nécessaire pour perpétuer dans les races futures les exploits de mon cerveau d’homme. D’homme vengeur du dépérissement éternel. Décidément, je n’ai pas d’hésitation à conserver. Il faut que mon pays sache. Le communisme maintenant vaincra. Sans moi, la clique des petits successeurs de Staline, du vent ! Pst ! Partis pour toujours. Grâce à moi… Oui, il faut y aller. Il le faut… » Mais le Professeur s’attardait. De fait, il y avait au moins un bon mois que cette comédie-là durait. Il arpentait chaque jour la datcha, sempiternellement, infatigablement, mettait cent fois son chapeau sur la tête pour le reposer quelques secondes après. À ce train-là, il en convenait, il serait mort bientôt sans le vaccin… Le vaccin contre la mort. La mort naturelle, s’entend. Son vaccin ne pouvait rien contre la guerre, ou le suicide, ou le simple accident bête. Son vaccin, dans le fond, c’était le retour à l’âge des cavernes, avec la peur des monstres et des intempéries. Personne ne mourrait désormais dans son lit. On ne mourrait plus de vieillesse… »

(… Non, ce n’est pas bon : ça n’accroche pas. Ce n’est même pas du Jules Verne, même pas du roman d’anticipation. D’abord pourquoi prendre un Russe ? Il est vrai que ça fait plus sérieux… Et puis je ne suis pas assez doué pour écrire sur un sujet que je ne sens pas. Auquel je ne crois pas. C’est bizarre : tout le monde doit être en train de se poser des tas de questions sur cette histoire, et moi j’en fais une histoire. Bien mauvaise… Et si je prenais ça comme un fait passé ? Si je racontais en historien ? Voilà un truc original ! Enfin, pas trop usé… Je ferais peut-être mieux de poursuivre mon boulot sur le travail… Avec ça que je vais bientôt être à court d’argent. Ah ! J’aurais dû me casser le poignet le jour où je me suis mis à écrire… Voyons ! C’est bien beau mais… Bah ! Nous verrons bien…)

« ... L’escalier devenait une dangereuse montagne où la chute terrible vous guette à chaque pas. L’escalier savonné, il ne l’empruntait pas. Il fallait qu’il redevînt bien sec. Comme aujourd’hui. Traverser la rue lui causerait une peur inexprimable. Il le savait. Mais il le fallait. Il descendit, mais resta longtemps sur le trottoir. Pas un bruit de moteur. Pas un souffle. Son oreille était devenue extraordinairement fine. Bien d’autres transformations s’opéreraient par la suite. C’était normal, ça coulait de source. Pour l’instant, il s’agissait de l’oreille. Qu’y aurait-il après ? « Je vais penser aux transformations éventuelles », se dit Sergueiev Lemontchov. « Cela m’absorbera peut-être jusqu’à la gare. » Il sourit intérieurement, malgré sa peur. La peur qui le tenait au ventre comme un microbe vorace. Il avait simulé la maladie : maintenant il était vraiment malade. Mais quelle maladie !... « Vais-je vraiment sauver le monde ? » se disait-il en marchant doucement, comme si son corps était un fragile trésor. « Avec cette peur que je vais lui donner, au monde, comment va-t-il se comporter ? Bah ! pensa-t-il, l’adaptation se fera bien, petit à petit. Il y faudra des années, mais elle se fera. Y faudrait-il des siècles que ça ne changerait rien à l’importance de ma découverte… » Sergueiev imaginait Vassevitch apprenant la nouvelle. Il en ferait une de ces têtes !... « En vérité, ils auront du mal à me croire. Ils vont me prendre pour un fou. Camarade Sergueiev, il vous faut beaucoup de repos. Regardez-vous donc dans une glace : vous êtes squelettique. Allez sur une plage de la mer Noire, vous reviendrez ensuite vous expliquer, et nous vous écouterons alors avec attention et bienveillance… J’aurais dû commencer par écrire une lettre. Enfin ! nous verrons bien. Quand je leur aurai montré ça sur des rats, ils voudront bien m’entendre… C’est le phosphore qui va manquer le plus. En avons-nous assez ? Je me demande… »

(… Moi aussi je me demande… D’ailleurs y en a marre, c’est trop long. Il faut vite qu’il prenne son billet…)

« Il prit son billet et alla s’asseoir sur un banc, au bout du quai… Le train n’arriverait pas avant un quart d’heure… »

(… Philippe ne m’a même pas dit ce qu’il allait faire exactement là-bas. J’espère qu’il ne tardera pas trop à revenir… Il est vrai que ça comporte du charme, son absence. Quand je pense que je vais avoir Pascale pour moi tout seul… Hum !...)

« ... Plus une demi-heure de trajet jusqu’à Léningrad. Plus vingt minutes de taxi jusqu’au ministère. Plus un bon quart d’heure avant de retrouver Vassevitch… Dans quatre-vingt-dix minutes au grand maximum il deviendrait à perpétuité l’homme le plus célèbre de tous les temps. »

(… J’en pince pour la chronométrie…)

« … À perpétuité… Sergueiev contempla fixement une fourmi qui faisait des efforts désespérés pour emporter une brindille cinq ou six fois plus grosse qu’elle. Il lui suffisait de déplacer son pied de quelques centimètres et de l’abattre pesamment sur l’infime créature… « Combien d’hommes resteront dans deux cents ans ? Et dans mille ans ? Quelles chances une météorite a-t-elle de traverser pendant mille ans l’espace sans heurter un autre corps céleste ?... À propos de l’espace, pensa-t-il, fichue la conquête de l’espace ! Aucun homme ne voudra plus s’y risquer. Tant mieux ! À quoi cela sert-il ? À quoi ?... »

(… Je ne le leur fais pas dire… Ou plutôt si. Ha ! Ha ! Ha !...)

« Son cœur faillit chavirer lorsqu’il entendit le sifflement strident de la locomotive. Le convoi arrivait à grande vitesse, balayant sur le quai la poussière et les détritus. Le Professeur frissonna de nouveau. Il se leva, fit quelques pas en avant, et ferma les yeux. Ce bruit lui tapait sur les nerfs. Et ses nerfs étaient si malades. Lorsqu’il se fut assis et que le train démarra, il pensa brusquement qu’il y avait de fortes chances pour qu’il eût écrasé la petite fourmi qui avait lutté pour vivre, là-bas, près du banc… »

(… Bon ! ça suffit pour aujourd’hui. D’ailleurs je n’ai guère le temps. Je vais être en retard. Je reverrai ça après… Pas trop mal, l’histoire de la petite fourmi. Ouais… Bon ! maintenant il faut que j’y aille. J’espère au moins qu’elle sera sortie de chez son figaro. Oui, quand même…)



- « … Lorsqu’il se fut assis et que le train démarra, il pensa brusquement qu’il y avait de fortes chances pour qu’il eût écrasé la petite fourmi qui avait lutté pour vivre, là-bas, près du banc. »

- Pas mal, pas mal.

- Moi je trouve ça complètement idiot. J’espère que tu me pardonneras de te dire ça, Bernard, mais je t’assure que ça ne me plaît pas beaucoup.

- Tu es sévère pour Bernard…

- Écoutez ! D’abord je trouve que ça traîne un peu pour un début. Ensuite ça ne mord pas. On n’y croit pas à ton histoire de mort vaincue.

- On a pourtant bien tort… Vous verrez, vous verrez.

- Oui, je sais que c’est idiot. Moi non plus je n’y crois pas. D’ailleurs je vous ai lu ces pages pour en avoir le cœur net. Maintenant je suis bien décidé : je laisse tomber. Merci, Pascale, la franchise est ici la meilleure conseillère. D’ailleurs je te connais, mon vieux ; quand tu dis : pas mal, pas mal, ça veut dire généralement que c’est de la bouillie pour les chats. Bon ! N’en parlons plus. Mais indépendamment de ça, qu’est-ce qu’on va faire ?

- On va bien voir. Ils finiront bien par en reparler, n’ayez pas peur.

- Je ne te parle pas de ça, c’est une histoire enterrée.

- Tu verras…

- Moi je pense comme Bernard : c’est encore une histoire à la soucoupe volante… Tiens ! Je boirais bien encore une tasse de café.

- Encore !

- Mais oui, tout de suite… Il en reste encore. Je vais te servir. Tu en veux toi aussi, Philippe ?

- Écoute, Pascale, je t’ai déjà dit que tu buvais trop de café.

- Oh ! Laisse-la, elle en a peut-être besoin en ce moment.

- Oui, mais c’est pas une raison…

- Allez Bernard ! Donne-lui en une tasse, à lui aussi : il en meurt d’envie.

- Tu en veux ?

- Non, merci.

- En attendant, je savais bien qu’ils s’empresseraient de démentir.

- Cela ne prouve absolument rien. Ce serait même une preuve contraire. Voyons ! Réfléchis un peu : si c’était vraiment une salade de journaliste, tu crois qu’ils auraient démenti tout de suite ? Ils en auraient eu au moins pour un mois !

- Erreur ! Cette fois il y avait danger public. On leur a coupé le sifflet et on a bien fait. On n’aurait même pas dû leur permettre…

- Oh ! oui alors ! C’est un véritable scandale, Bernard a raison. Comment ! Laisser publier des choses pareilles alors que ça risquait de créer… Moi je ne comprends pas.

- Vous voyez bien ! Vous ne comprenez pas parce qu’il y a quelque chose en dessous qui vous échappe.

- À savoir ?

- Je n’en sais pas plus que vous, mais l’existence de ce petit quelque chose que personne ne comprend prouve que ce n’est pas entièrement du bidon. Et c’est parce que les gens le savent qu’ils sont tout drôles.

- Oh ! les gens…

- Ils sont comme toi, les gens. Toi aussi ça doit te tracasser intérieurement. La meilleure preuve en est que tu agaces ta plume dessus.

- Un point pour Philippe !

- Mais oui, je sais bien qu’il pense comme tout le monde.

- Le diable si je touche de nouveau à ces idioties !

- Peut-être qu’il a raison, Bernard. Après tout on devrait pas autant se moquer…

- Bon ! D’accord ! Je reste seul. Et puis après ?

- Eh bien ! Après nous allons aller au cinéma. Tu viens avec nous, bien sûr ?

- Oui, si Philippe n’a pas l’intention de t’y faire un gosse.

- Ne parle pas de malheur, on a bien le temps.

- Pourtant il faudra des hommes pour la guerre atomique.

- Oui, eh bien justement ! Je n’entends pas être à l’étroit dans mon abri. Il paraît qu’ils sont tout petits.

- Mort aux familles nombreuses !

- Mort à la mort !

- Il y tient !

- Et comment !



« … Ce que l’on continue d’appeler pudiquement « L’affaire Simien », et qui restera de mémoire humaine la catastrophe la plus gigantesque dans l’histoire des hommes, a inspiré tant d’historiens et de romanciers, de penseurs et de philosophes ; elle a fait imprimer tellement d’ouvrages, que ce modeste livre ne peut, sans prêter à sourire, prétendre se montrer original ni dans son sujet, ni même, peut-être, dans la manière de le traiter. En réalité, il faut bien le confesser, l’auteur a entrepris ce travail pour deux raisons très précises. La première étant que cet événement l’a toujours fasciné, comme tant d’autres auteurs, au point qu’il n’eût de cesse d’avoir le courage de l’aborder de front, plume en main. La seconde étant que, excepté quelques anecdotes parsemées ici et là dans les traités d’histoire les plus connus, excepté également les ouvrages à caractère littéraire, où une imagination certes louable, mais souvent gratuite, a pu se donner libre cours, aucun ouvrage historique, à notre avis, n’a su, ou voulu, donner le déroulement pour ainsi dire journalier de ces heures à la fois sombres et magnifiques, horribles et dantesquement belles, que l’humanité a vécues il y a cent vingt-six ans. C’est justement ce que nous avons tenté : raconter les choses, certes, mais les raconter de manière à leur donner tout leur relief, leur chair, leur densité de choses vécues. Il y avait justement à l’époque une émission de télévision intitulée « La caméra explore le temps ». Par le moyen d’acteurs, et de bruitages amusants dans leur imperfection enfantine, on essayait de restituer à une page de l’Histoire le caractère d’un reportage en direct. Le téléspectateur, comme on l’appelait, pouvait voir Napoléon pérorer au cours de son coup d’État, ou bien les armées allemandes pénétrer dans le Paris vaincu de 1940. C’est un peu ce que nous avons essayé de faire ici : restituer à « l’affaire » toute sa sonorité, la présenter en somme comme un reportage en direct. Tel est le principal but de cet ouvrage quant à la méthode. Mais naturellement nous avons essayé de ne point négliger pour autant les incidences économiques et philosophiques, psychologiques et sociologiques qu’impliquait un tel bouleversement. Très souvent on les retrouvera sous la plume de l’obscur témoin ou du passant anonyme, ou même parfois dans la relation de tel ou tel épisode faite par tel ou tel quotidien du temps. Si l’Histoire donne souvent à penser, c’est le plus souvent dans la trame même des événements qu’on trouve cette pensée. Ce que fait l’historien, cela ne consiste souvent qu’en une collecte qui revêt un caractère judicieux et synthétique parce qu’elle est effectuée avec un recul suffisant. L’humanité a très bien compris où l’aurait finalement emmenée sa découverte si celle-ci s’était avérée parfaite. Qui plus est, en pleine bousculade, dans les premiers jours de panique ayant suivi le premier ébranlement, un savant écrivait déjà : « Il (Simien) vient de porter à la Science un coup dont elle ne se relèvera pas. » La Science s’en est relevée, heureusement, mais elle a appris à se faire plus modeste. Ainsi l’historien est-il tenu de noter déjà, avant que d’entreprendre la relation d’un événement, qu’on ne doit pas, au nom d’un prétendu recul historique, retrancher de la vie passée la pensée d’aujourd’hui. Ceci dit, nous espérons que le lecteur nous pardonnera de lui apporter encore un nouvel ouvrage, après tant d’autres, sur la matière annoncée. L’auteur n’a d’autre excuse que celle consistant à invoquer l’importance unique des événements qui balayèrent en quelques heures, à Paris d’abord, à Paris principalement, la quiétude des hommes… »

(… Voilà ! ca, ça va mieux : cela me permettra de rendre l’histoire vivante sans tomber dans le pur roman d’anticipation. On n’aime pas cela en France, paraît-il, le roman d’anticipation. Et puis je pourrai ainsi parfaitement glisser ce qui me tient dans le fond vraiment à cœur : des réflexions purement philosophiques. Et sans ennuyer… Il faudrait que je brosse maintenant un petit tableau de l’époque vue avec le recul de l’historien ; cela fera très sérieux et très vraisemblable puisque je présente ça comme un livre d’Histoire… Un tableau général de la deuxième moitié du vingtième siècle. Sur le plan politique, économique, philosophique même… La Science ! naturellement !... Je vais pouvoir m’en donner à cœur joie !...)

« Chapitre premier : Le calme avant la tempête. Rien de plus simple que de dresser un tableau général de cette deuxième moitié du vingtième siècle : le monde, alors, gît béatement dans la paix la plus complète. Paix mentale surtout : aucune angoisse ne vient serrer la gorge de l’humanité, comme ce fut le cas par exemple au Moyen Âge ou même au XVIIIème siècle. Le XXème n’a aucune superstition, aucune profonde et bouleversante idéologie, si ce n’est le contentement de soi et la foi en la Science. Celle-ci tient le premier rang des préoccupations. Le mot d’ordre de ce siècle pourrait être : « On n’arrête pas le Progrès ». Il y a certes quelques voix discordantes dans la masse, mais, soit qu’elles parlent dans le désert, soit qu’elles n’annoncent que des catastrophes utopiques, on peut les compter comme négligeables. S’il y a quelque bruit à la surface du globe terrestre, ce n’est qu’un bruit d’intense vie, de joie universelle et de paix. Il en est toujours ainsi avant les cataclysmes… »

(… Ce doit être le courrier…)

- Bonjour Madame !

- Bonjour Monsieur.

- Merci beaucoup.

- Ne me remerciez tant, c’est le jour du percepteur.

- Ah !

- Pardon Monsieur… Vous y croyez, vous, à ce que racontent les gens ? Je vous le demande à vous parce que dans votre situation vous devez connaître pas mal de monde…

- Je crois à quoi, Madame ?

- Ben ! Toujours cette histoire… Le vaccin ! On murmure ce matin à droite et à gauche, comme ça, qu’il y aurait des gens haut placés qui se seraient fait vacciner… C’est ridicule de ma part de…

- Moi, personnellement, j’ai tendance à me moquer de ce que racontent les journaux. Et croyez-moi, Madame, comme vous dites je ne suis pas trop mal placé pour le savoir.

- Justement, il ne s’agit pas des journaux, cette fois. C’est plutôt ce qu’on dit.

- La rumeur populaire !

- Exactement !

- Rassurez-vous ! Ce n’est pas ce qui nous empêchera de payer des impôts… Mince ! Cette fois-ci ils y sont allés un peu fort ! Il s’imagine que je suis Alexandre Dumas, le percepteur ?

- Bon ! Excusez-moi, Monsieur Lemer, je suis bien bavarde aujourd’hui. Bonne journée, Monsieur.

- Au revoir, Madame.

(… Me voilà rudement embêté… Il serait temps de me mettre à faire en vitesse un bouquin qui se vende… Je perds mon temps en ce moment… Tiens ! C’est l’écriture de Philippe, ça ! Qu’est-ce qui lui prend de m’envoyer un pneumatique ?...)

« Mon cher Bernard, j’ai téléphoné à deux reprises chez toi, hier soir, sans succès. Peut-être as-tu simplement décroché ton récepteur, comme cela t’arrive assez souvent. Figure-toi que j’ai rencontré par hasard, en fin d’après-midi, Rodrin ; tu sais… le biologiste. Tu te doutes que je me suis empressé de lui demander ce qu’il pensait de ce qui nous tient en haleine… »

(… Parle pour toi mon vieux…)

« … Eh bien ! si tu savais… Rodrin m’a dit d’abord, sur le ton de la simple conversation, qu’une telle découverte n’était pas impensable. Je ne suis pas assez calé pour avoir compris grand chose à ses arguments. Puis, sur mes questions répétées et mon insistance, et aussi, je dois te l’avouer, grâce à quelques Porto bien tassés, il a fini par reconnaître que le Professeur Simien EST BEL ET BIEN EN OBSERVATION quelque part dans Paris. Il m’a même dit enfin qu’une rumeur courait au ministère de la Santé selon laquelle notre cher ministre aurait ABSORBÉ LE VACCIN par voix buccale. Je ne t’en dis pas plus. J’ai la ferme conviction maintenant que ces « salades », comme tu aimes à les appeler, sont bel et bien une découverte authentique. Qui me fait diablement peur du reste. Voilà, mon cher Bernard, où nous en sommes. Je ne pense maintenant plus qu’à une chose, c’est de tenir à l’œil ce Rodrin. J’ai idée qu’il va rudement pouvoir nous être utile. Je te quitte en espérant te voir le plus tôt possible. Téléphone-moi au bureau dès que tu auras reçu mon message. Pascale te transmet ses amitiés, et moi, mon cher vieux, je te donne une bonne bourrade amicale. Philippe. »

(… Il est vraiment obsédé. Oh ! et puis il commence à m’énerver avec ses enfantillages. J’ai autre chose à faire que de bavarder avec lui sur des bêtises. Fameuse idée d’avoir décroché mon téléphone… Qui c’est, ce Rodrin ? Connais pas, moi… Ah oui !... je vois… C’est ce petit rouquin qui était au cocktail de… Oui, eh bien ! le petit Rodrin il ferait mieux de boire un peu moins de Porto. Bien son genre, à Philippe, de boire les paroles d’un soûlard… La concierge… Philippe… L’histoire du ministre… Rodrin… Quelle histoire !... Il vaudrait peut-être mieux que je laisse tomber toute cette partie de verbiage… ce tableau général. Je vais sortir un peu, ça me fera du bien. Je reste trop enfermé, ce n’est pas bon. Et puis d’ailleurs il faut que j’aille acheter des cigarettes…)



(… Bon ! Prenons le point de départ : la mort écartée pour toujours… Laissons de côté tout ce qui peut se passer entre le moment de la découverte et son application intégrale : cela intéresse peut-être un romancier, mais pas un philosophe. Je veux être philosophe. Je dois l’être… Qu’est-ce qui va se passer ? Qu’est-ce qui va se passer dans ce monde supposé, et qui pourrait donner un enseignement valable dans notre pauvre vie de misérables mortels ? Alain disait bien qu’on ne peut vraiment penser à la mort puisqu’on pense en vivant… Il se passerait que les gens y penseraient sans cesse, et pour de bon cette fois…)

* … Je le lui ai dit ! Il ne veut pas me croire ! Je le lui ai dit : fais ce que Paul t’a conseillé…

(… Cocasse !... Pas tant que ça. Est-ce qu’ils y pensent vraiment à la mort, les gens ? Non ! S’ils y pensaient, ils ne prendraient même pas le risque de traverser une rue. Ils pensent à la mort des autres, certainement, mais pas à la leur. Ils s’étonnent d’apprendre que des tribus africaines puissent vivre en côtoyant les pires bêtes fauves et les pires maladies. Parce que ces causes de mort sont tellement étrangères qu’elles leur rappellent ainsi la mort… Comme ces Africains qui auraient du mal, à leur tour, à imaginer leur vie là où logiquement on peut mourir d’une minute à l’autre sous une de ces voitures. Un indigène des fins fonds de l’Amazonie n’oserait jamais traverser la rue que je traverse…-

* … Salaud ! Chauffard !...

(… Comme moi je ne pourrais jamais nager sans la plus grande frayeur dans une de leurs rivières infestées de crocodiles…)

* … En attendant on dit partout que le ministre de la Santé lui-même…

(… Ils en pincent pour l’histoire de ce ministre… Donc, ils y penseraient, à la mort. Ils seraient éternels et c’est justement à ce moment qu’ils y penseraient. Parce qu’on peut mourir par accident… Mortel, l’homme, à coup sûr, passe son temps à le tuer en s’agitant. Il passe son temps à le tuer alors qu’il est si court, son temps. Immortel… ou presque… Ou presque : voilà l’essentiel… Immortel, il passerait son temps assis dans la poussière ; assis par terre à le contempler, son temps ; sans prendre aucunement le risque de faire quoi que ce soit qui pourrait…)

* … Allons ! Circulez ! Ne restez pas ainsi sur ce trottoir, bon Dieu !... Vous voyez bien que vous empêchez la circulation…
* … Il s’en fout celui-là, il est dans la Police, il sera aux premiers rangs…
* … Allons ! Circulez ! je vous dis…

(… Une humanité assise par terre dans la poussière parce qu’elle est immortelle. Une humanité serrant sa peur sur son ventre, dans l’inactivité la plus complète, dans une sagesse pour ainsi dire forcée… naturelle bientôt. La sagesse des sagesses : la bestialité inconsciente. Cela ferait un drôle de monde nouveau… Où le crime prendrait tout son sens… Et la guerre ? Impossible ! Comme le dit mon Sergueiev Lemontchov, finie la conquête de l’espace… Et la guerre, ce sera la même chose…)

* … S’ils s’imaginent qu’on va se laisser faire, ils se foutent le doigt dans l’œil !...
* … Ils ont raison : il faut battre le fer tant qu’il est chaud…

(… Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ? J’ai l’impression qu’il y a du grabuge dans l’air…)

* …C’est pas juste que quelques uns profitent comme ça d’une découverte aussi…
*… Le vaccin ! Le vaccin ! Le vaccin ! Le vaccin !...

- Qu’est-ce qu’il se passe ?

- Vous n’entendez pas ? Le vaccin ! Ils n’ont que ça dans la bouche depuis une demi-heure.

- Mais pourquoi manifestent-ils ici ?

- Si vous croyez qu’ils le savent ! Ils voient un bâtiment public, alors ! ils y vont ! Il paraît que c’est comme ça un peu partout dans Paris depuis quelques heures.

* … Le vaccin ! Le vaccin ! Le vaccin ! Le vaccin !...
*… Allons ! Circulez ! Ne restez pas là !...

(… C’est de la démence…)

* … Moi je vous dis qu’ils ont raison. Si c’est pas une honte ! J’en étais certain que ça irait d’abord aux gens riches. On devrait les fusiller pour leur apprendre…

(… Décidément ça me paraît sérieux…)

* … Le vaccin ! Le vaccin ! Le vaccin ! Le vaccin !...

(… Mon petit Bernard tu es édifié. C’est Philippe qui va jubiler…)

* … Le vaccin ! Le vaccin ! Le vaccin ! Le vaccin !...
* … Henri ! Je suis là !...

- Mais enfin il faut faire quelque chose ! On va quand même pas les laisser gueuler comme ça jusqu’à demain !...

- J’ai téléphoné ! Ils m’ont dit qu’ils sont débordés. Mais ils ont promis d’envoyer quand même des renforts…

* …Le vaccin ! Le vaccin ! Le vaccin ! Le vaccin !...
* … Reste là je te dis ! Tu veux que je te perde ?...

(… Elle est belle ma philosophie ! Pour des gens qui devraient être assis dans la poussière à tracer des ronds…)

*… On veut ! Si-mien ! On veut ! Si-mien ! On veut !... On veut !... mien ! On veut !... mien ! On veut !... On veut !... veut !... veut !...

(… Eh bien ! Si c’est comme ça dans tout Paris, ça promet des jours heureux !...)



- Quoi ?

- Tu n’es pas au courant ?

- Non…

- Il ne se passe rien dans ton quartier ?

- Pas que je sache. De quoi veux-tu parler ?

- Tu sais bien…

- Tu as reçu mon pneu ?

- Oui… Excuse-moi de ne pas t’avoir téléphoné plus tôt : j’ai été très occupé…

- Alors ! Qu’est-ce que tu en penses ?

- De Rodrin ?

- Bien sûr ! de Rodrin…

- Je ne sais pas si ce qu’il t’a raconté tient debout, mais ce que je puis te dire c’est qu’ici il y a du grabuge. Une véritable émeute en miniature… pour l’instant !

- Dis vite !

- Eh bien je me trouve près de l’Hôtel de Ville, et il y a là deux ou trois mille personnes qui font un bruit d’enfer en réclamant à cor et à cri « le vaccin » !

- Je t’avais dit que c’était sérieux. Où es-tu exactement ?

- Quai de l’Hôtel…

- J’aurais bien envie de te rejoindre.

- Et Pascale ?

- Justement elle prépare sa valise. Elle part demain chez sa mère. Elle est un peu fatiguée, et je la pousse, crois-moi, à foutre le camp.

- Et pourquoi ?

- Pourquoi ? Pourquoi ? Tu en as de bonnes, toi ! Si tu t’imagines que Paris va être vivable dans quelques jours… Tu m’annonces toi-même une manifestation devant l’Hôtel de Ville et tu me demandes pourquoi ! Mais ça va sentir de plus en plus mauvais, mon vieux ! Faut t’y faire ! Tu n’as pas l’air de te rendre très bien compte de ce qui se passe… Sûrement ! Toi tu restes confiné chez toi et tu gribouilles du papier à longueur de journée. Mais moi je puis t’assurer que Paris ne pense qu’à cette histoire. C’est bien simple, ici on ne fiche plus rien. Surtout depuis ce matin !

- Déjà !... Mais qu’est qu’il s’est passé, au juste, ce matin ?

- Je ne peux pas te dire tout au téléphone. Viens à la maison, nous en parlerons. Et tu me raconteras ce que tu as vu. Ou plutôt non… Attends demain, quand Pascale sera partie. Elle pourrait s’inquiéter et vouloir rester ici. Tu piges ?

- Oui, je viendrai demain soir.

- C’est ça, demain soir.

- Mais enfin ce coup du ministre, c’est sérieux ou pas ?

- Du ministre ? Mais tu n’y es pas du tout, mon vieux ! Il n’y a pas que le ministre… LE VACCIN EXISTE ET SE VEND À DES SOMMES FABULEUSES.

- Simien ?

- Et justement non ! Il doit y avoir quelque chose là-dessous. À mon avis ils ont cru Simien dès le premier instant et un laboratoire a dû se mettre très vite à fabriquer quelques doses expérimentales… Mais je ne peux pas tout te dire ici… Je t’attends demain sans faute. Patiente un peu…

- Et toi, tu as l’intention de faire quoi ?

- Je te le dirai aussi. J’ai mon idée.

- Bon ! Je vois que tu joues au ministre d’État chargé de secrets diplomatiques. Alors je te quitte et m’en vais retourner à mes cogitations…

- Excuse-moi, mais je préfère…

- Tu as raison… Je t’assure que si jamais je tombe sur le crétin qui est à l’origine de cette plaisanterie, je lui ferai certainement la peau.

- Oui ! Eh bien ! En attendant tu feras bien dorénavant de songer à conserver la tienne, de peau, parce que ça va barder à Paris.

- Je te crois facilement. Si tu avais vu cette meute bestiale déchaînée en train de barrir comme un troupeau d’éléphants : « Le vaccin ! »…

- Justement ! Aussi je pense qu’on devrait s’arranger… prendre nos précautions. J’ai pensé… Puisque Pascale s’en va, pourquoi ne viendrais-tu pas habiter chez moi quelque temps ?

- Euh !...

- Bien ! On en reparlera de toute façon demain soir. Maintenant je te quitte. Pascale sort de son bain… Au revoir !

- Au revoir ! À demain !

- À demain !

(… Il est en train de me foutre la frousse, ma parole !...)



« … C’est au matin du 4 mai, on le sait, qu’un quotidien français fit paraître à la une les plus gros caractères des annales typographiques de la presse pour annoncer au monde la nouvelle suivante : « LA MORT VAINCUE ». Suivait un article fleuve de six pages donnant au public tous les renseignements que possédait l’auteur, un journaliste nommé Lemail. Le quotidien, qui avait très exactement multiplié par neuf son tirage habituel, s’efforçait curieusement, en commentant la nouvelle, de lui donner des marques nombreuses d’authenticité ! Précaution fort judicieuse mais qui n’empêcha pas les lecteurs de penser qu’il s’agissait cette fois d’un canular trop calibré, mais d’un canular quand même. La radio et la télévision ne disaient en effet absolument rien de cet exploit sans précédent : la mort vaincue ; et la propagande économique de l’époque n’en était pas à une plaisanterie près. Que disait ce journal ? Il prétendait, avec le plus grand sérieux, qu’un professeur français venait de révéler, dans la nuit du 3 au 4 mai, à l’auteur de l’article, qu’il avait découvert un vaccin permettant de faire vivre éternellement les hommes. Rien n’était indiqué quant à la composition du fameux « vaccin », mais, par contre, le professeur avait précisé que son action avait cependant un effet fâcheux, celui d’arrêter définitivement la croissance morphologique et végétative de l’individu traité, de bloquer en quelque sorte à jamais l’état de jeunesse, ou de vieillesse, du patient. Ce qui soulevait donc le problème de la « vaccination » des enfants et des adolescents. Le professeur ajoutait qu’il s’était « inoculé » lui-même le résultat de ses recherches, la contre-épreuve ayant été fournie par l’injection de solutions microbiennes diverses et pouvant normalement emporter la vie d’un homme en quelques heures. Or l’expérience datait de trois jours pour le moins. Suivait la rocambolesque aventure du journaliste Lemail, réveillé en pleine nuit par le savant, et mis au courant, dans une villa isolée de la banlieue parisienne, des étranges immunisations présentées par son ami. Ce Monsieur Lemail fut assurément beaucoup lu et commenté ce matin-là, mais apparemment personne ne dut le prendre au sérieux. Bel exemple d’intoxication collective à rebours, s’il en est. Toute cette histoire paraissait plus que farfelue, et la plupart des lecteurs ne s’étonnèrent que d’une seule chose : de ce que la radio et la télévision aient attendu onze heures du matin pour démentir officiellement ces bruits un peu gros. Or, ce que ces braves gens ignoraient, et qui les aurait plongés dans la plus paralysante des stupeurs, c’est que déjà un ministre, celui de l’information, six professeurs de biologie et une grande actrice de théâtre venaient d’être vaccinées. Pour le moins. Le courage de l’inventeur devant les plus affreux microbes qui soient, allié à l’extraordinaire attraction de l’invention elle-même, avait déjà porté ses fruits dans les plus hautes couches de la société parisienne. On n’en était pas encore à la panique des riches mais on s’y acheminerait bientôt au galop. Il serait peut-être temps maintenant de donner quelques indications historiques sur cette fameuse nuit du 3 au 4 mai. »

(… J’ai l’impression ce soir d’avoir écrit ce qui sera peut-être demain l’une des dernières pages d’un roman inachevé, et en même temps l’une des premières relations d’un événement impensable. Mais réel. Je ne crois toujours pas à l’existence de ce fameux vaccin, mais une sourde angoisse croît en moi depuis quelque temps. Je ne crois pas… Mais je suis à peu près sûr que le monde, lui, croit. Et ce sera terrible. Que les mots me paraissent usés quand j’en aurais le plus besoin. Cataclysme, catastrophe, enfer, tempête, tragédie, autant de pauvres écorces vides en regard de ce qui nous attend bientôt. Déjà le peuple de Paris murmure. Déjà les pays étrangers fixent leurs yeux sur nous, tels les spectateurs inquiets et impatients de savoir si les rôles seront bien tenus. Déjà un étrange vent de folie et de panique souffle sur les esprits. Et ce qu’il soulèvera ne sera sans aucun doute pas très beau à voir. Je ne crois pas… Pas encore. Mais je crois maintenant que le monde y croira. J’ai toujours pensé que l’ennui était la bête noire des hommes comme moi. J’ai aspiré parfois à d’étranges naufrages, à de tragiques incendies. Pour sortir de l’ennui métaphysique qui guette le poète. Le vrai. J’ai mené jusqu’à présent un combat impitoyable contre la fatuité du siècle. Aujourd’hui j’ai le sourd pressentiment qu’un sauvage halètement remplacera mon souffle d’écrivain oisif et enfantin dans sa clairvoyance, têtu dans ses aveuglements. Un monde s’apprête à naître. Oh ! pas un monde impérissable fait d’hommes éternels… Non. Mais plus simplement et pus concrètement un monde qui aura connu ce qui est en train de se préparer. Quelle que soit la note que payeront nos civilisations, après cette orgie de digressions brutales ; quel que soit le résultat de ces remous prodigieux qui sont encore à naître, nous ne sortirons pas comme avant de l’aventure. Nous aurons du mal à l’oublier. On en reparlera dans dix mille ans peut-être. Peut-être même alors, dans dix mille ans, subsistera-t-il quelque chose, chez l’Homme, de l’inénarrable phénomène qui est en train de planter ses décors sur notre planète. Plût au Ciel que cette page me donnât envie de rire dans quelques semaines…)



*… Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs. Ce n’est pas uniquement à vous, citoyens français, que je l’adresse ce soir. C’est aux milliards d’êtres qui composent l’humanité. Ce n’est pas au nom du gouvernement français que je prends la parole. C’est au nom de l’humanité. Pour vous communiquer la nouvelle la plus étrange, la plus importante, mais aussi en un premier temps hélas ! la plus angoissante qui puisse être révélée. Oui… Vous le savez, la mort vient d’être vaincue ! Par un de nos savants, le Professeur Simien. La Presse vous a appris cette découverte il y a quelques jours. Nous avons démenti. Il le fallait. Si je vous mets au courant, ce soir, du plus lourd secret qui se puisse porter, c’est d’abord pour mettre un terme à l’angoisse universelle, génératrice de troubles les pus graves, et ensuite pour vous amener, dans les mois, peut-être les années qui vont suivre, à vous préparer déjà psychologiquement à la nouvelle et éternelle vie de l’humanité. Il faut que nous sachions tous que cette découverte extraordinaire du Professeur Simien n’est pas susceptible d’être mise en application avant une période indéterminée. Qui sera sans doute assez longue…

- Sale menteur !

- Chut !

- Le Professeur Simien paraîtra devant vous dans quelques instants. Il vous expliquera lui-même le résultat de ses recherches et vous dira ce qu’il faut en attendre. Je suis trop ému pour faire des discours. Je voudrais seulement, avant de laisser la place au sauveur du monde, vous supplier, vous adjurer de nous aider. La France est fière d’apporter aux hommes la victoire suprême contre l’ennemi naturel, le dépérissement. Mais il ne faut pas que notre peuple succombe par cette victoire-même. Ce soir, à Paris, des milliers de manifestants ont encore perturbé gravement la vie nationale. Deux personnes ont péri, étouffées. Je vous rends juges de l’importance étrangement exceptionnelle que revêtent ces deux morts violentes. Il ne faut pas que de tels événements se reproduisent. Je fais appel à chacun d’entre vous, quel qu’il soit, et, à travers vous, Français, je fais appel à toute l’humanité, pour qu’une sagesse et une patience souveraines, une sagesse et une patience absolument indispensables, président à notre attente à tous. Il faut attendre dans la résignation et l’espoir que le vaccin Simien soit parfaitement mis au point, fabriqué en d’énormes quantités, et qu’une organisation parfaite , j’insiste sur ce mot, soit établie pour sa diffusion. Sans cette patience, sans cette sagesse, sans cette résignation provisoire, sans le respect par chacun de nous de ce devoir sacré et impérieux, alors… ce serait ATROCE !... J’ai hésité douloureusement avant de prendre la décision de vous révéler la VÉRITÉ. J’ai dû assumer là une responsabilité dont le poids terrible donne envie de sourire de celles que durent assumer mes prédécesseurs dans ou telle circonstance de notre vie nationale. Je vous supplie de me donner raison. Je vous ai fait confiance, citoyens du monde entier. Accablez-moi dans ma personne, mais ne m’accablez pas par des faits. Des faits de violence et de mort. Voilà. J’ai terminé. Vive éternellement l’Humanité !

- Fumier !

- Tais-toi ! Ils vont nous montrer Simien.

- Nous sommes éternels !... Je te l’avais bien dit… Je te l’avais dit… Nous sommes éternels !

- Ta gueule je te dis ! Écoute !

- Baisée la mort ! On l’a baisée ! Ah ! Ah ! Ah !... Ah ! Ah ! Ah ! C’est la meilleure ! Je suis éternel ! Éternel ! Qu’est-ce qu’on va pouvoir s’en payer du bon temps, dis ! Ça mérite d’être arrosé ! Il faut une bonne bouteille ! On va boire à la santé de la mort. Elle en a besoin, la pauvre ! Ah ! Ah ! Ah !... Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

- Mais tu piques une crise, ma parole ! Ferme ça nom de Dieu !

- Je m’en fous ! Ah ! Ah ! Ah !...

- Quelle gueule il a, celui-là ! C’est lui qui ?...

-*… Je me suis inoculé…

- La formule ! Salaud ! Ta formule ! Tu vas la donner ta formule, dis ?

- Calme-toi, Philippe, calme-toi, voyons… Bois un peu…

(… Où c’est qu’il met son whisky ?... Ah !...)

- Bois ! Vas y ! Bois !

*… Or il s’est avéré que ma découverte présente les caractères suivants…

- Chut ! Écoute !

- La formule ! Je veux la formule !... Il faut voir Rodrin ! Rodrin la saura, lui, la formule… Tu vas la donner ?

- Philippe !

- … Monsieur ! Monsieur ! Ouvrez-moi ! Nous sommes éternels !

- Oui Madame ! Nous sommes éternels ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

- Je vais lui couper le sifflet à celui-là. Tiens ! Voilà pour t’apprendre, sale con !

- Venez boire un coup, Madame ! Venez !

- On s’embrasse ? Ah ! Mon Dieu ! Que vous êtes bon. Il faut prier, Monsieur, il faut remercier le Ciel.

- Tu parles ! Qu’est-ce qu’on s’en fout du Ciel ! Vous en avez de bonnes, vous alors ! Le Ciel ! Il peut se faire un amant, le Ciel. On l’emmerde maintenant. Je l’ai toujours emmerdé, mais alors maintenant !... Ah ! Ah ! Ah !

- Monsieur ! Monsieur !

- Tiens ! Metz-toi à poil, la vieille. Metz-toi du vice jusque là ! Vas y je te dis, puisque tu es éternelle ! Ah ! Ah ! Ah !

- Philippe !

- Ta gueule, toi ! Tu n’y as jamais cru ! Et maintenant avec ta gueule de con, tu voudrais encore m’empêcher d’y croire, peut-être ? Va te suicider, ça vaut mieux !

- Il peut pas !

- Ah oui ! C’est vrai ! Il peut plus !

- Si je peux !

- Ah oui ! Tu peux ! Vas y, mon vieux, ne te gênes pas… Madame et moi on s’en fout. On est éternels… Pascale ! Où est Pascale ? Mon Dieu ! Où est passée Pascale ? Il faut que je la retrouve !

- À votre santé, mon petit Monsieur ! Mmm… C’est bon ça !

- Arrêtez ! Arrêtez ! Merde ! Vous allez vous arrêter ?

- Foutez le camp, vous !

- C’est ça, fiche le camp ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

(… Mon Dieu !... Nous sommes fichus… Ah ! on peut t’accabler, oui, sale politicien !...)

- Viens que je te baise, mignonne !

- Bande de salauds !

- Ah ! Ah ! Ah !... Ah ! Ah ! Ah !... Ah ! Ah ! Ah !

- Vive la vie !

(… C’est de la démence… Un cauchemar… Adieu !...)

- Adieu !

- Adieu petit !

- Adieu ! Adieu !... Où vas-tu ?

- Me pendre !

(… Je suis génial. Un véritable Jules Verne. On ne croira jamais que ces pages auront été écrites « avant »… La vie bloquée à jamais… Ce qui pose le problème des enfants et des adolescents.

- Eh bien ! mon vieux ! Moi ça me plaît assez de vivre à perpétuité mes soixante-cinq ans. Vous vous rendez compte ? Un retraité à perpétuité ! J’ai froid dans le dos quand je pense que je pourrais n’avoir que quarante ans…

- Alors vous ne voulez toujours pas me conduire ?

- Non ! N’insistez pas.

- D’ailleurs, dans l’état où vous êtes… Ce qui m’étonne, c’est que vous preniez tant de précautions pour ménager votre peau alors qu’en vous soûlant comme vous faites vous êtes en train de vous tuer lentement.

- Pas assez vite pour que je n’en sois pas. Confidence pour confidence, mon vieux, mais ne le dites surtout pas à ma femme, elle se moquerait de moi… Confidence pour confidence, je me soûle pour oublier que je suis mortel.

- Ah ! Ah ! Ah ! Il est marrant, lui. Vous entendez ça ? Il se soûle pour oublier qu’il est mortel !

(… Oui, toi tu t’en fous. Tu continues à vendre ton poison, comme si de rien n’était. C’est pas dangereux de rester debout derrière un comptoir…)

- Et vous, patron, vous ne craignez pas une risque dans votre boîte ? Un coup de bouteille dans une bagarre, ça arrive…

- Ne vous en faites pas pour moi. L’humanité se repose en ce moment. Il y a juste les commerçants qui travaillent en ce moment.

- Justement ! Ça pourrait énerver les gens de vous voir gagner de l’argent aussi flegmatiquement…

- Cela vous énerve à vous ? Dites le : je fermerai boutique !

- Calmez-vous… Vous allez abîmer votre foie.

- Il fait comme moi : c’est pour oublier qu’il est mortel. Présentement. Mortel !... Vous vous rendez compte de ce que ça veut dire ? Mortel !...

- Vous avez vu Simien à la télé ?

- Non… J’étais avec des gens, et ils ont fait un tel chahut que je n’ai pu voir ni entendre quoi que ce soit. Et vous, patron ?

- Moi c’est exactement la même chose. Ma femme s’est mise tellement à gueuler après le discours de Monsieur notre Premier que j’ai rien pu saisir. J’ai su que ce matin, comme vous.

*… Vous vous rendez compte de ce que ça veut dire ?... Mortel !...
*… Eh bien ! petit père ! tu n’as pas l’air de bien l’oublier, ta mort…
*…Taisez-vous ! Ne parlez pas de mort ! Je vais être immortel…

- Bon ! lui, il a son plein.

- Vous devez gagner beaucoup d’argent, en ce moment.

- Pas plus que d’habitude. Ceux qui buvaient un peu, ils ne boivent plus ; ceux qui buvaient beaucoup, ils ne dessoûlent plus. Comme lui.

- Je vois… Bon ! Je vous salue, Messieurs. Je vais chercher un autre taxi.

- Vous en trouverez pas ! Plus de taxis ! Buvez un coup, ça vaut mieux. Qu’est-ce que vous allez faire, en taxi ? Buvez un coup avec moi, je vous dis ! Qu’est-ce qui a assez d’importance pour aller chercher la mort en taxi ? Qu’est-ce que…

- Allez ! Au revoir !

- Au revoir Monsieur.

*… Vous vous rendez compte…

(… De la vermine. De la vermine partout. Les forts deviendront des hyènes, comme ce sale commerçant ; les faibles deviendront des épaves, comme ce pauvre type… Plus capable de conduire son taxi. Il le conduisait les yeux fermés, son taxi. Maintenant… Pourquoi ont-ils divulgué la nouvelle ? Cela leur importait donc tant, ces deux morts d’hier ? Ils en ont tué pourtant pas mal eux-mêmes, jadis. Pour un rien. Pour un peu de pain qu’on leur demandait. Pour une grève, pour quelques pavés lancés à ces sales gardes-chiourmes de flics. Pour rien… Et maintenant deux morts, ça les émeut. Qu’est-ce qu’il se passe ? Il y a quelque chose là-dessous…)

* … Philippe ! Viens ici !...

(… Philippe ! Une épave… Une véritable épave, hier soir. Pascale l’aurait méprisé. Elle, si calme, si froide, si ironique. Elle t’aurait méprisé, mon vieux. Ce que tu pouvais être moche, mon vieux Philippe… Que fait-il en ce moment ? Il court après le vaccin, lui aussi… Si j’avais dit à l’autre : Eh bien ! Je vais tâcher d’obtenir le vaccin », il l’aurait pris en vitesse, son taxi. Il l’aurait conduit à tombeau ouvert, même. Nous nous serions peut-être tués tous les deux… Il y aura sûrement des morts. Morts pour l’éternité des autres. Morts pour l’éternité des forts, des malins. De ceux qui resteront calmement dans leur coin, avec sang-froid ; ceux qui ne conduiraient pas une voiture à tombeau ouvert, même si on leur disait que « ça » se trouve au coin… La formule ! La formule ! Des millions de gens ont dû pousser le cri de Philippe…)

* … Faites attention, voyons ! J’aurais pu vous écraser !

- Aucune importance.

* … Un fou !...



- Tu ne me croiras jamais.

- Mais encore ?...

- Tiens-toi bien, mon vieux : RODRIN EST IMMORTEL !

- Plaît-il ?

- Exactement. Tu as bien entendu.

- Il te l’a dit ?

- À l’instant.

- Il est fou… J’espère que tu n’as dit ça à personne ?

- Non… Bien sûr.

(… Il est bien fichu d’avoir parlé…)

- Raconte.

- Il a obtenu le vaccin par l’entremise du Professeur Lebertin qui a été autrefois un collaborateur de Simien. Inutile de te dire que ce beau monde de biologistes et de savants n’a pas attendu longtemps… Charité bien ordonnée…

- Parle plus doucement. Je ne te comprends pas.

- Voilà ! Rodrin m’a promis qu’il nous aiderait. Ils travaillent d’arrache-pied. Ils n’ont pas divulgué la formule pour plusieurs raisons, dont la principale est qu’on emploie une matière dangereuse. D’ailleurs, m’a dit Rodrin, aucun particulier ne pourrait fabriquer… Tout ce que je puis te dire, et c’est assez marrant, c’est qu’on utilise là-dedans des extraits de chou.

- De ?

- De chou ! C’est marrant, hein ? Alors il m’est venu une idée. C’est d’acheter le plus possible de choux. De vendre tout, de réaliser tous nos biens pour acheter le plus possible de choux.

- Eh bien ! toi alors ! On peut pas dire que tu perds le nord ! Tu as du sang juif dans les veines, c’est pas possible !

- Erreur… C’est pas pour s’enrichir. J’avais même pas songé à ca… Mais quand on aura un bon stock de choux, on pourra certainement l’échanger contre quelques ampoules. Cela ne te dirait pas de l’avaler, hein ? Et Pascale, et moi, et nos parents, et…

- De l’avaler ?

- Oui… Il s’agit d’une « vaccination » par la bouche. Ce sont des ampoules à boire. Il paraît que la vaccination par la bouche est ici presque indispensable : ça « immunise » avec plus de certitude… Rodrin m’a dit qu’il avait entendu parler de choses incroyables… Simien, lui, est pur. Mais il paraît qu’il y a des types qui ont vendu la mixture à des milliardaires pour des sommes… jamais vues. Et naturellement, inutile de te dire que plus d’une femme… Enfin, il m’a promis…

- Et qu’est-ce que tu as bien pu lui donner, toi ? Tu lui as promis Pascale, peut-être ?

- Répète !

- Non… Je plaisantais. Je plaisante sans cesse depuis trois jours. C’est la seule manière pour moi de garder mon sang-froid. Alors, je joue. Je joue une mauvaise pièce de plaisantin dans un cauchemar. Un cauchemar qui souvent me dépasse, m’écrase. Ce matin j’avais presque envie de me suicider. J’ai eu mille peines à me guérir de l’obsession du suicide. Mais je n’en peux plus, tu comprends. Un jour c’est le vaccin contre la mort, le lendemain j’apprends que je serai condamné à avoir toujours trente-sept ans, maintenant j’apprends que ça se donne par la bouche, qu’il y a de foutues chances pour que nous l’obtenions. Demain j’apprendrai certainement qu’il faudra toute ma vie marcher à quatre pattes, ou ne boire que de l’eau. Tu vois, j’en ai assez. Je craque. À ma façon…

- Bernard ! Bernard ! Remets-toi, mon vieux. Étends-toi ici. Dénoue un peu cette cravate. Attends ! Je vais te servir un bon whisky. Tiens ! une cigarette. Maintenant, écoute bien : tu ne rêves pas. Le vaccin contre la mort a été inventé, et d’un. Secundo, je vais mettre tout en œuvre pour l’obtenir. Tertio, tu vas calmement te reposer ici et attendre. Tiens ! Écris quelque chose. Raconte les événements…

- C’est déjà fait ! J’ai quelquefois l’impression d’avoir tout prévu. Comme un bon petit Jules Verne. Même l’histoire de la vie bloquée, de l’âge bloqué, je l’avais prévue. Même… Et tu verras. Et Pascale ?

- Je lui ai téléphoné.

- Tu lui as dit au téléphone que tu aurais peut-être du vaccin ? Tu as cité Rodrin ?

- Mais non… Mais non… Ne t’inquiète pas. Le Premier ministre s’inquiète certainement moins que toi…

- Et Pascale ?

- Oui… Alors Pascale, je lui ai dit de rester bien calmement chez sa mère. Elle a été complètement bouleversée par la télé. Elle a pleuré. Elle m’a demandé ce que je faisais. Je lui ai dit que nous irions la rejoindre très bientôt.

- Il faut pas la laisser seule…

- Ce n’est pas mon intention ! Dès que… nous irons la rejoindre.

- Écoute Philippe ! Je ne suis pas d’accord avec toi. Il faut rester calme. Il ne faut pas se créer ainsi des ennuis. Quelque chose de terrible se prépare. Je le sens. Parce que les gens sont comme toi. Ils veulent absolument être plus malins qu’autrui. Ils veulent être les premiers à… Mais vois-tu, ce n’est pas une bonne politique. Mieux vaut…

- Calme-toi, calme-toi. Il faut que tu dormes. Tu es épuisé.

- D’ailleurs fais comme tu veux, mais ce vaccin, moi, je ne le boirai pas. Je me méfie. Je ne le prendrai que dans vingt ans, si l’humanité aura cessé d’ici là de me dégoûter.

- Allons ! Allons ! Tiens ! On va manger un morceau, ça nous remettra tous les deux. Car je t’avoue que moi aussi je me demande si je ne vais pas devenir fou d’une minute à l’autre. J’ai acheté des bifs. Je vais aller les faire griller… Oui, tu as peut-être raison, j’aurais dû garder Pascale. Ah ! Ah ! Ah !

- Bon ! Eh bien ! Tu as raison, je vais écrire une page ; ça me remettra en attendant tes bifs.



- « … Cette image ne cessera pas de me faire frémir jusqu’à la fin de ma vie. À moins que je ne perde bientôt la raison dans l’alcool, qui m’est devenu depuis ce jour aussi indispensable que l’air et la nourriture. Pour essayer d’oublier mes terreurs ! »

- Brr ! Tu me donnes des frissons. Mon cher, tu es un sombre visionnaire. Mais rassure-toi, je m’arrangerai pour que tu n’aies pas à souffrir réellement ces visions. Si on prenait la télé ? Il doit sûrement y avoir du nouveau…

- Je voudrais dormir et me réveiller comme avant, avec mes petits soucis misérables d’écrivassier en mal de copie.

- Mon cher, tu ignores tes talents. Écrivassier !...

* … Dieu se vengera ! La nature humaine se vengera de l’homme…

- Qu’est-ce qu’il veut celui-là ? Se faire lyncher ?

- Laisse-le parler… Je sais d’avance qu’il a raison.

* … Mes frères ! Jamais la prière n’aura été aussi nécessaire. Priez ! mes frères ! Priez !

- Maintenant que le Ciel va se mélanger avec la terre, il nous sera très facile de prier.

- Amen !



(… Philippe a réussi. Dieu sait comment ! Mais il a réussi. Il a obtenu trois ampoules. Il était hagard quand il les a apportées. Il bredouillait tellement que je n’ai pas compris trois mots de ce qu’il voulait me raconter. Qu’a-t-il bien avoir pu donner en échange à son fameux Rodrin ? J’ai vu l’homme deux ou trois fois. Personnalité trop falote pour ne pas être tentée dans une pareille situation… Mon pauvre ami était hagard et pourtant c’est moi qui faisais à ses yeux figure de fou : quand je lui ai dit que j’attendrai un peu avant d’ingurgiter le « vaccin », il en est resté subitement muet. Il est parti sans même m’exhorter. J’aurais dû l’accompagner, mais j’ai préféré demeurer seul. Il a certainement pensé que je voulais ainsi éviter les dangers du voyage. On dit que les déplacements sont d’étranges aventures en ce moment. Une ruée humaine s’élance sur Paris par tous les moyens. Folie de vouloir remonter un tel flot. Philippe est parti : je me demande s’il aura le courage d’attendre jusqu’à son arrivée. Je le vois très bien, serrant convulsivement ses deux chères ampoules sur son cœur, et se demandant à chaque minute s’il aura le courage d’attendre jusqu’à son arrivée. « Je veux m’immuniser en même temps que Pascale, m’a-t-il dit. Tu comprends, on ne sait jamais ce qu’il peut arriver… Nous serons éternels en même temps ou pas du tout. » Qu’arriverait-il s’il perdait en cours de route une des deux ampoules ? Je préfère ne pas y penser. Pourvu que Pascale ne se soit pas avisée de rentrer à Paris. Pourvu qu’ils ne se croisent pas. Le destin joue parfois de ces tours… J’ai enfermé celle qui m’est destinée dans un petit coffret. Je passe mon temps à ouvrir et refermer ce coffret. Je m’amuse diaboliquement à contempler ce petit tube de verre pour lequel des hommes habituellement doux et pacifiques seraient capables de s’entre-tuer. Je me fais penser à Faust. À un démiurge contemplant le chaos. Qu’il pourrait à volonté ordonner ou écraser entre ses doigts monstrueux. D’une seule pression de la main refermée. Qu’attends-je pour la boire ? C’est bien de moi. Oh oui ! c’est bien de moi… Il fallait s’y attendre : je me souviens de mon enfance en contemplant la petite ampoule. Je me souviens… Quand ma mère distribuait du chocolat, le dimanche, je conservais le mien précieusement, comme une relique, comme de l’or. Je conservais le mien tel un avare la puissance. Et c’était de la puissance puisque les autres me l’enviaient. Je vais devenir fou à force d’ouvrir et de refermer ce coffret. Où le Diable est enfermé. Le Diable inventé par les hommes. Cette fois positivement, réellement. La tour de Babylone prête à sourire. Elle n’est qu’un carton d’opérette de patronage au regard de ce petit tube de verre. C’est peut-être pour ça, dans le fond, que j’hésite. Par peur du Diable. Ce n’est pas par esprit démoniaque, c’est par peur. Peur du Démon. Peur de la justice divine. Ils m’ont eu. Jamais je n’aurais écrit : la justice divine. Jamais d’ailleurs je n’aurais écrit la moindre page d’un journal. Je hais les journaux. Les intimes comme les publics. Ils sont faux. Ils étaient faux. Qu’est-ce qui est juste et qu’est-ce qui est juste maintenant ? Aucune importance depuis que le Ciel nous est tombé sur la tête. Depuis que nous nous sommes haussés jusqu’au Ciel. Par cette nouvelle tour de Babylone… Pauvre Philippe ! Combien de temps va-t-il mettre pour arriver jusque là-bas ? Une véritable expédition dans le Far-West d’antan. Il n’a pas voulu emporter son revolver. C’est un optimiste, Philippe. C’était un optimiste. Impénitent. Il ne peut pas revenir le même. Aucun homme ne peut revenir le même du royaume des morts. Ou des immortels…)


 

- Bonjour Monsieur.

- Bonjour Madame. Je suis Monsieur Lemer. À qui ai-je l’honneur ?

- Monsieur… Je croyais trouver quelqu’un d’autre…

- Vous voulez voir mon ami Philippe, je suppose. Il n’est pas là, Madame… Ou Mademoiselle…

- Dans ce cas…

- Il est parti rejoindre sa femme…

- Ah !... Pourrais-je alors avoir quelques minutes d’entretien avec vous, dans ce cas…

- À quel sujet, Madame ?

- Euh !... C’est assez grave… Je ne me sens pas très bien… Voudriez-vous avoir la gentillesse de me laisser entrer une minute ? Je n’en aurai pas pour longtemps.

- Je vous en prie.

- Merci.

- Allons dans le salon, nous y serons mieux pour causer.

- Merci.

- Alors… Je vous écoute, Madame.

- Monsieur, je suis standardiste de mon métier. Vous devez bien penser que dans mon métier on entend pas mal de choses… Voilà ! pour en venir droit au but…

- C’est préférable.

- Oui… Eh bien ! voilà ! Je sais… entendez-vous, je sais que Monsieur… que votre ami a obtenu des ampoules…

- Qu’est-ce que vous dites ?

- Inutile de nier. Je le sais.

- Madame, je vous prierais de considérer notre entretien comme terminé.

- Je vous en prie, Monsieur, donnez-moi une de vos ampoules.

- Je n’ai pas d’ampoules.

- Si ! Vous en avez ! Je le sais, vous dis-je.

- Vous êtes culottée ! Je vous dis, Madame…

- Je vous en supplie, Monsieur. Je vous en supplie les mains jointes.

- Mais enfin pour qui me prenez-vous ? Pour Simien ? Ou pour un milliardaire ?

- Je vous en supplie, donnez-moi une ampoule.

- Mais enfin, Madame, ça suffit ainsi… Qu’est-ce… qu’est-ce que vous faites ?...

- Comme vous voyez, je me déshabille.

- Je vous en prie ! Voyons ! Madame ! Rajustez votre chemisier.

- Dommage qu’il n’y ait pas de musique. Je vous aurais fait un véritable strip-tease… Allons ! un bon mouvement…

- Mais je vous dis…

- Bon ! D’accord !

- Arrêtez ! voyons !

- Cela vous effraie, les jambes d’une femme ? Je sais qu’elles ne sont pas extraordinaires, mais quand même… Regarde ! Regarde, mon coco, ces deux petits seins pigeonnants. Et ces cuisses, hein ? Qu’est-ce que tu en dis, hein ?

- Fichez moi le camp !

- Tu ne diras pas ça quand j’aurai enlevé ma culotte. J’ai une de ces croupes à te couper le souffle. Tiens ! Regarde !

(… Mon Dieu ! Si encore elle était moche…)

- Viens m’embrasser, mon chéri. Viens me peloter. J’en meurs d’envie… Bon ! Puisque tu ne veux pas venir sur mes nichons, c’est mes nichons qui…

- Mufle !

- Décampe !

- Regarde ce cul ! Et la ligne de ma hanche ! Je suis si moche que ça, dis ?

- J’ai bien envie de te violer et de te foutre ensuite dans l’escalier.

- Déshabille-toi, mon amour. J’en meurs d’envie. Prends-moi… Prends-moi ou je crie au viol !

- Dis donc ! Si jamais tu gueules…

- La ! Voilà ! Tu ne rêves pas… Je suis à toi… Salaud !

- Foutez moi le camp !

- Tu sais… en plus, je suis terriblement cochonne… Où vas-tu ? Pourquoi te sauves-tu ? Je suis cochonne je t’ai dit… Le vaccin !...

- Tiens !

- Je savais bien ! Je savais bien que tu en avais. Tu verras, mon chou, je ferai tout ce que tu voudras. Tout, tout, tout… Le vaccin ! Le vaccin !...

- Imbécile ! Maladroite !

- Non ! Non ! Non ! Ah !...NON !

- Pourriture ! Pourriture ! C’est ça, lèche le parquet, comme une chienne. Lèche ! Lèche ! Et avale aussi la merde et la poussière. Et le verre. Lèche !... Pauvre fille… Pauvre fille… Pauvre humanité !...

- Vous… Vous… Vous croyez que j’en ai bu assez ? Vous croyez que ça y est ? Je ne sens rien. Je ne sens rien !

- Pauvre fille… Tu n’es pas mal fichue avec ça… Mais tu es une pauvre fille… Je parierais que tu es vierge ! Allons ! Avoue. Tu es vierge ?

- Je suis à toi. Prends-moi maintenant… Aïe !... Vous me faites peur ! Ne me regardez pas comme ça !

- Tiens ! Rhabille-toi ! Fous le camp ! Tu as bu l’ampoule qui m’était réservée… Mais je ne t’en veux pas.

- Mon Dieu ! Vous n’aviez que…

- Oui, que celle-là ! Mais ne te frappe pas, mon petit. Tu en avais plus besoin que moi.

- Vous êtes fou… Vous ne l’avez pas bue… Je suis éternelle !... Pardon…

- Crie, ma belle. Hurle si ça te dit, mais je t’en prie, rhabille-toi et vas-t-en.

- Mes bas…

- Tiens !

- Tu peux me les mettre, si tu veux. Tu es beau, tu sais.

- Merde !

- Bon ! ça va… J’ai compris.

- Et puis zut après tout, pourquoi pas ? Ce doit être érotique de coucher avec une femme éternelle…

- Tiens ! Prends mes seins. Je t’adore…

- Tu vois, c’est bête, mais je n’ai même pas envie de te dire : putain. Allons ! Ne pleure pas comme ça. Rhabille-toi, tu vas attraper froid. Tu vas te reposer un moment et boire un verre… Oui, rassure-toi, tu en as bu assez je pense… Tu es éternelle… Je te comprends… Non tu n’es pas une putain. Tu es une femme normale. C’est le monde d’à présent qui a balayé un moment ta pudeur. Peut-être ne sommes-nous après tout que des refoulés… Tiens ! Bois ! Ne te frappe pas si je continue à te dire tu. Bois ! Voilà ! Ça va mieux ?

- Oui… Vous êtes bon.

- Je n’ai jamais été aussi bon. Toi tu ne t’es sans doute jamais déshabillée devant un homme rencontré que depuis cinq minutes, et moi je n’ai jamais été aussi bon ; ça me fait penser un peu à ce que disait ce patron de café, l’autre jour… Vois-tu, Madame… C’est étrange, n’est-ce pas, ce vois-tu, Madame ! Vois-tu, Madame, on ne sait plus ce que l’on fait. Et on ne le saura jamais plus. Quoi qu’il arrive… Crois-moi. C’est un simple mortel qui te parle…



*… Notre Père ! Qui êtes aux Cieux ! Que votre nom soit sanctifié ! Que votre règne arrive ! Que votre volonté soit faite sur la terre comme au Ciel ! Donnez-nous aujourd’hui ! Notre pain de chaque jour ! Pardonnez-nous nos offenses ! Comme nous pardonnons à ceux…

(… Mon Dieu ! Quand arrêteront-ils de prier ? Je ne peux plus supporter. Pas ça ! Il faut que je sorte de là… Pourquoi suis-je venu me fourrer dans cette galère ?...)

* … Pas succomber à la tentation ! Mais délivrez-nous du mal ! Ainsi soit-il !
* … Là ! La ! Un trou ! Allons-y !...
* … Ne poussez pas ! Ne poussez pas !...
*… Elle va finir de gueuler, celle-là, ou je l’assomme ?...
* … Au secours ! Georges ! Georges !...
* … Son bras… C’est horrible ! Aïe ! Vous voyez bien que vous m’étouffez !...
* … Vas y ! Pousse, mon petit…

- Vous allez la tuer ! Dégagez-la ! Dégagez-la bon Dieu ! Mais…

(… Survivre… Non ! Jamais… C’est un cauchemar… Ils vont la tuer, c’est certain. Mon Dieu ! Pauvre femme. Impossible d’arriver jusqu’à elle…)

* … C’est la fin du monde, je vous dis ! La fin du monde ! Prions ! Prions !...
* … Qui ? Qui voulez-vous prier ? Dieu n’existe plus !...
* … Non ! Non ! Non !... Mon petit ! Vous allez tuer mon petit !...
* … Mais enfin qu’est-ce qu’ils attendent ? Et d’abord où sommes-nous ?...
* … Je crois qu’on est boulevard Ney !...
*… Vous êtes cinglés !... Ah ! Tiens ! Salaud ! Tu l’as bien mérité !...
* … Il faut essayer de se glisser vers le trottoir… C’est le meilleur moyen de…
* … Faites surtout pas ça ! On meurt comme des mouches contre les murs ! J’en viens ! Il y a du sang partout ! C’est horrible !...
* … Mais là on va crever !...
* … On crèvera tous !...
* … Si seulement ils pouvaient dégager, à un carrefour, je foutrais le camp !...
* … Attention ! Attention ! Ils sont fous ! Ils ne voient pas !... Salauds ! Vous ne voyez donc pas que c’est intenable ici ?...
* … Vos gueules !...
* … Vos gueules !...
* … Chut !...
* … Il n’y a plus de vaccin à l’hôpital Bichat ! Il n’y a plus de vaccin à l’hôpital Bichat !...
*… Qu’est-ce qu’on s’en fout ! Où y a-t-il de l’air pur, imbécile !...

- Mon pied !

(… Je n’aurais jamais dû descendre. Je vais mourir, ça ne fait pas un pli. Mourir ! Si seulement j’avais pu mourir proprement… Voilà ! ça va commencer par mon pied gauche…)

- Mon pied !

* … Ta gueule ! Ton pied, on s’en fout !...
* … Pierre ! Où es-tu ?...
* … Là maman !...
* … Où là ?...
* … Ici maman ! Maman !...
* … Pierre !...
*… Pauvre gosse !...
* … C’est malin !...
* … Il faut aller vers le mur, je te dis ! On trouvera bien une porte ouverte ! Et puis…
*… Non, mon vieux ! Pas les murs !...
* … Vous m’écrasez ! Vous m’écrasez ! Vous…
*… Merde ! Une main ! Bon Dieu !...
* … Eh toi ! Dégueule ailleurs ! Pourriture !...
*… Con !...

- Mon pied !...

(… Il faut tenir ! Ne pas s’évanouir. Ne pas s’évanouir ! Et puis merde ! Laissons-nous aller, ça vaudra mieux. À moins…)

* … Une porte ! Une porte !...
* … Tas d’idiots ! C’est bondé !...
* … Une porte !...
* … Plus de vaccin à Bichat ! Il n’y a plus de vaccin à l’hôpital Bichat !...
*… Une paille !...
* … Menteurs !...
* … Et puis on s’en fout, de Bichat ! Si seulement on pouvait sortir d’ici !...
* … Ah ! Aaaaaaaah !...

*… Écartez-vous ! Elle peut se relever ! Je vous dis qu’elle peut !...
* … Ferme ça ! C’est pas tes couilles, non ? Alors ferme ça !...

(… Le naufrage… Je l’ai eu, mon naufrage. Et je tue, moi aussi. Sans m’en douter, je tue. Puisque j’ai des pieds…)

* … Je vous salue, Marie pleine de grâce, le Seigneur est avec…
* … Tuez-la, celle-là, qu’on ne l’entende plus !...
* … Et toi laisse-la mourir en paix !...
* … Le Seigneur est avec… Le Seigneur est avec…
* … Avec ton cul ! Idiote ! Relève-toi !...
*… Oh ! Regardez ! Regardez !...

(… Il ne faut pas que je m’évanouisse… Le reste importe peu. Maman…)

* … Gilbert ! Gilbert ! Relève-toi, Gilbert ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ne l’écrasez pas ! Ne l’écrasez pas ! Laissez-moi passer ! Je vous en supplie, laissez-moi passer !...
*… Je vous en prie, marquise, et ne vous pressez pas !...
* … Ta gueule ! Tu vois bien qu’elle n’a plus de fils !...
*… Gilbert ! Non ! Non ! Ce n’est pas vrai ! Dites-moi qu’il n’est pas tombé !...
* … Le vaccin ! Le vaccin ! Le vaccin ! Le vaccin !...
*… Qu’ils sont cons avec leur vaccin !...
*… En tout cas, ça prouve qu’on n’est pas très loin !...
* … Gilbert ! Mon fils ! Où es-tu ? Gilbert !...
* … On s’en fout du vaccin ! On veut de l’air ! De l’air ! De l’air !...
* … Gilbert !...
* … Ferme la, la vieille !...
* … Poussez-la ! On en entendra plus parler !...
*… Misérables ! Misérables ! Vous avez tué mon petit !...
* … Et puis après ?...
* … On est tous dans le même bain, la mère !...
* … Misérables !...
* … Si seulement on marchait par terre ! On tiendrait mieux !...
* … Salaud ! Tu vas descendre ? Salaud ! Descends !...
* … Un moment s’il vous plaît ! J’allais crever !...
* … Descends je te dis ! Tu vas me faire tomber !...
* … Attrapez-moi !...
* … Et pour qui te prends-tu ? Crève, mon vieux, ça fera de la place !...
* … Attrapez-moi ! Monsieur !... Monsieur !...
* … Tu vas lâcher ma jambe, sale con ?...
* … Attrapez-moi !...
* … Tu n’as qu’à courir, andouille !...
* … Sans pitié !... Sans pitié !...
* … Mon bras ! Vous allez m’arracher le bras !...
* … Sans pitié !... Sans…
* … Amen !...
* … Mon bras !...
*… Ah non ! Descends !...
* … Vers les murs on meurt comme des mouches !...
*… Quel bonheur ! Ici on meurt comme des sardines !...
* … Si seulement on pouvait baiser !...
* … Moi c’est de faim que je mourrai ! Je me connais !...
* … Si seulement la vieille aux prières n’était pas morte !...
* … Qui te dit qu’elle a crevé ? Elle crève en douceur, peut-être !...
* … Adieu Ernest !... Adieu !... J’ai une jambe… Ernest !...
* … Encore !...
* … Ernest !...
* … Ta gueule ! Ernest on s’en fout !...
* … Ernest !...
* … Non ! Non ! Non ! Aaaaaaaah !...
* … Pourritures ! Pourritures ! Fumiers !...
* … C’est ça, soulage-toi, con ! Tu vois pas qu’on va tous crever ?...
* … Regarde le celui-là ! Il dort debout !...
* … C’est comme ça qu’il faut faire ! Il faut se laisser aller en gardant ses pieds bien joints et ses jambes bien raides !...
* … Mais quand sortira-t-on de là ? C’est pas possible qu’on nous laisse comme ça tous crever !...
* … Un hélicoptère ! Un hélicoptère !...

(… Pascale… Pascale… J’ai dû m’évanouir… Je suis encore vivant ! C’est à brûler un cierge…)

* … Salaud !...
* … Fumier !...
* … Casse toi la gueule !...
* … Tu crois qu’il serait descendu !...
* … À quoi bon ? Il ne serait pas remonté !...
* … Tu as raison !...
* … Qu’est-ce que…
* … C’est le seul moyen de sortir d’ici !... J’aurais dû y penser avant !...
* … Un couteau !...
*… Ta gueule !...
* … Non ! Ne faites pas ça ! Vous allez tuer un peu plus de monde et on finira bien par vous tuer !...
* … Tu n’as rien compris mon vieux ! C’est pour en finir proprement !...
* … Non ! Ne fais pas ça ! Donne-moi ce couteau !...
* … Vous avez fini de bouger, vous deux ? Eh toi ! Rentre ce couteau !...
* … Un couteau !...

(… Trop tard ! Ils vont le tuer. Comme deux et deux font quatre. Et on va être un certain nombre à tomber, du même coup…)

* … Salaud ! Je vais te l’enfoncer dans ton ventre, moi, ton couteau ! Vous vous rendez compte ! Ce fumier voulait jouer du couteau pour se faire un passage !...
* … Ce n’est pas vrai ! C’était pour…
* … Pour te suicider, peut-être ?...
* … Exactement !...
* … À d’autres !...
*… Laissez-le tranquille ! Il voulait rien faire de mal !...
*… Non ! Non ! Arrête ou je te frappe !...
* … Ne bougez pas là-bas ! Il y a déjà deux types qui sont tombés ! Attendez demain pour vous disputer, tas d’andouilles !...
* … Ah !...
* … Bien fait ! Il le méritait ! Vous avez bien fait !...



(… Pascale et Philippe n’ont plus de sexe. La petite standardiste n’a plus de sexe. Des centaines et des centaines de gens n’ont plus de sexe. « LE VACCIN REND STÉRILE » crient les journaux. Je savais bien. Je savais bien qu’il nous faudrait payer, tôt ou tard. Voilà ! C’est fait ! L’humanité n’a plus qu’à éponger ses sueurs froides. Et les victimes de cette escroquerie n’ont plus qu’à cacher dans un oreiller éternel leurs larmes de désespérés à perpétuité. J’ai peur de les revoir, tous deux. À quoi cela peut-il ressembler, un couple asexué ? Horreur ! Pascale… Philippe… Horreur ! HORREUR ! Et le plus horrible, c’est que j’ai entendu dire que les gens s’en foutaient ! Ne castrait-on pas autrefois les petits chanteurs pour qu’ils gardent leur voix enfantine ? Pourquoi l’humanité ne se castrerait-elle pas pour avoir le droit de chanter dans les siècles et les siècles ?)


 

- Il a mis trois jours pour parvenir jusqu’à moi. Trois jours qui ont dû lui être une éternité. Il a dû se battre comme un soldat en retraite. Il devait sans cesse se battre : pour attraper un train, pour manger, pour continuer sa route. Si bien qu’il a eu peur. C’est normal. Il n’a pas pu tenir, comme il se l’était proposé. Il a avalé son ampoule dans un moment de peur. Oubliant complètement qu’il ne changerait rien ainsi, puisqu’aussi bien il pouvait toujours mourir d’un mauvais coup de couteau ou sous les roues d’une voiture. J’imagine sans peine ce qu’il a bien pu ressentir quand, après l’avoir roué de coups, ces gens lui ont pris l’ampoule qui m’était destinée. C’est bien simple, quand il est arrivé au village, il a erré autour pendant presque une journée sans pouvoir se décider à y pénétrer. Il avait honte de sa lâcheté. Et il avait peur de son éternité à cause de ma fragilité. Ajoute à cela la crainte du moindre faux pas sur le sentier, et tu auras peut-être une idée de ce qu’il a enduré. Le pire, c’est quand ma mère a appris qu’il revenait sans vaccin. Et surtout qu’il n’avait pas pensé à elle. Dire qu’elle lui a fait le reproche d’aimer davantage un ami de Paris que la mère de sa femme, dire cela est une douceur. Un euphémisme. En réalité elle l’aurait lapidé. J’ai eu toutes les peines du monde à empêcher maman d’ameuter la population du village. Mais les gens ont bien fini par savoir. Alors mon pauvre Philippe est devenu un autre Simien. Les gens le maudissaient et voulaient le contempler. La maison a été prise d’assaut plus d’une fois. Un cauchemar !

- Que tu dois essayer d’oublier, Pascale.

- J’ai oublié cela. Comment ne pas oublier quand mon esprit est torturé par cette catastrophe qui s’est ensuite abattue sur nous ? J’ai appris la première. J’étais seule à contempler béatement la télé, ce soir-là. Je passais des heures et des heures devant la télé. Pour connaître les dernières nouvelles… Comme si je sentais instinctivement qu’il allait se passer quelque chose. Que tout n’était pas fini pour autant. Philippe devait souffrir déjà. Il était couché. Quant à ma mère, elle était, je crois, chez une voisine. Elle devait faire sa petite sensation habituelle : jouer à la belle-mère d’un immortel. D’un immortel de Paris. Oui, j’étais seule. Je n’ai pas entendu la suite, je me suis évanouie. Pendant combien de temps, je ne saurais le dire. Quand je me suis réveillée, j’ai trouvé Philippe tassé par terre, affaissé comme un pantin disloqué. Il pleurait. Alors je me suis souvenue de ce que j’avais entendu. Je n’avais pas rêvé. J’avais poussé un cri avant de tomber dans les pommes. Il s’était levé, et juste en entrant dans la pièce il avait vu le visage fou de Simien. Et il avait entendu l’horrible nouvelle. Quand je me suis réveillée et que je l’ai vu ainsi par terre, pleurant comme un enfant puni, je n’ai eu aucune réaction. Je suis restée là, dans mon fauteuil, inerte un long moment, à le contempler comme une folle. Et lui aussi me regardait du même regard dénué d’expression, vide. Le regard d’un fou. Je n’oublierai jamais ce regard. Et ce silence épais entre nos deux corps flasques et sans vie. Puis il s’est levé brusquement en hurlant, et s’est précipité hors de la maison. Mais moi je ne réagissais toujours pas. Je n’ai pas couru derrière lui. Il n’est rentré qu’au matin. Ma mère et moi nous nous mentions mutuellement, mais nous ne l’attendions plus. En tout cas moi j’étais persuadé qu’il s’était suicidé. Le voir rentrer à la maison, ce matin-là, ça été mon dernier moment de bonheur.

- Et après, qu’a-t-il fait ? Il est resté sans arrêt dans cet état de prostration, ou il a eu des crises violentes de désespoir ?

- Non, Il s’est enfermé dans le mutisme sans discontinuer.

- Il pensait me trouver là ?

- Non. Il était persuadé que tu étais rentré chez toi depuis longtemps.

- J’aurais dû l’accompagner ! Devant moi il ne l’aurait jamais bu. Et de toute façon sa peur du danger ne l’aurait pas envahi au point d’en oublier qu’il serait quand même mortel malgré le vaccin.

- J’aurais dû !... Il aurait dû !... C’est ainsi et ce devait être ainsi. Pourquoi seulement a-t-il fallu qu’il obtienne si vite cette cochonnerie ?

- Je dois dire que moi-même je n’aurais jamais cru… La seule chose qui me faisait peur, c’était de le voir faire quelque sottise pour l’obtenir. Tu n’auras jamais une idée de ce qu’a pu être la panique ici. Je me demande encore comment j’ai bien pu faire pour ne pas avoir laissé ma chair et mes os dans cette foule. Dans ce troupeau éperdu. Et cela par simple curiosité ! Ce qu’il faut être bête !

- Maintenant je vis comme une bête blessée. J’ai été trop heureuse et pendant trop longtemps. Quand j’étais heureuse… Tiens ! Par exemple, l’été dernier, quand nous étions, Philippe et moi, dans cette île perdue de l’Adriatique, je m’amusais à imaginer une catastrophe douloureuse. Je me souviens qu’un matin nous étions allongés sur le sable. Philippe me caressait, et moi j’étais tellement heureuse que je m’amusais à ne plus l’être. J’imaginais la déclaration d’une guerre, qui serait venue brusquement, comme ça, détruire… Mon Dieu ! Bernard ! Que vais-je devenir ? Je ne peux plus dormir, je ne peux plus manger, je… Je suis une morte éveillée. Je voudrais oublier que j’existe. Et cette éternité de mon pauvre mari m’écrase de tout son poids chargé d’horreur. Mon pauvre Philippe ! Mon pauvre Philippe ! Qu’en ont-ils fait ? Je hais ces hommes en blouse blanche qui ont semé le malheur. Je maudis cette science de salopards. Je veux mourir, Bernard ! Je veux mourir ! Ou alors qu’on me donne à moi aussi cette horrible cochonnerie. Qu’on me rende éternelle comme mon Philippe. Je ne peux plus le voir sans souffrir. Moi qui étais si malheureuse quand il nous fallait dormir, parce que je pensais que la nuit me le volait. Moi qui voulais passer ma vie à le contempler. Je ne peux plus le voir sans sentir les larmes bourdonner dans ma tête. Ma tête me fait mal. Oh !...

- Soulage-toi, Pascale. De tout me raconter ça te fera du bien.

- J’ai vécu un cauchemar. Maintenant j’entasse les ruines. Bernard… Promets-moi de toujours rester notre ami. Comme autrefois. Je sais… Philippe ne te facilitera pas la tâche… Mais aide moi à supporter ce fardeau. Toute seule, je ne crois pas que j’y parviendrai.

- Remets-toi, Pascale. Ce n’est pas parce que Simien a perdu ses pieds que…

- Philippe les perdra aussi. Il s’y attend. Des milliers de gens s’y attendent. Le monde va ressembler à un étrange hôpital. Je suis lasse… Pourtant le calvaire ne me laissera pas de répit.

- Pascale… Il faut être courageuse. Je sais que c’est facile à dire… Mais je t’en supplie, sois courageuse ! Je… Je ne quitterai jamais, Pascale, tu le sais bien. Je t’aiderai. Tu verras, je vous aiderai. Je sais bien que le plus dur est pour vous. Mais il faut être courageuse. Philippe… Philippe ne pourra vraisemblablement plus travailler. Mais moi je peux. Je serai discret. Tellement discret que Philippe n’aura pas à supporter mon existence. Je peux très bien gagner de quoi nous faire vivre tous les trois. Je sais bien que ma carrière d’écrivain est fichue…

- Fichue ?

- Oui… C’est-à-dire que, pour l’instant, ce n’est plus possible. Le monde a les yeux fixés sur Simien ; ça durera un bon bout de temps, tu ne crois pas ?

- C’est horrible !

- Je travaillerai ! Nous nous en sortirons très bien. Mais si. Pourquoi doutes-tu ?

- Je ne doute pas de toi, Bernard. C’est moi qui n’ai pas ta confiance. Pour en sortir, il faudrait que Philippe aussi y mette du sien. C’est horrible à dire, Bernard, mais Philippe est fichu. Et il est éternel !

- Pascale ! Pascale ! Je sa is bien que nous sommes dans le pétrin. Mais il ne faut pas grossir le drame. Philippe t’aime toujours. Il traverse une crise bien normale… Mais il se redressera. J’en suis certain…

- Oh ! Bernard ! Bernard ! Aide moi !

- Mais oui… Mais oui… Tu sais bien que vous pouvez compter sur moi. Allez ! Pleure, Pascale, ça te fera du bien.

- … Pascale !... Pascale !...

- Mon Dieu ! Cette voix !

- Vas y. Il t’appelle. Sèche tes larmes et vas y. Il le faut.

- Tu verras, Bernard. Tu flancheras peut-être avant moi.

- Non ! Jamais. Jamais ! Tu entends ?

- … Pascale !

- Oui ! J’arrive, mon chéri.

(… C’est une catastrophe… Et ça sera pire dans une dizaine d’années, quand le silence sera tombé sur le séisme. Quand les victimes seront redevenues des particuliers. Qui cacheront leurs plaies comme on cache sa honte. Dans l’intimité la plus secrète, et la plus journalière… On peut mettre un trait sur Pascale : elle a cessé d’être une femme comme les autres. Elle aura le même sort que la femme de Simien. Ah ! Simien n’est pas marié… Le salaud ! Pourquoi ne se suicide-t-il pas ?...)



(… Philippe n’a plus de sexe. Est-ce que je comprends parfaitement ce que cela veut dire ? Il a une femme. Philippe n’a plus de sexe : cette phrase doit donner froid dans le dos. Même quand on ne connaît pas Philippe. Moi je le connais. Il a une femme : cette deuxième phrase change le froid en glace. Même quand on ne connaît pas la femme. Et moi, bon Dieu ! je la connais. Et je ne me contente pas de les connaître, l’un et l’autre ; je ne me contente pas même de les aimer, chacun à sa manière ; non ! Je vis avec eux. Et en vivant ainsi intimement avec eux, c’est avec des milliers de couples que je vis. Des milliers de couples installés à perpétuité dans l’horreur. Encore Pascale n’a-t-elle rien bu, elle. Mais là où l’homme et la femme ont bu, que doit-il se passer ?... On nous montre sans cesse Simien à la télé. Moi, j’ai une télé continuelle devant les yeux. C’est Philippe, mon pauvre ami Philippe, qui y paraît. Mais quelle différence avec Simien ? La perte d’un organe n’efface-t-elle pas étrangement les différences entre deux individus ? Peut-être les augmente-t-elle… De toute façon, la comparaison est pratiquement impossible puisque Simien, en plus, n’a plus de pieds. Qu’il est monstrueusement muet, sur sa chaise, depuis quelques jours ! On le tourne et on le retourne en tous sens, et le flot de paroles le laisse complètement indifférent. Que doit-il penser ? « Je ne suis plus qu’un singe de zoo » voilà ce qu’il doit penser. Ou bien alors lutte-t-il en silence contre l’envie de se donner la mort. Mais il ne peut même pas se donner la mort. D’abord parce qu’il espère. Ensuite parce qu’on le surveille aussi jalousement qu’un bacille récemment découvert. Ce n’est plus qu’un bacille entre les mains de ses confrères. Philippe, lui, on le soutient, Pascale et moi. Simien, lui, on l’étudie. Avec tout ce que peut comporter d’horreur l’étude d’un homme mis en laboratoire…)


 

- Tu ressens quelque chose ?

- Oui… N’en dis rien à Pascale. Les doigts de mes pieds s’insensibilisent. Ce doit être ce que l’on ressent quand les pieds commencent à geler. Curieux, hein ! par cette chaleur. Et je sens aussi comme une tige dure entre les doigts et la cheville. Je me suis fait une raison, je vais les perdre. Il fallait bien s’y attendre, non ? Et maintenant je donnerais cher pour savoir ce que Simien ressent. Car ça continue, n’est-ce pas ? Oh ! Tu peux bien faire non de la tête, je sais… Oui, mon vieux, je ne suis pas si bête. Vous pouvez me priver de journaux, et vous priver de télévision, j’entends celle des autres, là-haut. Eux n’ont pas dû en boire pour écouter ainsi les moindres nouvelles. Je saisis des bribes de paroles, par ci, par là, et j’imagine le reste. D’ailleurs c’est ça qui est atroce : je me fais certainement plus d’idées que n’en comportent les faits. Si tu veux me rendre service, mon vieux, eh bien ! donne-moi chaque jour ce que tu sais. Je t’assure que je me porterais mieux si je savais exactement. Alors ! Tiens ! Commence immédiatement ! Alors ! Après les pieds, qu’est-ce qui lui arrive, à ce fumier ?

- Pour l’instant, rien.

- Rien ? Tu es bien sûr qu’il n’a pas une petite tige dans le ventre ou dans l’œil gauche ?

- Non. Rien, je t’assure.

- Tu mens !

- Écoute Philippe ! Je sais bien que tu préfères connaître l’exacte vérité, mais je ne peux quand même pas l’inventer pour te faire plaisir…

- Bon ! D’accord ! Mais je compte sur toi. Et surtout ne dis rien à Pascale pour les pieds…

- D’accord !... Je te félicite, mon vieux, pour ton courage. Pascale en a bien besoin.

- Oui… Je me suis comporté en idiot, ces temps-ci, je sais. Maintenant je lutte. Cela n’arrangerait personne que je me mette à hurler tout le temps. Vois-tu, c’est bête hein ! mais j’en arrive à oublier mes pieds quand je pense à… C’est ça qui est le plus terrible ; et le temps joue contre moi. Il faudra bien que Pascale, un jour, me trompe. Elle va devenir folle à la fin ! Parfois je préfèrerais que tu sois autrement ; que tu n’aies pas le moindre scrupule et que tu…

- Arrête de dire des bêtises.

- Pour l’instant ce sont des bêtises. Demain elles seront moins bêtes, mes bêtises. Après-demain elles seront bel et bien des faits.

- Tu sais bien que Pascale ne peut pas songer, ne serait-ce qu’une seconde, à t’être infidèle.

- Autrement dit je sais bien que Pascale deviendra de plus en plus névrosée. Quand je pense qu’il m’est arrivé, autrefois, d’imaginer le malheur d’un cul-de-jatte, et le malheur de la femme d’un homme devenu subitement cul-de-jatte. Mais au moins un cul-de-jatte, après tout, ça peut faire l’amour, non ?...

- Calme-toi. Ne t’agite pas ainsi.

- Vous devez vous dire : « Il doit penser : si seulement ça pouvait s’arrêter aux pieds ! ». Eh bien ! Non ! Je ne pense pas à ça. Je m’en fous de mes pieds. Les jambes peuvent bien y passer. Je serai cul-de-jatte, et on ne voit pas, de par le monde, que les culs-de-jatte se suicident. Ils vivent bel et bien. Ils s’arrangent. Sans jambes, ils tiennent quand même solidement debout dans leur vie. Mais moi je ne pense qu’à une seule chose, nuit et jour. Et cette chose c’est que jamais plus je ne pourrai contenter Pascale. Et je suis éternel avec ça ! Et Pascale mourra comme une petite vieille desséchée. Et toi aussi tu mour… Mon pauvre Bernard ! Tu ne peux pas savoir ! As-tu jamais désiré un petit chat ?

- Quoi ?

- As-tu jamais, je dis bien, désiré un petit chat ? Moi j’en ai désiré un follement, quand j’étais petit. Quand j’étais un si heureux petit mortel. On m’en a mis un entre les mains, à la fin. Mais en même temps on m’a fait cadeau d’une flèche empoisonnée en m’apprenant qu’il appartenait à la voisine, et que je ne pourrais le garder que pendant une journée. Tu t’imagines un peu le gosse que j’étais recevant dans ses bras un mignon petit chat et apprenant quelques secondes après qu’il devra le rendre dans un an ou deux ? Car une journée, pour un gosse, n’est-ce pas une éternité ? Mais pour un adulte, qu’est-ce que la vie d’un chat ? On n’a pas le temps de se voir vieillir entre la naissance et la mort d’un chat. Alors imagine-toi maintenant quelles peuvent être mes pensées en te voyant assis sur ce lit, avec ces rayons de soleil qui jouent à cache-cache dans tes cheveux. Dans tes cheveux d’ami fidèle. Vois-tu, mon vieux, ton amitié m’est aussi pénible que les caresses d’un chat. Comprends-tu maintenant pourquoi on sait aimer plus tendrement une bête qu’un homme ? Oui, c’est parce qu’un homme ça vit aussi longtemps que soi. Un homme, on se dit toujours qu’on aura bien le temps de l’aimer davantage, de l’aimer mieux. Quand on aura un peu plus d’argent disponible, par exemple. Ou quand on sera en vacances. Ou simplement quand il sera malade, ou très vieux, ou très faible. Tandis qu’une petite bête, ça ne vous laisse même pas le temps de l’aimer. Alors on l’adore. C’est comme ça que je vous vois. Ce n’est pas marrant. Et vous, qu’est-ce que vous pensez ?

- Il est encore trop tôt pour penser. On subit. Comme toi. Comme le monde entier. Parfois j’ai envie de me piquer jusqu’au sang pour savoir si je ne rêve pas. C’est bizarre ; il y a seulement un mois, tu aurais pu tomber gravement malade. Très gravement. À l’article de la mort, quoi ! Je serais venu certainement à ton chevet, comme présentement je suis là. Je t’aurais diverti, consolé. Et j’aurais également diverti et consolé Pascale. C’est bizarre : tu es malade, bien sûr, mais c’est nous qui devons mourir. Et notre angoisse n’a rien de comparable. Notre angoisse devant ton éternité. C’est toi qui nous fermeras les yeux. Le temps de la vie d’un chat, comme tu dis. Ton angoisse à toi, dans le fond, elle ne diffère pas tellement de celle du moribond : elle provient du fait que tu vas nous quitter bientôt, car nous sommes mortels.

- La mort ! La mort !

- Tu la désires vraiment ?

- Non. Tu ne peux pas savoir ce que c’est, naturellement. L’éternité me donne l’oisiveté, et l’oisiveté me donne l’Irrésolution, avec un grand i. Toi qui en a été malade, jadis, tu pourrais peut-être approcher des sensations que j’ai. Mais tu peux pas savoir comme tu en es loin. Simplement parce que tu vas te lever dans quelques minutes. Tandis que moi je ne sais plus ce que c’est que le besoin de se lever. C’est sans doute pour ça qu’on perd les pieds. Tout se tient. Et c’est pour ça que je m’en fiche royalement de mes pieds. Je n’en ai plus besoin. Absolument plus besoin. J’ai encore besoin de mes bras pour manger, mais vois-tu, n’en dis rien surtout à Pascale, je suis persuadé qu’un jour… Eh bien ! Je n’aurai plus besoin non plus de mes bras… Ils n’ont rien dit sur les bras de Simien ?

- Tu déraisonnes !

- Je ne déraisonne pas. Seulement je n’appartiens plus à votre monde et votre logique me devient de plus en plus étrangère. C’est assez pour aujourd’hui. Je veux dormir. Je te remercie. Vas rejoindre Pascale. C’est elle qui a besoin de toi.

- Elle n’est pas encore rentrée.

- Elle ne saurait tarder… Tiens ! La voilà ! Dis-lui que je dors. Je ne veux pas la voir. Quand la nuit tombe, je ne veux pas la voir. J’ai confiance en toi, mon vieux… C’est bien… Heureusement…

(… Je suis bien jeune… La route est encore longue, et il n’y aura jamais de repos…)



« … Le pauvre hère perd maintenant progressivement ses deux jambes. C’est un fait avéré. On imagine sans peine que les milliers de malheureux qui le suivent vont se trouver dans le même cas. Où cela va-t-il s’arrêter ? L’angoisse nous étreint devant ces milliers de fantômes qui semblent s’évanouir imperceptiblement sous nos yeux. Et devant l’impuissance de la science médicale à enrayer, et d’abord à connaître seulement le mal, il n’est plus de secours que celui de Dieu… »

- Tu as lu ?

- Oui.

- Tu penses qu’il sait ?

- Il le sait certainement. C’est à croire qu’il a un sixième sens.

- Quand cela va-t-il se terminer ?... Et ces milliers de gens qui sont comme lui ! Elle doit être belle à voir, la pauvre fille !
- Celle du strip-tease ?

- Oui. Celle du strip-tease. Elle doit certainement penser à moi. Elle doit même me maudire. À cause de mon refus de faire l’amour. Et surtout à cause de mon acceptation. Quand je pense qu’elle a bu l’ampoule qui m’était destinée, j’ai froid dans le dos.

- Moi je ne saurai jamais quel est celui qui a bu la mienne ; ça vaut mieux ainsi.

- Il faut que la vie continue… Et pourtant je sens qu’il est impossible qu’elle continue.

- Nous avons le devoir de rester en vie, Bernard.

- Mais c’est stupide ce raisonnement ! Quand on mourra, un jour, il faudra bien qu’il se passe de nous. Tu n’as même pas un enfant qui puisse prendre la relève. Et même si tu en avais un, tu crois qu’à la cinquième ou sixième génération tes héritiers s’occuperaient de ton mari ? Écoute ! Pascale, il faut prendre une décision courageuse. Ou on en finit, ou alors on l’envoie à l’hôpital de la Salpêtrière et on essaie d’oublier…

- Bernard !

- Pardonne-moi, Pascale, mais je parle… sérieusement.

- Je t’en supplie, Bernard ! Patiente ! Patiente ! Peut-être que ça s’arrêtera aux jambes… Attends jusqu’aux jambes.

- Il ne s’agit pas de cela. Je ne suis pas assez lâche pour songer un instant à abandonner Philippe à cause de ses infirmités présentes et à venir. Mais je ne peux plus vivre avec un homme éternel, c’est tout ! Et toi non plus. Tu n’en peux plus. Regarde-toi un peu dans la glace. Et ce qui est effroyable, c’est que notre sacrifice est absolument inutile. Je te l’ai dit : que crois-tu qu’il va devenir quand nous serons morts toi et moi ? Ils le foutront à l’hôpital, un point c’est tout. Parfois je me demande si nous ne ferions pas une bonne action en le supprimant…

- Si quelqu’un doit le faire, c’est moi qui le ferai. Je t’interdis… Tu m’imagines avec en plus ce remords de te savoir en prison à cause…

- En prison ? Tu crois qu’ils me mettraient en prison ! Mais des tas de gens ont dû en faire autant et on ne les aura pas mis en prison. D’ailleurs le Droit n’existe plus. Comme la Science. Pour qu’une discipline existe, il faut y croire. Et personne n’y croit plus. On mettra des siècles avant de se remettre à croire à tout ça. Le vaccin a tout balayé. Pour des siècles !... Tu les trouves normaux, toi, les gens ? Tu les trouves comme avant ? C’est peut-être alors parce que tu as changé toi aussi. Nous avons tous changé, souvent sans même nous en apercevoir. La foule dans les rues ressemble à un troupeau en quête d’amour et de nourriture. Plus personne ne lit dans le métro. Ils sont unanimement plongés dans les dernières extravagances présentées par le « Professeur » Simien. Ils s’en rassasient et ils se répètent sans cesse qu’il s’en est fallu d’un cheveu qu’ils ne soient éternels. Et qu’il s’en est fallu d’encore moins qu’ils ne le soient dans l’horreur et la putréfaction.

- Je t’en prie ! Arrête !

- Pardonne-moi… Je suis à bout. Je n’en peux plus. Voilà, ça m’a passé. On devrait faire entre nous comme on fait avec Philippe. On devrait s’arranger pour ne pas savoir la suite. Ne plus sortir, ne plus lire les journaux, et rester calmement au chevet de Philippe comme au chevet d’un simple accidenté qu’on chérit tendrement et qu’on divertit, qu’on console. On devrait essayer d’oublier.

- Oui, je t’en prie, essayons d’oublier. Ne nous faisons pas de mal. Nous avons tellement besoin l’un de l’autre, et lui a tellement besoin de nous. Soyons ses petits chats d’un jour et cessons de penser. Laissons-nous caresser et cessons de penser.

- Les chats d’un eunuque, ce n’est pas très saint.

- Faisons ce que nous pouvons et cessons de penser. Je t’en supplie, Bernard, pour l’amour de nous deux, cesse de penser.

(… C’est ça, cessons de penser. Nous glissons lentement vers la folie, ma belle. Et lui seul reste lucide. Étrangement lucide. Ce ne doit pas être très marrant de vivre avec des fous. Quand il en aura assez, peut-être se suicidera-t-il… Non ! Il n’y a que les mortels qui se suicident. La question m’écorche douloureusement la bouche depuis longtemps ; il faudra que je la lui pose. Oui, il faudra que je lui demande sérieusement s’il est capable encore de se suicider… Il était trop bon vivant avant, pas beaucoup d’espoir. La seule solution, je le sais bien, c’est celle du meurtre. Mais alors fini avec Pascale… Mon Dieu ! C’est à se frapper la tête contre les murs…)

- Vas te reposer un peu, je vais aller le rejoindre.

- Non, Bernard, c’est toi qui vas aller te reposer. Moi j’ai encore un restant de forces. Je ne peux pas les garder. Elles me font trop mal. Repose-toi, mon pauvre Bernard. Je t’aime bien, tu sais. Sans toi il y a longtemps que je l’aurais abandonné.



- Elle est brune aux yeux verts ; un mètre soixante environ, ou un peu plus grande ; des jambes…

- Si vous vous figurez qu’elle en a encore !

- Oh Pardon !

- D’ailleurs n’insistez pas, Monsieur. Votre signalement est trop vague et il y a ici au moins deux cents femmes qui y répondent. Je n’ai pas beaucoup de temps à perdre, excusez…

- Attendez ! Attendez ! Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ! Vous allez tout de suite pouvoir me renseigner… Cette fille a bu très peu de solution. Pour la bonne raison que l’ampoule est tombée à terre et qu’elle a dû... Qu’elle a dû…

- Vous avez de la chance ! C’est le cas d’espèce de l’hôpital ! Au juste, qu’a-t-elle fait pour en boire si peu ? Elle n’a jamais voulu nous le dire.

- Je ne sais pas si je dois…

- Voyons ! Cartes sur table ! Vous me le dites et je vous renseigne immédiatement. Rassurez-vous, ce n’est pas du chantage, et ce n’est pas de la curiosité malsaine non plus…

- Voilà ! Elle a simplement léché le contenu à terre. L’ampoule s’est brisée et…

- C’était donc ça ? Mais comment le savez-vous ? Là j’avoue que c’est de la simple curiosité…

- C’est moi qui lui ai fourni l’ampoule.

- Vous ? Vous êtes donc aussi… Mais c’est impossible puisque vous tenez sur vos jambes…

- Justement ! Je n’ai rien bu et c’est mon ampoule que je lui ai donnée.

- Bizarre !

- Bizarre parce que c’était avant. Maintenant rien n’est bizarre.

- Vous l’avez dit ! Enfin je ne veux pas vous questionner davantage. Vous la trouverez dans la salle B, au box 360. Nous l’avons mise à l’écart étant donné son cas.

- Mais… Est-elle éternelle ?

- Alors là, mon bon Monsieur, j’aimerais bien le savoir ! Impossible à déterminer pour l’instant. Elle a bien perdu son sexe, mais en ce qui concerne les pieds, à part le gros orteil, elle les a conservés intacts. Voyez-vous, si jamais nous trouvons quelque chose dans cet enfer, ce sera certainement grâce à elle. Nous l’étudions presque d’aussi près que nous le faisons avec Simien… Mais dites-moi, vous allez penser que je suis décidément un insatiable curieux, mais comment se fait-il que vous ayez eu une ampoule ?

- C’est toute une histoire… Je vous la raconterai plus tard si vous le voulez bien. Maintenant je suis pressé de voir cette femme.

- Pourquoi tenez-vous tant à la voir ? Vous écrivez quelque chose là-dessus ?

- Non ! Mais… Il faut que je la voie. L’ampoule qu’elle a bue m’était destinée. Je ne pense qu’à ça depuis des jours…

- C’est du remords ? Rassurez-vous, elle est loin d’être malheureuse. Pour l’instant du moins… Je dois dire qu’il y a de fortes chances qu’elle vous bénisse, au contraire.

- Vous avez donc dit salle B ?

- Oui, salle B. C’est au fond du couloir à droite. Vous traverserez la salle D : la salle B lui fait suite. Et box 360 ! Si vous avez le temps, avant de partir, passez donc me voir. J’aimerais assez causer avec vous.

- Moi aussi, j’ai beaucoup de choses à vous demander.

- Quand je disais que vous étiez en train d’écrire quelque chose là-dessus ! Vous n’avez pas peur de la concurrence ?

- De vous à moi, non !

- Tant mieux !

- À tout à l’heure, Professeur !

- J’espère bien !

(… S’il s’imagine qu’il va me tirer les vers du nez, il se fourre le doigt dans l’œil. Mais moi je veux savoir le maximum de choses. L’avenir de Pascale en dépend…)

« … Salle D… »

(… Mon Dieu ! C’est horrible !... Allons ! Il faut bien que je traverse cette salle… Des culs-de-jatte éternels. Ou du moins de futurs culs-de-jatte éternels… C’est étrange, leur calme. Comme Philippe : le plus grand calme entre deux épouvantables tempêtes…)

« … Salle B… »

(… C’est ici… J’ai plutôt du toupet d’aller voir cette fille… Elle va certainement éprouver une honte indicible après ce qui s’est passé entre nous… J’ai du toupet… C’est ici… Elle est toujours aussi belle… Pascale a changé, mais elle, elle a embelli au contraire…)

- Bonjour Mademoiselle, puis-je entrer ?... Vous ne me reconnaissez pas ?

- Si… Je vous reconnais… Pourquoi êtes-vous venu ? C’est… C’est très gentil à vous…

- Si ma présence vous gêne, je vous en prie, dites le moi, je vous laisserai, et vous oublierez que je suis venu.

- Mais non ! Au contraire… Asseyez-vous… Seulement je ne sais pas si je dois vous dire Monsieur…

- Appelez-moi Bernard, c’est encore ce qui vaudra le mieux.

- Moi c’est Colette.

- Comment allez-vous, Colette ?

- Très bien. Mais je m’ennuie terriblement ici. Et j’ai peur. C’est gentil à vous, vraiment, d’être venu. J’ai souvent pensé à vous… Cela me gêne de vous dire ça, mais je dois dire même que je ne cesse jamais de penser à vous.

- Moi c’est la même chose… C’est bien naturel…

- Vous… Vous… Vous pensez toujours à moi avec dégoût, n’est-ce pas ?

- Rassurez-vous… Je n’ai eu de telles pensées que pendant cinq minutes… ce jour-là… Mais n’en parlons plus… C’est la meilleure façon d’oublier. Faisons comme si nous étions des amis d’enfance ou… mieux, des collègues de bureau qui ont travaillé longtemps ensemble. Et pensons au présent et à l’avenir. Comment vous sentez-vous ?

- C’est plutôt à moi de vous demander cela. Quand je pensais à vous, je vous voyais toujours malade, ou souffrant. Êtes-vous en bonne santé ?

- Je me porte comme un charme !

- Vous avez maigri. Il me semblait que vos joues étaient plus pleines…

- Ne vous en faites pas pour moi… J’ai vu un professeur de l’hôpital avant d’entrer dans la salle. Il m’a dit… Enfin je suis au courant de votre situation.

- Oui… Je dois être heureuse. Mais j’ai atrocement peur. J’attends jour et nuit ce qui pourra bien se passer. Je sais qu’à côté c’est horrible. Je les entends hurler, la nuit. C’est la nuit qu’ils souffrent.

- Je sais.

- Vous lisez régulièrement les nouvelles ?

- Les nouvelles ne disent rien ou mentent souvent. Mais je sais parce que je vis au chevet de mon meilleur ami, et lui n’a pas eu votre chance de faire tomber… Oh ! Pardon ! Je parlais d’oublier et c’est moi qui ravive…

- Vous auriez dû… vous laisser faire ce jour-là… Je… Je vous désirais vraiment, je crois. C’est dur à imaginer, n’est-ce pas, mais je crois bien que je vous ai désiré. C’est la dernière fois que j’ai eu du désir… Alors je fixe sans arrêt ma pensée sur ce souvenir pour me rappeler ce que c’est…

- Ne parlez pas de cela. Je vous interdis… Vous vous faites bêtement du mal. Dites moi plutôt ce que vous ressentez maintenant.

- Rien ! Je ne sens rien ! Et c’est ça le plus terrible. Mon corps est flasque comme une outre vide. Je fais du lard : voilà à quoi je passe mon temps. J’aimerais mieux souffrir… Au moins j’aurais à me raidir, et ça me serait une occupation.

- Mais ceux qui vous soignent n’ont aucune idée de ce qui va vous arriver ?

- Oui… Mais eux-mêmes rabâchent sans cesse que ce n’est qu’une supposition. Ils pensent que j’ai trois ou quatre siècles à vivre et que la putréfaction ne continuera plus. Vous savez bien que pour expliquer cette histoire il est question du rétrécissement du support de la vie… Moi je n’y crois pas beaucoup. Je n’ai jamais vu qu’un homme qui avait perdu une jambe vivait plus longtemps que les autres et pour cette raison… En attendant je sais qu’ils me garderont toujours ici. J’ai compris, je ne suis pas si bête : ils m’étudient sans cesse. Pour eux je représente le phénomène du phénomène qui permettra peut-être d’expliquer l’inexplicable. J’imagine très bien ce que doit être l’existence de Simien… Avec en plus le remords qui doit lui ronger les sangs…

- Vous connaissez mal les savants ! Moi je suis certain qu’il ne pense qu’à son expérience… Il doit penser qu’il a dû commettre une erreur ; il doit la rechercher, son erreur, et ne songer qu’aux moyens de remettre ça… Pour ces gens-là les hommes sont à peine aussi importants que des jouets pour l’imagination d’un gosse. Et encore !...

- D’ailleurs moi aussi j’ai mon remords. Normalement, c’est moi qui aurais dû vous rendre visite aujourd’hui, et c’est vous qui devriez être dans ce lit… Que faites-vous dans la vie ?

- Je suis écrivain.

- Non ? c’est vrai ? C’est magnifique ! J’aurais jamais pensé que je connaîtrais un jour un écrivain… C’est pour ça que je ne vous dégoûte pas. Maintenant je comprends : un écrivain, c’est un peu comme un médecin, ça ne juge pas les gens ; ça analyse et ça constate…

- Mais ça ne soigne pas.

- Qui sait ?... Vous auriez pu en écrire des livres en trois siècles !

- Peut-être au contraire n’en aurais-je pas écrit un seul… Je vois que vous éprouvez beaucoup de remords. Il ne faut pas. Le remords ne sert de rien. Il faut que vous pensiez à l’avenir.

- Vous avez vu le Professeur ; il ne vous a rien dit à mon sujet ? Lui seul aurait pu vous dire quel est mon avenir… Vous le savez, je n’ai plus de désir. Et je ne parle pas seulement de ça…

- C’est quand même drôle à la fin que tous vous ne pensiez qu’à ça !

- Parce que c’est le principal ! La preuve ! Quand est-ce que les gens ont cessé de courir après ce maudit vaccin ? C’est quand ils ont appris qu’en l’ingurgitant ils ne pourraient plus…

- Remarquez, vous, je vous comprends, mais les autres… Ne pensez-vous pas que leurs autres souffrances mériteraient au moins autant de gémissements ?

- C’est juste. Moi je ne suis pas éternelle… J’ai entendu dire que les corbeaux vivaient jusqu’à trois cents ans. Je suis un corbeau. Et c’est ça qui plairait le plus aux hommes : vivre autant que des corbeaux ! La mort vaincue, dans le fond, c’est un attrape-nigaud.

- Vous êtes très intelligente, Colette. Vous comprenez maintenant que dans le fond ces infirmités n’y sont pour rien. Ces pauvres créatures souffrent avant tout d’être éternelles. Tout en pouvant très bien chuter dans le néant à la moindre… chute… chute mortelle.

- Il doit beaucoup souffrir votre ami.

- Pourquoi ?...

- Parce que je vois que vous connaissez bien leurs souffrances.

- Oui… Mais vous ne saurez jamais quelles peuvent être les souffrances de Pascale… C’est sa femme.

(… Imbécile ! Tu n’as rien trouvé d’autre à lui dire ? Il fallait que tu lui dises la seule chose qu’il ne fallait pas…)

- Pourquoi pleurez-vous ?

- Je pense à cette… Pascale.

- Ne pleurez pas, Colette… Aviez-vous un amoureux, un fiancé ?

- Non, je n’avais que vous.

- Il faut que je parte, Colette. Je reviendrai vous voir. Pensez à mes amis : ils sont bien plus malheureux que vous…

- Ne faites pas attention à mes larmes… et à mes paroles. Je suis un peu folle, vous savez… Oui, revenez me voir. Votre visite m’a fait beaucoup de bien… J’ai été stupide de pleurer. Je ne recommencerai pas… Revenez me voir… Bernard.

- À bientôt.

- À bientôt. Occupez-vous bien de cette Pascale. Je ne peux pas… Je ne peux pas être jalouse.

(… On appelle cela de l’amour platonique. Ce qu’on peut ignorer Platon !...)


 

- Vous vous aimez, n’est-ce pas ?

- Que dis-tu là !

- Oui, je sais que vous vous aimez.

- Tu n’as plus confiance en moi ?

- Si. Mais ce n’est pas me tromper que de l’aimer. C’est de me mentir que ce n’est pas chic… Se donne-t-elle à toi avec un peu de répugnance ? Il ne faut pas. Elle non plus ne me trompe pas. C’est ce fichu vaccin qui me double.

- Tu dis des bêtises, Philippe. Tu fais trop travailler ton imagination. Je n’aime pas Pascale, pas plus qu’elle ne m’aime. Nous souffrons trop en vérité pour nous apercevoir que nous sommes un homme et une femme seul à seul. Et toi, sur ce lit, tu te racontes un tas de choses qui n’existent pas. Ce n’est pas bien et ce n’est pas bon. Il faut nous faire confiance jusqu’au bout, contre vents et marées.

- Tu ne la désires même pas ?

- Même pas !

- Là tu mens.

- Oui… Je mens.

- Et elle, elle ne te désires pas ?

- Non. Et là je ne mens pas.

- Mais pourquoi vous imaginez-vous aussi que je puisse tellement en souffrir ? J’en souffrirai un peu, bien sûr, mais je t’assure que dans quelques années… je veux dire dans quelques semaines, je n’en souffrirai non seulement plus, mais au contraire j’en serai très heureux.

- À ce moment-là nous ferons des efforts, c’est promis !

- Ne t’énerve pas. Je ne suis pas ta conscience, je ne suis pas ton juge, je suis ton ami.

- Tu es mon ami et tu me soupçonnes sans cesse de crimes que tu imagines pour moi.

- Je suis un vieux sale tyran, n’est-ce pas ? Vous n’en pouvez plus tous les deux, n’est-ce pas ? Je me demande parfois si l’idée supprimer ne vous est pas déjà venue…

- Qu’est-ce que tu racontes encore ?

- Elle vous viendra. Je le sais. On n’a pas parlé de cet autre phénomène : nous avons une prescience des événements et des sentiments. Ainsi, comme je te le disais à l’instant, je sais parfaitement que bientôt je n’aurai pas de plus grand désir que celui de vous voir unis.

- Philippe, écoute moi ! Depuis le début de cette sacrée histoire je n’ai fait que me faire du souci pour toi. D’abord j’avais peur que tu laisses ta peau dans la foule en essayant d’avoir du vaccin ; ensuite j’ai craint que tu ne te sois précipité un peu trop tôt sur cette sacrée invention du diable. Maintenant je tremble du matin jusqu’au soir en attendant les derniers rapports sur Simien. Alors n’ajoute pas à mes terreurs celle de te voir devenir de plus en plus cynique et déraisonnable. Mets-toi à notre place ! Nous aussi nous avons besoin de réconfort, nous aussi nous avons besoin de ton courage à toi. Ne nous traite pas comme des petits chats. Ce n’est pas de notre faute si tu es éternel et mutilé, et ce n’est pas de notre faute si nous sommes mortels et en bonne santé. Je t’en prie, mets y du tien et surtout fais-nous confiance et aime-nous. Aide-nous !

- C’est un dialogue de sourds. Ce que tu prends pour du cynisme est de la bonne foi. Ce que tu prends pour de l’espionnage est simplement de la curiosité naturelle. Ce que tu prends pour des propos déraisonnables c’est seulement ma logique à moi. Nous ne nous entendons plus, mon vieux. Nous ne sommes plus sur la même longueur d’onde. C’est bien le cas de le dire. Je vous vois souffrir atrocement… Et vous souffrez parce que vous vous raidissez. Pascale n’est plus comme avant pour moi. Et toi tu n’es plus comme avant pour moi. Je vous considère comme vous considèreriez des petits chats. Soyez des petits chats et ne jouez pas aux êtres éternels, bon Dieu ! Soyez simples, soyez mortels. Soyez organiques. Je vous domine… Eh bien ! Supportez-le. Vous aussi vous m’agacez, parfois. Mais pourquoi vous en voudrais-je ? Je me calme facilement, et vos bêtises m’amusent alors au lieu de m’énerver. C’est simple, non ? Vous passez le plus clair de votre temps à vous regarder dans les yeux en vous lamentant. Et le reste du temps vous vous désirez mutuellement comme deux petits animaux en période de rut. Seulement vous n’y êtes pas ! Car premièrement vous avez tort de vous en faire pour moi étant donné que je ne suis pas votre semblable. Voit-on un chat s’en faire pour son maître ? Non, car les problèmes d’un homme dépassent la cervelle d’un chat si doué soit-il. Et deuxièmement vous avez tort de continuer à jouer les romantiques en présence du maître, quitte à vous peloter en pensée quand je ne vous vois pas… Car y a-t-il des chats pour avoir honte de faire l’amour dans la maison de leur maître ? Non, ils s’en foutent sur ce plan, du maître. Et le maître s’en fout aussi. Il a seulement un petit pincement au cœur en pensant que, pendant ce temps-là, il n’a plus de chats. C’est simple, non ? Cela doit certainement te paraître du fin de fin dans le genre monstrueux, mais je n’y peux rien… Que fais-tu ?

- Excuse-moi, je ne me sens pas bien. Il faut que j’aille m’étendre un peu.

- Va. Et repose-toi bien. Et pardonne-moi. Je n’aurais jamais dû boire cette maudite ampoule. Mais maintenant je ne pourrai jamais me suicider, quoi qu’il arrive. J’ai déjà cette chance sur vous. Je voudrais être à ta place. Tu n’as, toi, aucune raison d’avoir peur de la mort. Ne dis pas à Pascale de venir. Enfermez-vous et soyez heureux ensemble. C’est tout ce que je demande. Je veux voir sur vos yeux, tout à l’heure, les cernes de l’amour.

(… Il est probablement fou… Plus qu’une espérance : que sa folie ne tourne pas à la violence… Et que veut-il dire quand il dit : soyez organiques ?...)



(… Simien est mort. Bêtement. On l’a simplement laissé tomber par mégarde. Deux infirmiers maladroits qui lavaient ce tronc sans vie mais éternel l’ont laissé choir. Fracture du crâne. Trépanation. Opération manquée. Simien est mort. Les journaux se lamentent, tels des pleureuses corses, mais l’événement ma laisse froid. Ce qui me fait jubiler c’est cette circonstance qui fait de moi le gardien envié d’un autre tronc semblable. Moi je ne suis pas frustré par la mort de Simien. Les journaux se lamentent parce que Simien était l’ultime sommet de la catastrophe. Les hommes de la maudite Science fouillent en ce moment les lits de l’hôpital pour trouver celui qui a bu le vaccin juste après leur terrible confrère. Qui sait si Philippe n’est pas un des tout premiers… Philippe aussi n’a plus de bras. Qui peut dire mieux ? Peut-être une douzaine de ces personnalités empressées qui ont trop tôt fait les cobayes ? Mais elles aussi se terrent dans leur logis… Une idée m’est venue que je trouve géniale parce que je ne l’ai entendu formuler nulle part. À moins que chacun ne se la dise tout bas sans oser l’exprimer. Il en est ainsi bien souvent des idées géniales, car ce sont apparemment celles des fous. Et personne n’aimerait être pris pour un fou. L’idée m’est donc venue que tous ces gens-là ne sont peut-être pas si éternels qu’on le croit. Comment ! Ils perdent un à un leurs membres, sans compter leur sexe ; ils pourrissent à vue d’œil, comme des cadavres hors de la tombe, et parce qu’on est persuadé qu’ils sont éternels, on ne s’aperçoit même pas qu’ils sont en train de mourir atrocement sous nos yeux. Cette idée, je la garde pour moi. Non parce que je crains d’être pris pour un fou, mais parce que j’ai trop peur des objections irréfutables possibles. Elle m’est trop précieuse, elle est mon espérance. Seule Pascale la connaît, et elle aussi espère. Car elle en est arrivée à un point où la mort de Philippe lui serait une bénédiction du Ciel… Simien est donc mort accidentellement. Aucune importance. Si : les autres se pelotonnent encore plus frileusement en leur carapace d’oisiveté. Il est vrai que sans bras et sans jambes, il ne peut s’agir ou il ne pourra s’agir que d’une oisiveté forcée. La nature aura ainsi fait bien les choses jusqu’au bout, venant ici-même au secours des hommes. En ôtant leurs membres aux éternels elle les met à l’abri de perdre l’éternité. Je ne suis pas retourné voir Colette. D’abord parce qu’il m’est pénible de contempler son amour et de ne payer le spectacle qu’en monnaie de pitié. Pitié déguisée mais pitié. Et puis surtout je ne peux plus supporter la traversée des salles. Ces horribles culs-de-jatte en passe de devenir des troncs me font trop mal. Et je connais trop les affreux hurlements de Philippe, la nuit, pour ne pas m’imaginer ce que peut être leur chœur de hurlements. Colette doit avoir les nerfs bien solides. Mais c’est une honte aussi de laisser cette pauvre fille si près de ces fauves amputés. Ils devraient l’isoler davantage. Pauvre fille… Philippe, lui, a changé. Il ne nous traite plus maintenant comme ses petits chats ; mais, ce qui est encore plus atroce, il passe son temps à philosopher avec nous, ou plutôt avec nos ombres, sur les sujets les plus divers. Nous ne lui sommes en l’occurrence d’aucun secours et nous nous taisons. Son intelligence semble en effet se développer incroyablement. C’est vrai qu’il a une sorte de sixième sens : il lit en nous comme dans des livres ouverts. Nous sommes désarmés et ne savons plus lui mentir. Je crois pouvoir dire que son abominable conduite de la semaine passée n’était qu’une ruse de sa part. Il voulait probablement se rendre odieux pour qu’ainsi on le laisse tomber. Car je l’ai surpris un soir, alors qu’il me croyait en train de dîner : il sanglotait silencieusement sur son oreiller et nous appelait à mi-voix avec des mots gentils et affectueux. En dehors de ses souffrances physiques, que ressent-il ? Impossible de le savoir exactement. Sa peur est celle d’un fou, sa rage de vivre quand même est celle d’un animal ; mais sa logique est simplement celle d’un génie supérieur. Il me donne une idée de ce que cela doit être d’avoir à vivre dans l’intimité d’un génie. Sans cette obsession de son immortalité, sans cette atmosphère de mauvais rêve, sans ce cauchemar de vaccin, sans ce que nous avons dû déjà traverser, Pascale et moi, on s’accommoderait peut-être d’une position simple, celle d’avoir à supporter un génie amputé de ses jambes et de ses bras. Mais le génie devient de plus en plus aigu chaque jour, et chaque jour voit s’opérer dans ce corps un travail de putréfaction. L’enfer serait ici un euphémisme… Chose plus qu’étrange à noter : il prétend pouvoir me démontrer et m’expliquer RATIONNELLEMENT, et en dehors de toute abstraction métaphysique ou religieuse, l’IMMORTALITÉ DE L’ÂME ! Mais il paraît que je ne suis pas de taille à comprendre…)


 

(… Nous nous sommes rendu compte aujourd’hui avec horreur, Pascale et moi, que Philippe est en train de s’évanouir lentement à partir de la base du tronc. Il s’en va par le bas, et si cela continue il n’aura bientôt plus de hanches et de ventre. On dirait que sa vie se concentre progressivement toute dans sa tête, car son intelligence poursuit cependant son développement prodigieux. Nous ne sommes plus en mesure de comprendre ses raisonnements, nous ne pouvons que les enregistrer. Ainsi, lui qui autrefois se moquait de ces choses, il croit maintenant à l’immortalité de l’âme, dans laquelle il voit d’ailleurs : « Une matière invisible et sans molécules, une portion de Dieu. » Notre état somnambulique est tel que nous avons parfois l’impression de faire un mauvais rêve. Mais la puanteur de la chambre et l’étrangeté de pareils raisonnements, choses hélas ! tangibles, nous enlèvent le moindre doute sur notre situation. En réalité nous vivons un peu comme des individus en proie à une très forte fièvre. Mais nos mains sont froides et nos deux esprits glacés par l’épouvante ne trouvent plus de ressources en eux-mêmes. Ou trouver un surcroît de courage pour faire face au spectacle de ce qui ne sera bientôt plus qu’une énorme tête.



- Donne-moi une cigarette. Je voudrais fumer quelques bouffées.

- Non ! Je t’en prie ! Tu sais que ça me fait mal au cœur de voir ça !

- Bon ! Tant pis ! Alors continuons…

- Je commence à être fatigué…

- Non ! Non ! Continuons !... Il faut que tu saches à quel point vous êtes dans l’erreur. Il faut que vous tiriez parti de nos têtes. Alors nous n’aurons pas été inutiles. Nous ne serons plus inutiles. Nous vous guiderons. Nous vous aiderons. Ce sera dur pour vous au début : on ne transforme pas d’un seul coup mille ans d’une mentalité. Même quand les maîtres existent et sont bons…

- Alors, selon toi, il faut détruire nos usines, briser nos machines, et nous remettre ensuite à vivre comme des anthropophages ?

- Il ne s’agit pas de vos usines et de votre industrie. Il s’agit de votre mentalité. De votre rationalisme d’enfants qui ont découvert la raison, de votre scientisme orgueilleux et nuisible. Vous pouvez continuer de construire des machines, vous pouvez continuer inlassablement de les perfectionner, mais cesser d’en faire des idoles c’est là votre devoir. Et surtout, cesser de faire des idoles de ceux qui s’adonnent à l’industrie, à la technique, et à la Science. Considérez-les plutôt comme ils sont : des singes affairés et stupides entièrement à votre service. Vous avez une véritable révolution à effectuer dans votre esprit de bas étage : remettre l’inventeur à sa place et faire un roi de l’utilisateur. Remettre le producteur à sa place et faire un prince du consommateur. Ravaler au rang d’esclaves les entrepreneurs et les entreprenants… Retournez à l’Antiquité. Et considérez la Science et le Travail comme un devoir de l’esclave, c’est-à-dire du travailleur et du savant ; et comme une marotte de l’homme libre. De l’homme libre qui ainsi se déclasse d’ailleurs. Adonnez-vous aux arts et à la pensée. Adonnez-vous au beau, au juste, au bon, au vrai. Non pas le vrai des chercheurs, mais le vrai des oisifs désintéressés. Inventez des machines nouvelles pour le plaisir, mais évitez de les construire. Et si vous les construisez, tâchez au moins de les mépriser. Adonnez-vous à la politique comme à une occupation allant de soi et non pas extérieure à l’homme. Mais débarrassez auparavant la politique de tous ces faux problèmes qu’y a placés l’orgueilleuse Science. Saisissez les livres de Science politique, d’Économie politique, et faites en des bûchers. Ce qui ne doit pas vous empêcher de penser les problèmes politiques et économiques. Mais pensez-les en penseurs, non pas en savants et en techniciens. En un mot humanisez-vous et déshumanisez les pantins du progrès. Assoyez-vous sur des nattes et commandez. Seulement ne commettez pas l’erreur des Anciens : ne considérez pas l’esclavage comme de jure ; considérez-le comme de facto. Ne faites pas automatiquement un esclave du fils de l’esclave et un homme libre du fils de l’homme libre. Sinon vous verrez renaître un autre christianisme. Placez chaque homme suivant sa nature, sans vous occuper de sa naissance. Et rien ne vous oblige à le prendre pour un être permanent. Ne faites pas comme les maîtres d’Ésope : affranchissez l’esclave s’il devient un homme libre, et mettez dans les fers l’homme libre qui un jour déraisonne et parle le langage de l’esclave…

- Mais qui décidera ? Il y a du danger…

- Nous déciderons pour vous. Ne sommes-nous pas les têtes ? Ah ! Ah ! Ah !... Veux-tu me mettre sur la table ? Je ne vois pas le ciel… Merci. Tes mains sont chaudes. Tu as de la fièvre.

- Mais non je n’ai pas de fièvre !

- Si. Tu trembles… À moins que ce ne soit encore le dégoût ?

- Non.

- Je voudrais te dire : quand tu me prends, fais-le plutôt par les mâchoires, c’est moins douloureux.

(… Il faudra que je tue cette tête ce soir… Oui, ce soir… Avant de perdre complètement la raison…)



(… J’imagine fort bien ces milliers de têtes maintenant. Il doit y en avoir un peu partout dans ces maisons du gai Paris. Elles crient. Elles hurlent. Elles implorent. La mort ? Certainement pas SEULEMENT la mort. La mort ne signifie plus rien pour une tête… Mais l’inconscience de la mouche, ou du hanneton. L’inconscience de ces têtes dont me parla un jour un professeur de philosophie. Étrange vision. Étrange récit. « Que pensez-vous qu’on fasse des têtes de guillotinés ? » me demanda-t-il. « On les enterre avec les corps. On les rend aux familles… » « Pas du tout !... » Et il me conta alors ce que peu de gens savaient : que lorsqu’un condamné à mort de droit commun est guillotiné, seul le corps est rendu à la famille. La tête est soigneusement enveloppée et envoyée à l’hôpital de La Salpêtrière où elle va rejoindre d’autres têtes plus vieilles. Sur des planchettes percées de trous elles reposent, comme en un musée d’Indiens Jivaros. On s’arrange pour dégager les filets nerveux. On place soigneusement la tête bien droite sur ce qui reste de cou, en faisant passer ces filets nerveux par les trous. On nourrit la tête avec des petits tubes placés en-dessous. Et on l’excite ! La tête continue à vivre ! Elle remue les lèvres ; elle ouvre et ferme les yeux ; elle éternue ; elle sourcille ; elle sourit ; elle pleure. Comme une tête de poupée électronique. J’ai longtemps cherché à imaginer ces têtes rangées sur ces planchettes. Et j’ai cherché aussi à imaginer les hommes en blouse blanche, liés par un secret terrible, tournant et retournant autour de ces têtes, leur calepin à la main et le crayon passé derrière l’oreille, tels des épiciers. On a dû les jeter aux poubelles, ces parodies de têtes conservées. Car les autres sont plus intéressantes. Les autres parlent ; les autres pensent. Et rudement fort. Les autres ne se contentent pas d’éternuer, mais réclament un mouchoir. On peut très bien ne plus avoir sa tête sur ses épaules et continuer d’être propre. Et les autres, enfin, sont éternelles. Et ce ne sont pas de simples jouets. Ce sont les hommes en blouse blanche qui sont au contraire leurs jouets. Et, sublime pouvoir, il n’y a pas seulement des hommes en blouse blanche qui s’affairent autour de ces têtes-là. Autour de ces despotes sans corps. Une armée de savants de tout poil, une armée de philosophes… Tout ce que le monde compte de plus fins génies ne mangent et ne dorment pratiquement plus. On a même installé un ordinateur, paraît-il, pour le mesurer aux hommes incorporels. Et l’ordinateur a été battu en calcul mental. Je le savais bien, moi que ai mon petit laboratoire personnel à demeure : ce qui reste de Philippe. Et qui a la vie dure. La tête dure. La tête dure qui dure. Ce n’est pas l’envie de le tuer qui me manque, ce n’est pas le courage qui me manque. C’est la simple et prosaïque possibilité. « Tu me supprimeras quand je t’en donnerai l’ordre » vient-il de me dire. « Et pas avant ! » Je ne peux pas saisir ce pauvre crâne et le jeter par la fenêtre. Je ne peux pas. Et ce n’est pas l’envie qui me manque. Ni le courage. Ce n’est pas l’envie qui me manque. Ni le courage. Ce n’est pas l’en…)

- BERNARD !



- Il n’y a pas que les savants : nous aussi nous sommes des vaincus.

- Comment vous ! La Science est par terre pour des siècles. Qui vous empêcherait de durer ? La Science ?

- Oui, apparemment… cela est exact. Le monde, il est vrai, ne croit plus à la raison infaillible. Il est rejeté dans les terreurs instinctives. Mais notre Christianisme est encore trop élaboré pour ces têtes creuses. Que ces têtes sans corps ont vidées de leur substance. Il nous faut une substance, et il n’y en a plus. Voyez-vous, mon frère, c’est à la magie que vous allez courir. Les sorciers vont remplacer les prêtres.

- Que pense votre cardinal ?

- Quel cardinal ?

- Mais le cardinal tête voyons !

- Vous m’enfoncez l’épée dans le cœur.

- C’était un homme…

- Ce fut un traître.

- Et maintenant qu’est-il ?

- Un philosophe.

- Et que pense-t-il ?

- C’est pénible à dire, mais il ne pense que des lieux communs. Seulement il en tire une conclusion originale. Je m’explique : selon lui, Dieu est matière. Pas au sens de matière visible, de nature, comme l’entendent les panthéistes athées ordinaires. Non ! Mais une matière une et indivisible, invisible, même pas moléculaire, une sorte de fluide qui pénètre intimement les êtres et qui s’individualise en eux sous forme de ce que l’on appelle l’âme. Quand le corps s’arrête de vivre, l’âme le quitte et rejoint la matière ambiante, c’est-à-dire Dieu. Jusque-là rien de bien nouveau. Des dizaines et des dizaines d’auteurs, et particulièrement des philosophes allemands, ont cherché à rendre Dieu matériel et à faire de l’âme une substance plus ou moins ténue. Le principe de l’unicité est vieux comme le monde. Mais là où cela devient intéressant, c’est quand, appliquant ces théories, il prétend que le vaccin ne nous rend pas immortels en tant que corps mais nous permet de mourir au ralenti ; ou plus exactement nous permet de vivre terrestrement pendant la décomposition du corps, l’âme ne quittant le corps qu’à l’achèvement de la putréfaction. Avant le vaccin, l’homme mourait, son âme s’envolait et le corps se putréfiait ; depuis le vaccin le corps de putréfie, l’âme s’envole et l’homme meurt. Théorie séduisante, n’est-ce pas ?...

- Vous conservez la foi, vous ?

- Oui… Comme un monstre préhistorique conserve sa queue.

- Et elle s’amenuise, n’est-ce pas ?

- Justement, c’est ce que je vous disais : je suis moi aussi un grand vaincu, un grand perdant dans cette affaire.

- Le Christianisme est immortel !

- Il est immortel comme l’est la tête du cardinal. Il a bu le vaccin, lui aussi. Il se putréfie. L’âme du Christianisme n’a plus qu’à quitter le corps du Christianisme. Elle serait inutile : trop forte pour les hommes de demain. Le Christianisme est comme ces têtes : il est inutile, monstrueux, apocalyptique. Il ne pourrait que faire souffrir sans qu’on puisse comprendre pourquoi exactement on souffre. Il est raison à côté de l’instinct sauvage. Il serait à cet instinct ce qu’était à lui la Science avant.

- Mais il « est » présentement. Les autres « ismes » ne sont plus, eux.

- Ils n’ont jamais été, mon fils, que des rêves brumeux.

- Un mot encore, mon père : tuerez-vous le cardinal ?

- C’est déjà fait.

- Ah !... QUOI ?

- Il est mort avant-hier… Et depuis cette mort on dirait presque que la terre s’est séparée du ciel. Mais ce n’est qu’une illusion.

- Qu’une illusion ?...

- Oui. Cette tête-là nous a emportés avec elle. Je vous l’ai dit : nous sommes fichus.



« Une drôle de couleur apparut alors à la base du menton : une sorte de jaune sale avec un peu de rose saumon. Puis la couleur envahit complètement la mâchoire, et bientôt le visage entier y passa. C’est alors que les oreilles commencèrent à noircir et à se ratatiner, à se dessécher. Elles tombèrent et les têtes n’entendirent plus. Ce qui ne les empêchait pas de philosopher toujours aussi abondamment. Et comme elles ne s’entendaient plus parler, leurs soliloques prirent un ton de plus en plus élevé. Et ce fut un véritable concert de sons aigues de perroquets. Et les têtes perroquets hurlaient que l’idée n’est pas immortelle parce que l’homme est permanent, ou que le beau est immoral à cause de ses rapports nombreux et certains avec le vrai, et d’autres folies du même acabit. Des folies qui n’en étaient pas… Les têtes devinrent vraiment des perroquets quand le nez commença à pourrir à son tour. Pendant un certain temps l’illusion était parfaite si on ne les regardait pas : ces chœurs de voix jacassantes et nasillardes ressemblaient à des chœurs d’aras. Puis le nez chut et se décolla. C’est alors que les infirmiers et les professeurs désertèrent progressivement. Car ces têtes sans nez étaient un spectacle effroyable. Dans un temps où le mot effroyable ne voulait d’ailleurs plus rien dire car il en disait trop. Les yeux se fermèrent, les cheveux tombèrent. Mais « elles » continuaient inlassablement à pérorer impitoyablement. Les mortels durent se mettre des boules dans les oreilles pour étouffer un peu les cris. Quand la peau se décolla, montrant l’os en maints endroits, il y eut de nouveaux départs en masse. Seuls deux professeurs démoniaques purent supporter le spectacle des têtes qui étaient devenues des crânes muets. Les os se dessoudèrent et tombèrent. Ce n’étaient plus que des cervelles. Que les deux hommes, dans un moment de panique, jetèrent par la fenêtre, une à une, avant de se suicider. Et ces cervelles se tortillaient encore par centaines sur le trottoir. Nul n’avait le courage de les ramasser. Elles se réduisirent de plus en plus. Comme l’avait prévu un grand professeur, l’homme éternel retournait à l’animal unicellulaire. Le monde retournait à la genèse. Et les estomacs des mortels ne se retournaient même plus, maintenant. Des foules immenses et insatiables vinrent passer des heures et des heures à contempler ces masses grisâtres qui certainement PENSAIENT ! On finit par arroser le trottoir d’essence, et par y mettre le feu. L’hôpital tout entier fut également incendié. Sur la terrasse élevée d’un building proche six hommes en blouse blanche se tenaient figés. Ils contemplaient silencieusement cet immense brasier où, ils le savaient parfaitement, c’était un monde qui se consumait. Leur monde à eux. Le monde de la Science. L’humanité se purifiait de l’horreur par ce feu. Elle se purifiait d’une expérience satanique. Mais ainsi elle rejetait hors d’elle et tuait l’enfant de sa raison et de son expérience. Les six hommes, symboliquement, ôtèrent leur blouse blanche. La raison universelle n’avait plus qu’à se cacher. La magie allait reprendre son empire. La nuit retomberait, épaisse et apaisante. C’était comme si ces têtes prodigieuses avaient en quelques mois épuisé toute la pensée humaine. Ce n’était pas la fin de l’humanité, mais cela ressemblait étrangement à la fin du monde humain. »

(… Et qu’ai-je ainsi prouvé ? Rien. Sinon que je dois tuer Philippe. Le cardinal assassiné m’était une absolution divine. Je me suis donné, en écrivant cette page, ma propre absolution. Il ne me reste plus qu’à passer à l’action…)



- C’est fini ?

- Oui, c’est fini.

- Tu as eu… beaucoup de mal ?

- Non. Je l’ai jetée dans la baignoire et je suis parti aussitôt m’enfermer dans la chambre. Lorsque je suis revenu, une heure après, j’ai vidé la baignoire. « Elle » ne donnait plus aucun signe de vie. J’ai téléphoné à La Salpêtrière. Ils sont venus « la » chercher et l’ont emportée. C’est tout.

- Tu… Tu penses pouvoir oublier ?

- Oui. Tu m’aideras. Nous oublierons peut-être un jour.

- Quand nous serons complètement dégénérés, sans doute ?

- Alors ! On commence ?

- Tu y tiens vraiment ? Tu crois que tu pourras t’y faire ? Le vice, ça s’apprend, bien sûr, mais il faut des dispositions.

- Il y a un philosophe qui prétend que seul le bien est une affaire de volonté. Le mal vient tout seul. Il n’y a donc qu’à nous laisser aller. Tu t’y es déjà préparée, n’est-ce pas ? Tu es nue sous ta robe et tu as bu au moins trois verres de gin, si ce n’est plus.

- Ton philosophe est un imbécile. C’est justement parce que j’ai bu du gin et que je suis nue sous ma robe que je peux prétendre que ton philosophe est un imbécile.

- Tu as raison. Nous sommes fichus, je le sais bien. Tu es belle, Pascale, et je t’aime ; ça ne me suffira pas, je sais bien, mais c’est mieux ainsi. Embrasse-moi.

- Prends-moi maintenant. Maintenant je veux bien. Je t’aime.

- Il faut bien que la vie continue. Faisons semblant, au moins, de la continuer. On finira peut-être par y croire.

- Oui, je suis persuadée qu’on finira peut-être par y croire. Nous nous aimons tellement !

- J’abolis ma mémoire.

- J’abolis ma mémoire.

- Tiens ! Ce baiser, ce sera un peu notre serment.



(… J’ai couché avec Pascale. Oui, elle s’est donnée à moi. Le gouffre a fini par nous réunir. J’ai un goût étrange dans la gorge quand je pense à ce dicton des temps antiques : à quelque chose malheur est bon. Mais dans nos étreintes d’hier soir, la tête de Philippe s’intercalait entre nos caresses, entre nos peaux, entre nos baisers. Elle venait s’enfouir dans les coins les plus cachés de nos corps joints. Son haleine couvrait nos odeurs. Son haleine couvrait l’odeur de femelle et mon odeur de mâle. J’ai couché avec Pascale. Le mot « couché » a des relents d’alcôve dégoûtante quand il s’agit de Pascale. C’est l’expression de la Bible qu’il faudrait que j’emploie : j’ai connu Pascale, ou je suis allé vers Pascale. Demain, ou plutôt ce soir, nous recommencerons. Nous reprendrons l’éden. Mais comment oublier cette tête, et, à travers cette tête qui mordille nos chairs et qui vient s’interposer entre nos sexes, comment oublier toutes ces autres têtes ? Jamais ! Jamais ! Je retournerai vers Pascale. Mais dorénavant je sais que nous finirons bien un jour par nous suicider. JE LE SAIS ! Mais je m’en moque, et Pascale aussi s’en moque. La « mort vaincue » nous a unis. Peu nous importe la mort. Nous ne nous désunirons plus maintenant. Nous n’avons pas peur de la mort qui tue.

FIN