« Il vaut mieux savoir quelque chose de tout que le tout d’une chose. » (Pascal)


 Mon père m’a dit, un jour d’orage : « Toi, tu seras un étudiant toute ta vie ! » Ce soir, pour la première fois, dans un de ces établissements qu’on a coutume d’appeler – je m’en suis toujours demandé le pourquoi – « café » - bien qu’on ne m’y ait jamais refusé du thé ou du chocolat – ce soir, la prophétie de mon père m’apparaît en plein jour (en pleine nuit, devrais-je dire).

Oui, je serai un étudiant toute ma vie… Un étudiant « en quoi » pourrait-on demander. Mes amis et amies ne sauraient probablement pas répondre, pas plus que moi d’ailleurs… J’ai déjà tellement changé d’orientation dans mes études qu’il m’arrive quelquefois d’être moi-même désorienté et d’emporter un manuel de biologie pour me rendre à un cours de droit.

Des esprits –malveillants – pensent que je suis incapable de m’intéresser à quoi que ce soit. C’est entièrement faux et, si j’avais quelque argent, je ferais paraître un démenti formel dans « Le Monde », et en première page ! (non pas que je veuille assimiler, en importance, une telle manifestation aux derniers grands problèmes de politique internationale, mais je sais, par expérience, personnelle bien entendu, que les étudiants ne vont pas plus loin, dans la lecture du « Monde », qu’à la première page).

Non, on ne pourrait dire, sans me faire injure, que je suis incapable d’aimer, d’assimiler, d’entendre, la psychologie, les sciences juridiques ou la physique. Le drame, mon drame, n’est pas là ! Il est… Eh bien oui ! Il est ailleurs.

Ainsi, j’ai « fait » de la psychologie ; mais, quand je suis arrivé à la moitié de mes études, la « profession de psychologue en titre » m’est apparue chaque jour avec des détails de plus en en plus abondants, si bien qu’au bout d’un certain temps, je me suis aperçu avec épouvante (la psychologie a constitué mon orientation originelle, maintenant je suis plus calme) que je ne pourrais jamais être psychologue pendant toute une vie, même de chien.

Je me suis alors tourné vers les mathématiques et, au même stade du processus, je me suis senti encerclé, triangulé, polygoné, étouffé, menacé algébriquement de toutes parts par l’angoisse de la profession, de la spécialisation, de la routine, de la… conserve spirituelle.

Depuis, j’ai connu plus d’un amphithéâtre, et mon mal me connaît bien.

Cette année, j’ai étudié, dans ses moindres détails, le système fiscal. J’en ai d’abord parcouru l’histoire, constatant qu’elle était au moins aussi vieille que celle de l’homme. Je me suis ensuite battu farouchement, et de bon cœur, à coups d’assiette, de quotité, de recouvrement. Je portais le fardeau de l’imposition du monde et… de ses lamentations. Oh ! Ce n’était pas pour apprendre à remplir correctement mes déclarations ; d’abord, je n’en fais pas, car je tiens pour un bon principe de toujours laisser se déclarer les êtres et les choses et d’aviser ensuite. On peut prendre cela pour de la timidité.

Si j’ai étudié à fond le système fiscal, c’est parce que j’ai voulu prendre le taureau par les cornes, m’enferrer dans une spécialité d’un genre bien spécial, embrasser une carrière libérale, celle de conseil fiscal, rémunératrice et respectée. Hélas ! Les vacances débutent demain et je suis à peu près sûr que je ne fréquenterai pas, de nouveau, dans trois mois, la détermination des revenus des valeurs mobilières ou les problèmes pratiques, sinon poétiques, du contentieux fiscal, qui n’a de content que le radical et de gracieux que la terminaison.

« Toi ! Tu seras un étudiant toute ta vie ! » Mon père avait raison et cela m’effraie car, par une ironie de mon sort, par une lacune, une bizarrerie des institutions sociales et politiques de notre temps, le métier d’étudiant est un métier très, très mal rétribué : il ne l’est, en fait, que par certaines « réductions » dans certains établissements (restaurants, cinémas…). Je ne peux pourtant pas tuer le temps de ma vie à manger, puis à admirer Brigitte Bardot, puis à manger de nouveau. D’autre part, il s’agit de « réductions » sur les prix et non pas de subventions.

Oui… En réalité, mon cœur est bien triste, comme la nuit sans étoiles, comme un désert sans vie et sans pétrole (J’ai aussi fait les lettres… Enfin, quelques unes). Mon esprit et mon corps ont besoin de vacances (Les esprits malveillants de tout à l’heure vont s’écrier : encore ! Car, pour certains, étudier, c’est ne rien faire) ; mais mon portefeuille, lui, a besoin de billets. Ce sont des positions aussi inconciliables que celles de l’Est de l’Ouest (Deux points cardinaux qui devaient avoir du génie ; le Nord et le Sud n’ont rien fait).

Bref ! Je vais quitter ce… « café » qui me donne vaguement la nausée et la nuit, j’en suis sûr, me portera conseil.


 

Je viens de découper une annonce dans un journal du matin. Elle est ainsi libellée : « Famille bourgeoise engagerait au pair, durant vacances, jeune étudiant (e) pouvant donner leçons deux enfants dont un préparant bac. Écrire Consécration Robert, Villa Ma Tour d’Ivoire, La Seyne-sur-Mer, près Toulon (Var). »

Je vais écrire. J’ai peut-être une chance. J’ai suffisamment de quoi prendre le train jusque là-bas. Après, qui vivra verra.

Je ne sais pourquoi (Ah ! C’est sans doute à cause du nom de la villa), mais je me représente ce Monsieur Consécration sous les traits de Montaigne.


 

J’ai joué et j’ai gagné. Le train file dans le beau temps et, ma foi, mon cœur est allègre. Certes, il va falloir que je travaille là-bas en qualité de précepteur (C’est le terme même employé dans la réponse à ma lettre), mais cela ne m’ennuie pas trop d’exercer la profession d’enseignant pendant trois mois. Trois ans, je n’y tiendrais pas !

Les voyages en train sont propices aux réflexions, si seulement on peut réfléchir dans un train de vacances. Celui-ci est bondé. On dirait un train de marchandises, en ce sens que les voyageurs semblent y avoir été jetés en vrac. Ce n’est qu’une illusion d’optique, car, en réalité, tout est très bien ordonné : ainsi, dans les couloirs, les valises sont toutes à terre, les hommes sont assis sur les valises et les femmes sur les hommes.

Je suis naturellement debout. Je me suis battu pendant une heure un quart pour obtenir une place assise. Je ne suis pas resté assis longtemps car une jeune femme qui, elle, venait seulement d’arriver, qui n’avait rien fait du tout, m’a adressé un tel sourire que je n’ai pas pu résister à l’étrange désir de lui offrir ma place ; et je ne me suis aperçu de ma sottise qu’une fois debout. J’ai bien envie, d’ailleurs, d’écrire une thèse sur le fonctionnement comparé du cerveau dans les positions assise et debout. La cruelle, une fois installée, m’a remercié en disant :
- Vous êtes bien bon, Monsieur, car je ne descends qu’à Marseille.

Un vieux Monsieur a jeté vers moi un regard plein de compréhensive sollicitude, ayant l’air de lui faire dire : « Estimez-vous heureux, encore, qu’elle vous ait remercié. » Qu’il avait raison mon professeur de sociologie quand il disait : « La vie est une gourmandise et les femmes sont là pour la manger ; quant aux hommes, il y en a de deux sortes : les uns se contentent des miettes et les autres mangent les femmes. » Hélas ! Je ne serai jamais femmivore.

Je suis heureux d’avoir pris l’initiative de ce petit voyage, pour plusieurs raisons, dont une vient seulement de se présenter à mon esprit : à en juger d’après les apparences, les Consécrations doivent être riches ; Monsieur Consécration, j’en suis sûr, doit donc avoir une profession non seulement rémunératrice mais passionnante (Les deux vont toujours ensemble) et je vais ainsi côtoyer, pendant quelque temps, un homme qui a réussi et qui, sans doute, finira bien par me donner un peu de sa flamme. J’en ai besoin car la fiscalité a considérablement refroidi mon ardeur au travail et mon aspiration à une situation lucrative, bien assise (Cela vient d’évoquer en moi la nostalgie d’une certaine place dans un certain compartiment, comme diraient les détracteurs de Madame Françoise Sagan ; si encore j’étais allé à la chasse !).

Une place assise, une situation… Ils en ont certainement une tous ces gens qui m’apparaissent en un éclair, à travers villages et campagnes, et qui dévorent des yeux ce train rapide qui m’emporte. Ils sont lourds, figés en terre, et semblent s’en apercevoir. Je connais bien cela : moi-même, lorsque je vois passer un train, j’envie les voyageurs qui dépassent, à une vitesse folle, tant de maisons où tant de soucis quotidiens naissent, se développent et ne meurent que pour laisser la place, après de trop courts répits, à d’autres soucis qui se bousculent, se pressent, attendent impatiemment leur tour pour hanter paysans, employés de bureau, commerçants, propriétaires, tous gens assis et… rassis.

Maintenant, moi je vole parmi ces soucis. Le voyage, à travers cette misère immobile et toujours nouvelle, toujours recommencée, donne à mon âme la tranquille assurance d’un dieu délivré de toute contingence… Je préparerai, un jour, l’agrégation de philosophie.


 

Je viens d’arriver à Toulon et je cherche l’autobus pour La Seyne-sur-Mer. C’est une opération plutôt difficile : la mener à bien constitue, dans cet endroit de la France, un test d’intelligence de qualité supérieure. Pour arriver à La Seyne-sur-Mer, il faut être intelligent. On peut donc en conclure que tous les habitants de La Seyne-sur-Mer sont intelligents. C’est, du moins, ce qu’ils pensent, mais je suppose qu’ils doivent considérer l’intelligence comme une distinction honorifique qu’on acquiert une fois pour toutes et qu’il ne s’agit pas de perdre malencontreusement, car ils ne se hasardent jamais à sortir de leur village, de peur de ne plus pouvoir le réintégrer.

Je suis modeste par nature mais les faits sont les faits et je dois bien constater que j’ai passé le test avec succès. Je suis même obligé, par surcroît, de m’attribuer une mention (Déformation professionnelle), mettons « Assez bien », étant donné la rapidité avec laquelle je suis parvenu à mes fins : j’ai demandé, une fois descendu de l’autobus, au premier passant rencontré, si j’étais bien à La Seyne-sur-Mer. Le passant m’a répondu oui et il a ajouté :
- Vous pouvez me faire confiance, je suis le maire de la ville.

Il y avait, dans le ton qui était le sien, de très fortes effluves républicaines qui avaient l’air de lui faire dire : « Évidemment, si c’était le curé que vous aviez rencontré en premier, vous auriez pu ne pas être aussi bien renseigné. »

Cela m’a fait aussitôt pensé à un honorable vieillard, grand-père d’un de mes condisciples de… psychologie… non ! De médecine… non… bref, cela a peu d’importance. Cet homme est un monarchiste invétéré et, naturellement, être monarchiste au vingtième siècle, en France, c’est à peu près quelque chose comme radoter et se trouver seul contre tous. Aussi ce partisan convaincu des institutions royales ne peut-il lutter contre la démocratie que par quelques petits procédés anodins. Par exemple, lorsqu’il lui arrive de sortir de chez lui, affecte-t-il de ne jamais passer par une rue susceptible de lui rappeler, de près ou de loin, la chute de la royauté française. Quand il prend le métro et qu’un étranger lui demande, dans un français plus ou moins balbutiant, quelle direction il faut prendre pour se retrouver à la station « République », il répond, imperturbable : « République ?... Connais pas. » Si l’étranger insiste, il lui conseille alors vivement de descendre plutôt à « Palais Royal » ou à « Vincennes ».

Or, mon camarade me disait, l’autre jour, qu’il était advenu à son grand-père de se rendre dans une petite ville du Nord, particulièrement et traditionnellement républicaine, et que, débouchant d’une « Rue sans souci », il était parvenu sur une place d’où partaient une « Rue du 14 Juillet », un « Boulevard de la Bastille » et une ruelle étroite baptisée pompeusement « Passage de la Libération ». Le plus fort est que, désirant s’attabler à une terrasse de café pour boire un chocolat et réfléchir sur le parti qu’il devait prendre, il s’était aperçu, avec effroi, que les deux seuls établissements de ce genre se nommaient respectivement « À la chope du bon Républicain » et « Café du Sans-culotte ».

Je ne me souviens plus très bien de la suite de l’histoire mais je crois que le grand-père en question avait finalement décidé de s’engager dans le « Passage de la Libération », l’issue la moins compromettante de toutes puisqu’on peut aussi bien être libéré de sa femme que de la Royauté et que, pour le passant empruntant une telle voie, le mot « Libération » peut prendre un sens tout à fait personnel et intime, autre que celui sous-entendu par l’arrêté municipal.




Ah ! Mais voici « Ma Tour d’Ivoire ». Quelle jolie petite maison ! Voyons, on dit souvent qu’une maison ressemble à ses propriétaires. À première vue, celle-ci me semble un peu biscornue. Non, ce n’est pas là le mot exact, je dirais plutôt qu’elle est farfelue : que vient faire, en effet, cette petite tour presque agressive ? Sans la tour, la maison ressemblerait à toutes celles, blanches, modernes et gaies, qui l’avoisinent. Je suis sûr que les Consécrations doivent eux aussi posséder une tour dans leur constitution psychique qui les distingue de leurs voisins. Ceci dit, l’ensemble est très agréable à l’œil : les arbres, touffus, sont bien disposés ; l’allée, longue et sinueuse, est merveilleusement négligée ; de la route, on ne distingue pas l’entrée, cachée par la perspective d’un saule qui a l’air de se moquer des curieux. Quel silence en ce lieu ! Il fait chaud, de cette chaleur méditerranéenne plongeant être et choses dans une torpeur qui semble interminable…

Eh bien ! Mon ami ! Tu as désiré venir jusqu’ici, tu y es parvenu. Il ne te reste plus qu’à tirer sur cette sonnette et un petit univers tout neuf pour toi va te révéler ses secrets. Allons ! Sonne ! Non, je voudrais, dans ce silence presque religieux, me recueillir encore une minute, une toute petite minute : je veux bien me préciser à moi-même que je vais entrer dans un foyer, c’est-à-dire un tout, un monde minuscule mais complet. Je vais entrer dans ce petit monde comme une planète étrangère dans un système planétaire, comme un électron nouveau dans un atome fini. Je vais obligatoirement créer des réactions, subir des influences, apporter ou susciter des changements… Maintenant, alea jacta est, je sonne. Mince ! La sonnette est cassée. Tant pis ! Je frappe !


 

« Il vaut mieux savoir quelque chose de tout que le tout d’une chose. » Pourquoi n’a-t-on pas écouté Pascal ? Et pourquoi, puisqu’on ne l’a pas écouté, l’enseigne-t-on religieusement dans tous les lycées ? Quelque chose ne va pas : pendant des années, on fait pâlir jeunes gens et jeunes filles sur le latin, les subtilités de la grammaire et de la rhétorique, les mathématiques abstraites, la poésie, l’histoire et la géographie, la philosophie… On leur rabâche sans cesse, au cours de ces nombreuses et laborieuses années, qu’il faut avoir une culture générale étendue, ne pas faire du bachotage, se former l’esprit, savoir rédiger, lire, comprendre n’importe quoi, bref ! Devenir un gentleman de la Connaissance. Quand l’étudiant a fini ses études, il « entre », dit-on, dans la vie ; et il s’aperçoit alors, avec horreur, que celle-ci n’est qu’un tunnel étroit où, du soir jusqu’au matin, du matin jusqu’au soir, il devra sans cesse, pour avancer, creuser la même roche. Il découvre très vite qu’il devra, pour vivre, se spécialiser. Ainsi voit-on des bacheliers gribouiller du papier dans des bureaux monotones, des licenciés attachés, jusqu’à ce que mort s’ensuive, au même poste… Notre époque n’aime pas les « touche-à-tout ». Vous voulez gagner votre croûte ? Eh bien ! C’est facile, spécialisez-vous !

Alors pourquoi donner aux jeunes l’amour de l’indéterminé, de la culture, de la civilisation spirituelle ? Et pourquoi en faire ensuite des robots, des mécaniques, des abrutis, des « spécialistes » ? Non, quelque chose ne va pas. Il faudra modifier l’enseignement ou transformer la société au travail. Cela ne peut plus durer !

Vous devez certainement vous demander, amis lecteurs, qui vous parle ainsi. Excusez-moi, j’ai complètement oublié de me présenter. Ce n’est pas très poli… j’en conviens. Je suis l’autre moitié du sympathique étudiant dont vous venez de faire la connaissance ; en un mot, son subconscient ! Ne soyez pas effrayés ! Un subconscient n’est pas nécessairement un vilain personnage. Ce sont les psychiatres qui mettent cette conception dans la tête des gens. Certes, j’ai mon franc-parler et je dis tout haut ce que mon maître (ou plutôt celui qui se croit mon maître) se dit quelquefois tout bas. Quand je suis énervé, je deviens même injurieux, ordurier, et, pour peu qu’on m’y pousse, je blasphème ; et il y a souvent de quoi, croyez-moi. Ainsi, regardez-moi un peu ce petit imbécile qui a fait le voyage Paris-Toulon uniquement pour aller apprendre à bien travailler, à devenir un bon petit toutou de spécialiste. Il se croit inadapté ! Il ne se rend même pas compte, le pauvre, que c’est la société qui est plutôt mal fichue. Je lui ai soufflé l’idée de tenir un journal de vacances et il ne trouve rien de mieux à écrire que ses sottes aspirations à une « situation rémunératrice et passionnante ». Faut-il être bête !

Et pourtant, je l’aime bien ; et c’est parce que je l’aime que ma fureur est si grande, car, ce n’est pas de sa faute s’il raisonne comme un âne. Il est emporté par le courant de tous ces gens dont l’addition se nomme pompeusement Société. Moi, je n’aime pas la Société : je trouve qu’elle n’est pas assez intelligente pour être intéressante, mais qu’elle l’est assez pour être intéressée.

Quand il parle de ses études, on lui demande aussitôt : « Et que comptez-vous faire plus tard ? » Il rougit, il balbutie et dit qu’il a encore bien du temps pour y réfléchir. On le taxe alors d’indécision, quand ce n’est pas de fainéantise. On le sermonne, on lui parle métier, situation, mariage, appartement, voiture, confort, et, naturellement, pour finir, on ne manque pas de lui parler retraite. Le pauvre garçon est ainsi amené à considérer la fin de sa vie, alors qu’il a tout juste l’âge pour la commencer.

Il s’enquiert, timidement, de l’intérêt de telle profession. On lui lance des chiffres de revenus à la tête. Croyant s’être fait mal compris, il demande quels sont les avantages moraux et spirituels du métier. On lui dit qu’au bout de tant de mois, il pourra ou ne pourra pas se payer une automobile.

Et il n’est pas le seul dans ce cas. Tous ses camarades, lorsqu’ils commencent leurs études supérieures, ne font pas leur choix en fonction des « débouchés ». On entend dire des horreurs telles que : « Ne fais donc pas le Droit, c’est bouché. » ou bien : « Fais la Médecine, ça rapporte. » Les examens ne sont plus des vérifications, ce sont des chèques ; et le tout consiste à choisir la meilleure banque.

Pour en revenir à mon maître, savez-vous comment on l’appelle ? Je vais vous le dire : le parasite ! Oui ! Ceux qui, autrefois, étaient considérés comme des gens raffinés, comme les élites d’une nation, en sont devenus les parasites. Ils ne produisent pas de réfrigérateurs, ils ne fabriquent pas d’aspirateurs, ils n’aident pas ceux qui en fabriquent à gérer leurs affaires, ils ne veulent rien faire. On n’a que faire, de nos jours, de gens qui ne veulent rien faire. Dans certains pays, paraît-il, on les enferme. Dans d’autres, on leur permet de subsister sous des ponts. Partout, on en repêche quelques uns que l’on place dans des administrations. Ceux-là sont bien : ils ont chaud en hiver, frais en été. Ils ont suffisamment de quoi manger, une retraite assurée. On occupe même leur esprit : registres, papiers (beaucoup de papiers), gomme, encre, visites, téléphone, secrétaires…

Voilà où nous en sommes ! Vous me direz que ce n’est la faute de personne, qu’il faut vivre avec son temps. C’est contestable, mais il se peut que vous ayez raison ; mais alors, de grâce, n’obligeons pas des malheureux à pâlir sur des pensées comme celle-ci, que décidément je trouve saumâtre : « Il vaut mieux savoir quelque chose de tout que le tout d’une chose. » Autant apprendre à des soldats l’art de se rendre sans combattre.

Je rends maintenant la plume à son propriétaire.


 

Je viens de me retirer dans la chambre qui m’a été dévolue. Elle est assez grande et surtout très aérée. Je dois avouer que je n’en ai pas connue d’aussi jolie depuis mon départ de la maison familiale, c’est-à-dire… depuis l’achèvement de mes études secondaires (C’est quand même bizarre cette impossibilité de dater les événements de ma vie autrement que par mon « cursus honorum » estudiantin).

Le mobilier est sombre et de bon goût : au centre, une petite table carrée, garnie d’un napperon de dentelle et d’un vase au long cou ; une vaste armoire, fleurant bon le mystère, jette une ombre dodue sur le frais carrelage rose et blanc ; un large fauteuil, recouvert de tissu rouge, semble mépriser, de toute sa profondeur, deux modestes chaises à la paille jaunie par le temps et la fatigue. Tout près du lit, banal comme le sommeil, une ravissante petite table de chevet, au bois finement travaillé et coiffée d’un marbre blanc veiné de noir semble sortir d’un autre âge. Enfin, quelques menus bibelots, placés un peu partout, complètent mon domaine. J’aime surtout cette figurine, représentant un moine bouddhiste plongé dans de profondes méditations. Le visage est figé, le regard éteint ; on dirait que l’artiste a voulu transformer le bois en pensée.

Les murs de la chambre sont tapissés de tableaux. Autant que je puisse en juger, ils sont empreints d’une certaine naïveté, comparable à celle de Rousseau, le douanier qui a failli mal tourner.

Le balcon, qui surplombe le jardin, donne envie d’y dormir, d’y rêver, et même d’y prendre ses repas. La vue est intime, verte et fraîche, quand on tient son regard baissé. On lève les yeux et le ciel est roi, dégagé de toute construction, de toute masse pouvant s’opposer au bleu du jour et au scintillement nocturne des étoiles. Bref, un paradis enchanté pour Parisien, surtout d’adoption.

Je suis dans mon lit, douillettement installé, trop douillettement même car je n’arrive pas à m’endormir. Ce n’est pas la lumière électrique qui m’empêche de dormir, mais le faible rayon lumineux que j’ai jeté aujourd’hui sur la famille Consécration.

Je dois reconnaître humblement que je me suis fait de trop grandes illusions : l’électron n’a pas, pour l’instant, provoqué de révolution notable dans l’atome fini. Ce serait plutôt le contraire. J’ignore quel est le comportement habituel des Consécrations à table, mais je peux dire que, ce soir, leur attitude était pleinement sereine et que ma présence ne semblait pas le moins du monde donner à l’appréciation de leurs bouchées un goût inhabituel.

Ce repas ne fut cependant pas froid, excepté les asperges qui donnaient par trop dans l’esquimau, et il m’a permis, tout de même, de susciter quelques menues réactions susceptibles de former un peu mon jugement, mieux, d’éclairer la lanterne.

Monsieur Consécration est indubitablement très distingué : la façon avec laquelle il a décortiqué son rouget est, à mon avis, très révélatrice de ce point. Je tiens ce test de ma grand-mère. Elle classait les personnes de son entourage dans plus de douze catégories, suivant qu’elles donnaient ou non des signes évidents de manger l’arête, etc. Je dois dire qu’elle était très psychologue et… très forte mangeuse de poissons : elle n’attendait pas le Vendredi Saint pour vous démontrer, couteau à poisson en main, qu’elle n’était ni colérique, ni lymphatique, ni quoi que ce soit ; mais mon esprit se détourne de son objet et c’est vraiment singulier comme la composition d’un menu peut dicter vos pensées.

Pour en revenir à Monsieur Consécration, j’ai su tout de suite, ou presque, qu’il était agent de change (Je n’ai pu m’empêcher de penser, aussitôt, qu’il devait certainement désirer changer de métier tous les jours). Il m’a interrogé sur mes études et s’est naturellement aperçu que j’étais, selon son expression, un « Touche-à-tout ». Cela a semblé manifestement le remplir d’aise. J’ai, par contre, été fort déçu : je m’attendais à voir un homme sérieux, un homme tel que je voudrais être, un homme posé, imprégné de son métier. J’ai trouvé un homme légèrement cynique, un agent de change changeant constamment son propos pour « parler peinture », au demeurant fort discourtois envers toutes sortes d’honorables professions : j’ai aiguillé la conversation, un moment, sur la chirurgie dentaire, bien que, je dois le reconnaître, un tel sujet n’est pas de mise au cours d’un repas ; la réponse m’a suffoqué autant qu’une pomme de terre :
- Mon jeune ami, ne soyez jamais dentiste. Un dentiste est un pauvre homme à qui l’humanité montre les dents.

Puis, heureux de son effet, et après m’avoir précisé que, pour ce malheureux, l’importance numérique de l’humanité croissait proportionnellement au chiffre d’affaires, il m’a parlé de sa jeunesse, de ses condisciples universitaires, de ce qu’ils étaient devenus. Il gardait un bon souvenir de son meilleur ami, aujourd’hui très habile chirurgien, mais aussi très farceur ; et il y avait beaucoup de satisfaction dans son sourire croissant lorsqu’il m’a dit :
- Cet ami, dont je vous parle, vient d’ailleurs d’inaugurer une clinique magnifique et il a fait inscrire, au frontispice de son établissement, cette plaisanterie, que je trouve admirable : « Voi qu’entrate qui, lasciate ogni speranza (« Vous qui entrez ici, laissez toute espérance. », Dante, Divine Comédie).

J’ai fait une dernière tentative pour sauver ce malheureux (À mes yeux) : lui parlant du « Milieu… juridique », je lui ai demandé poliment :
- Si vous aviez dû entrer dans la magistrature, laquelle auriez-vous choisie, la magistrature assise ou la magistrature debout ?... (Il s’agit de l’option traditionnelle dans la carrière de magistrat).
- La magistrature assise, assurément.
- Et peut-on savoir ?...
- Mais voyons !... C’est la moins fatigante !

Il n’y avait décidément rien à tirer de cet homme farfelu et j’ai fait une retraite honorable. On ne parla, dès lors, que peinture.

Les enfants, heureusement, m’ont fait une bien meilleure impression. Le garçon, celui qui prépare son bachot, semble être d’une nature plutôt rêveuse. Il parle peu, il a des gestes silencieux. On dirait qu’il s’est, depuis longtemps, définitivement enroulé en lui-même. Par moment, un doux sourire effleure ses lèvres, comme s’il venait de faire un songe agréable. Je lui trouve cependant un air trop grave pour son âge ; mais n’étais-je pas ainsi à dix-sept ans ? Et ai-je beaucoup changé depuis ? Toutefois, je n’ai jamais eu, dans les yeux, ce feu sombre qui semble dévorer intérieurement ce garçon (Au juste, qu’en sais-je ? Je porte des lunettes noires depuis mon adolescence et les chausse au saut du lit, en même temps que mes pantoufles, si bien que je vois rarement mes propres yeux).

Dans l’ensemble, Jean-Claude m’est très sympathique, ne serait-ce sa manie de truffer ses moindres propos d’allusions à tel ou tel personnage de la tragédie classique.

Que dire de sa sœur ? Elle n’a pratiquement pas ouvert la bouche… Enfin, je veux dire qu’elle n’a presque pas parlé, car, en fait, elle n’a fait que manger, ce qui démontre, d’ailleurs, qu’elle est peut-être, de tous, la mieux équilibrée : car pourquoi se mettre à table, sinon pour manger ? Cela n’est pas si évident et nombreux sont les gens qui ne peuvent concevoir un repas sans conversation. L’association « table-parler » est si profondément ancrée dans les mœurs que, dans un certain langage, parler c’est se mettre à table.

Il serait bien inutile de m’y mettre de force pour me faire avouer combien j’ai été ému par la beauté romantique de Véronique… Mais passons, ceci est une autre histoire que je me raconterai plus tard.. Dieu ! Qu’elle est belle !

Je n’ai pas eu l’occasion de dire plus de trois ou quatre mots à Élise, la gouvernante respectée de la maison. Je dirai d’elle qu’elle est très concrète et qu’elle devrait réussir aussi bien en cinérama qu’en stéréophonie : elle ne doit pas être loin de la centaine de kilos et, quand elle « cause », on croirait entendre Yma Sumac. Elle a servi et desservi dans un silence relatif. J’ai remarqué qu’elle lançait souvent à Monsieur Consécration des regards d’agacement et de reproche lorsque le maître de céans parlait de Van Gogh ou de Gauguin. J’en déduis donc qu’elle doit être allergique à la peinture.

Je n’ai pas vu Madame Consécration. Personne n’en a parlé. Est-elle divorcée d’avec son mari ou existe-t-elle encore seulement ? Je l’ignore. Seul un portrait, sur une petite table de chêne ciré, m’a montré un doux et beau visage d’où émane un mélange de simplicité, d’effroi et de bonheur, exactement l’attitude qu’une femme normalement constituée aurait devant Monsieur Consécration, ai-je – aigrement je l’avoue – pensé.

Toutes ces impressions, je le sens bien, ne sont que superficielles. Je n’ai, pour l’instant, qu’entrebâillé la porte et jeté un coup d’œil sur cette famille. On dit souvent que les premières impressions sont les meilleures et les plus sûres. S’il en est vraiment ainsi, je puis alors dire que je suis déçu. Je m’attendais à toute autre chose ; et le problème se pose : vais-je continuer ou arrêter là cette petite aventure ? Assez réfléchi ! Le choix est tout fait, je vais persévérer ! Je n’y risque rien, après tout, sinon de gagner mon pain de vacances, d’une manière qui s’avèrera, qui sait, passionnante. Le coin est charmant, d’ailleurs, et me promet de belles promenades qui, avec un peu de chance, ne seront pas forcément solitaires. Mes deux élèves n’ont pas l’air de me destiner du fil à retordre ; et puis, je désire éclaircir un peu certaines choses : Monsieur Consécration n’est pas banal et je veux savoir ce qu’il est ; Jean-Claude m’est sympathique et je veux savoir ce qu’il ressent ; quant à Véronique, elle m’a délicieusement barbouillé le cœur et je n’ai aucune envie de le nettoyer dans un lâche éloignement.



Il est très tard mais je n’ai pas envie de dormir. Le cendrier regorge de mégots et sa vue me donne la nausée. Demain, j’aurai, avec mes élèves, ma première séance de travail. Ce mot aussi me donne la nausée ! Le travail ! Quel mot horrible ! Ne pourrait-on pas dire : activité ? Ou bien : occupation ? Vraiment, je n’ai pas de chance : j’étais si heureux, en venant ici, d’apprendre à vivre comme tout le monde, à aimer comme tout le monde un métier. Hélas ! Monsieur Consécration n’est pas un « Monsieur Tout le monde » et il le sait. Il ne donne pas l’impression de se consacrer sérieusement à ses affaires, il… Il m’a découragé aujourd’hui, m’a ridiculisé. C’est un homme dangereux. Il… Grands dieux ! Monsieur Consécration me ressemble !


 

Vous l’avez entendu ? « Grands dieux ! Monsieur Consécration me ressemble ! » Quelquefois, comme cela, il prend conscience de sa véritable nature, il me laisse ouvertement penser. Cela arrive surtout quand il est couché. Il y a quelques heures à peine, dans le train, je l’ai entendu de marmonner quelque chose sur le fonctionnement comparé du cerveau dans les positions assise et debout. Ce n’est pas là, à mon sens, la bonne comparaison. La seule qui doive être prise en considération, c’est celle qui rapproche les positions couchée et non couchée. Vous ne pouvez pas vous imaginer comme un homme peut être lui-même quand il est couché. Observez, comme je l’ai fait, les gens, le Dimanche. Comme c’est Dimanche, ils se vautrent dans l’herbe, en général. Ce jour-là, je les trouve presque sympathiques. Une brindille à la bouche, le regard tourné vers le ciel, ils rêvent tout haut d’une autre vie. Ils prennent conscience de leur petitesse, de leur ridicule journalier. Toute la semaine, ils se sont affairés, l’air important, sur des tas d’idioties, concentrant toute leur précieuse vie sur des choses banales, vulgaires, insipides. Le Dimanche, ils sentent, ils découvrent l’univers d’un seul coup. Ils deviennent poètes, ils deviennent lyriques ! Des bribes de poésie, des poèmes entiers appris autrefois à l’école primaire affluent à leur mémoire étonnée et ravie. Pourquoi ? Parce qu’ils sont couchés. Ils nous laissent parler, nous autres, les subconscients, et nous savons avoir des propos intéressants.

Comme ils sont sympathiques les hommes qui sont gentils avec eux-mêmes. Ils ne font pas comme ces imbéciles qui passent leur vie à se faire taire pour laisser parler la « conscience collective » ! Elle me fait une belle jambe, la « conscience collective » ! Elle met tout en œuvre pour détruire après avoir construit, haïr après avoir aimé, tuer après avoir soigné. Pourquoi nous font-ils taire ? Pourquoi n’écoutent-ils pas plutôt leur subconscient ? Allez donc leur demander ! Ils vous répondront peut-être qu’ils n’en ont pas le temps. Ils n’ont pas de temps à perdre à s’interroger. Ils doivent se dépêcher, pour gagner le plus possible de billets crasseux, qui leur apportent tant de choses, et aussi des maladies.

Ah ! Si mon maître pouvait vraiment ressembler à Monsieur Consécration ! En voilà un, au moins qui sait vivre ! Tout le long du repas, je me suis beaucoup amusé : je regardais mon autre moitié, elle était scandalisée ; et je riais ! Je riais ! À tel point que Monsieur Consécration lui-même s’est rendu compte de mon existence.

Savez-vous à quoi tout cela me fait penser ? Eh bien, je pense qu’il y a un rapport entre la manière d’envisager la profession et la façon de vivre, entre les modalités du travail et celles du repos. Il y a, d’abord, ceux qui adorent leur métier : ceux-là doivent être mis à part car ils sont extrêmement rares, plus rares que vous ne l’imaginez. Ils sont heureux, peut-être les plus heureux des hommes. Leur vie, c’est « réellement » leur métier ; tout le reste n’a pour eux aucune espèce d’importance. Ensuite, parmi les autres, il y a ceux qui s’en fichent et ceux qui s’en font. Ceux qui s’en fichent font le strict minimum et pas plus. On les reconnaît, dans leur vie privée, à leur décontraction, à leur optimisme, à leur magnanimité. Font-ils une bosse à leur voiture, ou se renversent-ils une sauce sur le pantalon, ce n’est pas là un drame, ça peut s’arranger, ce n’est pas grave. Ont-ils des fins de mois difficiles ? Ils mangent un peu moins entre le vingt-cinq et le trente, se racontent des histoires au lieu d’aller au cinéma, et mettent les bouchées doubles entre le premier et le cinq. En un mot, ils prennent la vie du bon côté ! Mais regardez les autres ! C’est lamentable ! Leur métier, qu’ils n’aiment pourtant pas, les prend à la gorge, les étreint étroitement ; ils ne peuvent plus en sortir, même quand leurs pieds sont dans leurs pantoufles, même quand ils allument la cigarette ou la pipe du repos, même quand ils serrent leur femme dans leurs bras. Ce n’est même pas une femme qu’ils serrent, c’est un distributeur automatique : on met une nouvelle robe dans la fente et ça susurre, ça embrasse, ça cajole ; et tout ça, parce qu’ils l’ont mal habituée. C’est d’ailleurs ce que répondent les femmes : que voulez-vous, on a réglé sur elles un véritable réflexe conditionné.

Tout cela mène à l’abruti type : il voyage pour regarder sa montre, il fouille dans son portefeuille, non pour y rechercher une photographie ou un billet doux, mais pour vérifier s’il lui en reste assez, il lit, non pour penser, mais pour ne plus y penser, de quoi ? À quoi ? De l’argent ! Au métier !

Oui ! Je vois ! Vous hochez la tête et vous vous dites que je suis un révolté stérile ; mais interrogez donc votre subconscient et vous verrez que je ne suis pas le seul. Étendez-vous sur l’herbe, un Dimanche, et regardez le ciel, une brindille à la bouche. Restez comme ceci pendant un bon moment, rêvez, évadez-vous, et vous ne serez même pas en colère si, d’aventure, en vous relevant, vous constatiez que vous vous étiez assis sur une bouse de vache.


 

J’admire beaucoup les Anglais, qui, lorsqu’ils doivent passer la nuit chez autrui, s’enquièrent poliment, mais fermement, de l’heure du petit déjeuner. Je n’ai pas osé prendre cette précaution et en suis fort ennuyé.

Il est sept heures et rien ne semble bouger dans la maison. Sortir de ma chambre constituerait du bruit et, partant, de l’inconvenance. Après tout, ce n’est pas parce que j’ai l’habitude de me lever chaque matin à six heures que tout le monde doit être obligé de faire de même ; et ne sommes-nous pas en vacances ?...

Il est maintenant sept heures trente. Diable ! Toujours aucun bruit apparent dans cette maison ; et si tous étaient déjà levés ? J’aurais belle mine si je descendais avec un retard d’une heure sur mes hôtes ! Décidément, il faut se lever et s’habiller. Vite une toilette sommaire.

J’ai ouvert la porte de ma chambre mais je ne perçois toujours aucun bruit. Que suis-je bête ! Nous sommes en vacances et il n’est que huit heures cinq. Je pourrais peut-être faire un petit tour au dehors, histoire de tuer le temps, de respirer le bon air matinal et surtout… d’effectuer une utile reconnaissance ; mais, étourdi comme je le suis, je risquerais de causer assez de bruit pour réveiller quelqu’un. Je vais donc plutôt me concentrer un peu sur ma première leçon de… De quoi au juste ? Ah ! Que ces gens sont énervants ! Ils auraient pu, au moins, me fixer le programme de la journée, à… commencer par le petit déjeuner ! Moi qui aime les choses claires et bien rangées, je suis servi et je commence à avoir faim ! Que vais-je manger ? Chocolat ? Thé ? Café ? Si c’était du thé !... avec des croissants bien chauds, ou, plutôt, des tartines de pain beurrées. Ma foi ! Des biscottes avec de la confiture feraient également très bien mon affaire…

J’ai épilogué longtemps, je crois, sur la nature probable de mon futur petit déjeuner jusqu’au moment où je me suis aperçu, avec épouvante, qu’il était près de neuf heures. Je me suis précipité dans l’escalier silencieux, trop précipité même car je suis tombé à grand fracas, juste devant Élise. Elle m’a aidé à me relever, m’a souhaité le bonjour et m’a prié de passer dans le jardin pour déjeuner.

Tout près du seuil de la maison, autour d’une table rustique et ronde, se tenaient placidement les Consécrations au complet. Un arbre tout proche servait de parasol. Le soleil, déjà haut, annonçait une journée particulièrement chaude, mais un vent léger agitait feuilles et fleurs.

Monsieur Consécration peignait calmement devant sa tasse froide. Jean-Claude lisait, en grignotant distraitement, entre deux pages. Seule Véronique, comme d’habitude, mangeait.
- Avez-vous au moins bien dormi, cher Monsieur ? m’a-t-elle demandé en souriant magnifiquement.
- Très bien, Mademoiselle, et je suis en excellente forme pour entreprendre les devoirs de ma charge. Pourriez-vous me dire, à propos, par quoi et quand nous allons commencer ?
- Ne soyez pas si impatient ! Jean-Claude et moi travaillons habituellement ensemble, de dix heures à midi et de quatorze heures à dix-sept heures. Puis, nous prenons le thé et papa nous laisse quartier libre jusqu’au dîner ; mais papa a décidé que vous nous feriez travailler séparément : Jean-Claude l’après-midi, moi le matin. Vous aurez ainsi le malheur de commencer avec moi dans un instant. N’est-ce pas papa ?

Un « Mais oui, ma fille » entre deux délicats coups de pinceau et Monsieur Consécration s’est replongé dans son œuvre créatrice. Véronique m’a regardé, a levé les yeux au ciel, puis a repris :
- Savez-vous que mon frère André va arriver cette après-midi ?
- Votre frère !... J’ignorais que la famille Consécration fût si nombreuse.
- Vous allez être bien étonné car nous sommes quatre enfants… N’est-ce pas papa ?

Là, Monsieur Consécration a dû reposer son pinceau, a paru réfléchir et a fini par dire :
- Oui ! Quatre ! Exactement comme les couleurs fondamentales.

Puis il s’est aperçu de ma présence et m’a souhaité gaiement le bonjour comme si je venais d’arriver à la seconde. J’ai ouvert la bouche pour lui répondre, mais il était trop tard : il avait déjà repris son pinceau.

Véronique m’a souri gentiment :
- Excusez papa, son inspiration matinale est la plus féconde et il ne la troublerait pas pour un empire. Vous voyez ! Vous ne faites aucunement exception !... Par contre, toi, Jean-Claude ! s’est-elle écriée, tournée vers son frère, tu pourrais au moins dire bonjour à Monsieur notre professeur !

La réaction a été la suivante :
- Bonjour Monsieur !... Acte III, scène 2.

Et Jean-Claude s’est replongé dans sa lecture, lisant les premiers mots à voix basse.

Je me suis frotté les yeux mais il se trouvait que je ne dormais pas : « Élise apparaissant dans le jardin » était en effet un songe trop vaste pour ma petite imagination. Elle a d’ailleurs mis fin à ce cauchemar en déclarant cérémonieusement qu’il était l’heure, pour Mademoiselle Véronique et Monsieur (Il s’agissait de moi), de passer au travail.

C’est seulement alors que je me suis rendu compte que je n’avais pas encore déjeuné. C’était atroce car il y avait devant moi du thé au lait et des croissants en profusion.



La première séance de travail a été merveilleuse. Véronique portait une robe légère qui donnait envie de l’embrasser (Mon émotion était telle que je ne saurais dire s’il s’agissait de la robe ou de mon élève). La version latine était pourtant difficile et mes souvenirs de latin un peu confus. Véronique s’est montrée brillante. Elle traduisait avec une intuition remarquable et, si quelqu’un a bénéficié de cette séance de travail, c’est bien moi.

À midi moins cinq, nous en avions terminé, ce qui nous a permis de bavarder un peu. Elle m’a parlé de son frère André qui est, paraît-il, ingénieur en électronique, et grand amateur de jazz, a-t-elle vivement ajouté ; de sa sœur, l’aînée des quatre enfants composant la progéniture de Monsieur Consécration. Sa sœur fait du cinéma et du théâtre ; quant à sa mère, elle est décédée depuis quatre ans ; j’ai revu en pensée le tableau « Monsieur Consécration déjeunant » et je n’ai pu m’empêcher de hocher tristement la tête. Puis, la conversation a tourné au badinage et j’ai été très surpris de m’entendre lui dire que je la trouvais très jolie. Elle n’a pas rougi, contrairement à mon attente. Elle m’a simplement répondu que j’avais du goût et qu’elle trouvait ça très bien. J’ai balbutié, poussé l’encrier, ai fixé mon nœud de cravate, ne sachant visiblement que faire, non seulement de mes mains mais de tout mon corps. Elle s’est approchée de moi sur la pointe des pieds, m’a baisé sur le front et s’est enfuie en riant à gorge déployée. J’ai pris une cigarette, l’ai allumée au mauvais endroit et me suis rendu compte que je venais de tomber amoureux. Il fait dire que le latin avait considérablement amoindri l’activité de mon cerveau.



Le second repas que ma destinée me permettait de prendre dans cette drôle de famille a été très serein : une véritable maison sans tuiles, permettant de voir un ciel sans nuages et de manger tranquillement des oranges sans pépins. En même temps que celles-ci Élise nous a apporté, à la fin, la nouvelle de l’arrivée imminente d’André, l’ingénieur en jazz. Elle avait entendu, disait-elle, un lointain ronronnement de moteur de voiture sur l’origine duquel elle prétendait ne pouvoir se tromper. Cela a entraîné aussitôt une véritable débandade : Jean-Claude et Véronique se sont rués vers la porte et m’ont laissé ainsi seul à seul avec leur père ; pendant un très court instant, d’ailleurs, car j’ai bientôt vu arriver mes deux élèves, escortés d’un grand jeune homme et d’une petite valise. Le jeune homme était si grand et la valise si petite que mon sens de l’esthétique en a été choqué. C’est curieux comme les gens trouvent plaisir à se désavantager. C’est du masochisme ou alors il faut croire qu’ils entendent ainsi défier leurs observateurs. Je connais, par exemple, une très petite femme qui ne sort jamais sans un sac d’un format tel que la qualité de ses toilettes – qu’on entrevoit seulement – ne semble destinée qu’à une satisfaction personnelle. Je dois préciser que cette dame a un nom en trois lettres et huit ou dix prénoms (Je sais bien que la loi ne fixe aucun maximum dans le choix des prénoms, mais tout de même ! Se promener dans les papiers officiels avec tous les saints du calendrier est plutôt ridicule ! À moins d’être allergique à la solitude…).

Le nouveau membre de la famille Consécration m’est apparu comme la consécration… des Consécrations, si j’ose m’exprimer ainsi. Je veux dire par là qu’il réunit, en une seule et même personne, toute la loufoquerie que l’on peut plus ou moins discerner chez ses divers parents. Il ne tient absolument pas en place. Les cheveux en bataille, on a l’impression qu’il vit un show perpétuel, passant alternativement du « rock and roll » le plus virulent au « blues » le plus nostalgique. Sa conception de la vie ? Le rythme ! Encore le rythme, toujours le rythme. Je le cite :
- Tout est rythme ici-bas. Les hommes de génie, ce sont ceux qui observent le rythme, qui le reproduisent et l’enseignent… Le rythme des saisons, le rythme des battements du cœur, le rythme de la vie… Enlevez le rythme et tout est mort !

Je dirai que ses propos étaient très convaincants : au bout de cinq minutes, je me suis rendu compte que tous, autour de moi, étaient en proie à une petite gigue presque imperceptible, et quelle n’a pas été ma stupéfaction lorsque, dans le reflet d’une glace, je me suis vu aux prises avec la même maladie !

Puis, le chef de file de cette école philosophique nouvelle a sorti triomphalement de sa serviette un disque à l’enveloppe entièrement noire. En me penchant un peu, j’ai vu cependant qu’il y avait aussi trois taches d’un blanc éclatant. C’était manifestement la photographie d’un nègre haut en couleurs. Un grand bruit est apparu, s’est amplifié, a envahi complètement l’atmosphère de la salle à manger et André m’a appris que c’était de la musique.

C’est alors que Véronique, ma Véronique ! aussi belle qu’une statue antique, a poussé un grand cri et s’est mise à sauter comme une folle, à tournoyer – très habilement d’ailleurs – et c’est encore André qui, par-dessus le vacarme, tel un capitaine jetant ses ordres dans la tempête, m’a crié que « ça ! c’était de la danse ! » Heureusement, Monsieur Consécration s’étant, sans aucun doute, aperçu de mon effroi, a eu la bonté de me sortir de là en m’entraînant dans une pièce située à l’autre bout de la maison. C’était, hélas ! tomber de Charybde en Scylla : me montrant une toile copieusement aspergée de peinture, il m’a déclaré tout net, avec la même formule, mais sur un ton plus solennel :
- Et ça ! N’est-ce pas de la peinture ?

Je ne sais plus ce qui m’a pris. J’avais, peut-être, un peu trop bu au repas ; et puis, tout ce bruit ! Cette chaleur !... J’ai pris, sur une table proche, une bouteille de whisky et, la présentant cérémonieusement à mon hôte, j’ai dit, d’une voix caverneuse et passionnée :
- Ça ! C’est une bouteille !

Et je suis sorti de la pièce. En me retournant sur le seuil, j’ai pu voir dans les yeux de Monsieur Consécration, certes un grand étonnement, mais aussi, et cela m’a pincé le cœur, un peu, un tout petit peu de… mépris.



C’est encore moi qui viens vous bassiner, amis lecteurs, avec mes petites histoires. Oh ! Si je vous énerve, tant pis ! Vous n’avez qu’à sauter un chapitre et puis c’est tout ! Voyons ! Voyons ! Ne nous emballons pas ! Alors ! Vous avez vu ? Vous avez vu ce cher étudiant scandalisé ? Ma parole ! Mais il ne doit pas être loin de penser que ses hôtes sont purement et simplement des fous ! J’allais presque être obligé de lui fabriquer un bon petit rêve pour l’inciter à rester, car, quand il est sorti du bureau de Monsieur Consécration, tout à l’heure, il avait envie de quitter la maison ; mais les sourires et le baiser de Véronique ont afflué à sa mémoire et je crois qu’en réalité, il faudrait le flanquer de force à la porte pour qu’il parte de la villa.

Ceci dit, c’est quand même scandaleux que ce cher ange nourrisse de tels ressentiments contre une façon de vivre qui n’a rien d’anormal. Eh quoi ! Ne pas dire tout de suite bonjour le matin, peindre au lieu de boire son café, faire un peu de musique et de danse, sont-ce là de si noires activités ? Mais mon maître ne digère pas tout ce qui est comestible. Tenez ! Brassens ! Il trouve que c’est un homme dangereux qui insuffle le désordre et la débauche. Moi, Brassens, je l’adore ! On a l’impression qu’il prend les gens pour ce qu’ils sont : des automates !

Boutonner son gilet de haut en bas n’est quand même pas une règle morale si importante ! Eh bien ! Tous les matins, il y a des millions d’hommes qui boutonnent leur gilet, automatiquement, de haut en bas. Il ne leur viendrait pas l’idée de se dire : tiens ! Aujourd’hui, pour changer un peu, je vais boutonner mon gilet de bas en haut. Oui ! Mais comme dit Brassens : « Les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux. » Et c’est vrai ! L’esprit bohème dérange. Quand « Monsieur Tout-le monde » rencontre un bohème, ça l’agace, ça trouble ses valeurs ; on dirait que le bohème va lui manger sa soupe ! Les clochards ? On les calomnie tout bas quand on les plaint tout haut. Que voulez-vous ! Quand toute une rame de métro se dirige vers le boulot, ça fait mal de voir un clochard dormir.

Mon maître se rend compte, quelquefois, de tout cela. Dans ces moments-là, il me fait plaisir. Ainsi, l’hiver dernier, je l’ai vu sourire dans sa barbe, dans l’autobus. Le véhicule était arrêté Place de l’Hôtel de Ville. Dix, vingt, trente personnes dévisageaient hargneusement un clochard qui s’étirait voluptueusement sur son banc. Le clochard s’en est aperçu et a souri, goguenard, ayant l’air de dire à ceux qui se trouvaient dans l’autobus : n’ayez donc pas une telle mine et, si vous en avez envie, faites comme moi. Un homme lui a crié : fainéant ! Le clochard a hoché la tête et lui a répondu : esclave !

J’entends souvent les hommes dire autour de moi, avec satisfaction : « La France est le pays de la liberté. En France, on peut, si ça vous chante, monter sur ses meubles. » Pourquoi ne le font-ils jamais ? Ce sont les meubles, au moindre déménagement, qui montent sur eux. Finalement, la liberté, c’est ce qui leur reste quand ils ont fini de faire les pantins, et comme ils ne font que cela…

Quand on observe un peu les hommes, on se demande pourquoi il y a tant de guerres, puisque, apparemment, ils sont toujours d’accord. Voulez-vous des exemples ? Huit heures : des millions de cuillères qui font fondre le sucre ; midi : des millions d’assiettes que l’on pose sur des tables ; dix-neuf heures : des millions de mains ramassent des millions de pantoufles, dénouent des millions de cravates, tirent des millions de fauteuils, poussent des millions de boutons de téléviseur ; des millions de derrières s’assoient et des millions de bouches font : ouf !

Ce ne sont que des actes matériels, me direz-vous, et les pensées diffèrent… Vous croyez ? Hélas ! C’est là le plus atroce : la pensée humaine est terriblement monotone, un véritable film de cow-boys ! Notez bien que c’est surtout visible à notre époque, qui a inventé des mots comme : standardisation, collectivisme, normalisation, planification, et j’en passe des meilleures… Mieux, l’homme moderne a peur de ne pas penser comme les autres. Il est hanté par une idée fixe : et si j’étais fou ! Il a donc inventé une grande chose : la Psychanalyse. On psychanalyse tout : la marche d’une entreprise, les fous, ceux qui ne le sont pas, les chiens domestiques ; et je ne serais pas étonné si, un de des quatre matins, un homme en blouse blanche venait essayer de me sonder, à coups de questions stupides. Inutile de vous dire que mon maître serait envoyé à Charenton… et moi avec.

Je me demande, d’ailleurs, si ça ne serait pas une bonne chose ! Je pourrais certainement connaître, enfin, des hommes divers, et non pas un troupeau de mammifères à deux pattes ; mais j’ai entendu dire que, même à Charenton, il y a la télévision. Vous vous rendez compte ! Avec un engin pareil, même les fous vont devenir fous !

En vérité, je vous le dis, le malheur de la pensée humaine est en train de se transformer en catastrophe ; mais je vais m’arrêter, ça suffit pour l’instant, d’abord parce que je dois commencer à vous barber, et ensuite, et surtout, parce que mon maître n’osera plus signer ce livre, qui est avant tout le sien.



Il s’avère donc que je ne « colle » pas à la vie particulière à cette maison. En débarquant ici pour la première fois (Diable ! Il y a déjà plus de dix jours !), je croyais faire l’apprentissage d’un esprit qui n’avait jamais été le mien, mais que je brûlais d’acquérir. Je me suis vite aperçu que je m’étais trompé et que, finalement, ces gens me ressemblaient. C’est drôle, moi qui me croyais unique en mon genre, cette constatation, loin de froisser mon orgueil, m’a donné une certaine impression de confiance. C’est un peu comme si je savais, depuis longtemps, que j’avais telle maladie, et que, brusquement, un jour, j’avais découvert cette maladie chez d’autres humains. Il y a une certaine solidarité de pestiférés.

Je ne suis pas le seul à haïr le travail routinier et artificiel. Je ne suis plus le seul à prendre la vie matérielle à la légère, à gaspiller mon temps comme on gaspille l’air libre que l’on respire. Je ne suis donc plus seul à ne pouvoir m’intégrer pleinement dans une corporation professionnelle quelconque. Monsieur Consécration est comme cela, André est comme cela (Il me l’a avoué lui-même en écoutant un « blues » tranquille). Véronique même est comme cela et Jean-Claude et, j’en suis sûr, bien d’autres hommes encore. Je les imagine… Ils sont une foule d’hommes sans idéal matériel.

Je respire, j’ai confiance. Quand un jeune tuberculeux apprend, soudainement, que la tuberculose est une maladie courante, il est sûr, alors, qu’on doit pouvoir trouver le moyen de guérir cette maladie. Je suis comme ce jeune tuberculeux. Je sais qu’on doit pouvoir trouver le moyen de guérir la maladie dont toute cette maisonnée – excepté Élise – est atteinte. Il doit y avoir un moyen. Il faut que je le découvre. Il faut que je guérisse et que, par là-même, mes amis soient guéris ; ceux-là et ceux du monde entier.

Mais ici, il y a quelque chose qui ne va pas et qui sent la cotte mal taillée : je suis malade et je sais ce qu’est un homme bien portant, tandis que Monsieur Consécration, lui, n’a pas du tout l’air d’un homme qui se sent malade, bien au contraire. On a l’impression, plutôt, qu’il se sent en très bonne santé et qu’il considère les autres hommes comme des malades. Aurait-il raison ?... Non ! L’explication doit être la suivante, la seule valable : c’est qu’il est gravement atteint. Ainsi, l’homme accablé par une terrible maladie finit par oublier celle-ci et par prendre son prochain pour un agonisant. Si cela est, et je suis sûr que ça ne peut pas être autrement, je pense que Monsieur Consécration est vraiment, vraiment très atteint ! Oui… Très atteint… Il est même irrécupérable.

Les enfants, aux, sont à mon sens moins touchés. Ils sont jeunes, d’ailleurs, et peuvent facilement changer avant leur complète maturité. Je me promets de les y aider. Je me promets de tout mettre en œuvre pour les guérir, pour faire en sorte qu’ils puissent être des hommes normaux, des hommes comme tout le monde.

En attendant, pour reprendre cette comparaison pathologique à laquelle, décidément, je tiens beaucoup, j’ai l’impression cocasse d’être un individu grippé qui, se croyant le plus grand et même le seul malade de la terre, se rend dans une maison qu’il croit être celle de gens en parfaite santé, s’y rend justement pour apprendre à vivre sainement… et tombe dans un hôpital pour cancéreux.



C’est ainsi que je raisonnais, par une belle matinée fleurant bon l’été, il y a une semaine. Je marchais lentement dans la magnifique allée ombragée et l’ombre même des arbres devait certainement obscurcir les vues de mon esprit.

Ce soir, dans cette chambre que je commence à aimer tendrement, comme si elle était mienne depuis très, très longtemps, ce soir, je ressasse les derniers épisodes du roman de vacances que je confie au papier depuis un bout de temps.

Je me rappelle donc m’être dit, dans cette allée ombragée, que, dans toute cette affaire, il y avait seulement deux solutions : Monsieur Consécration est tellement atteint par cette terrible maladie qui est aussi la mienne qu’il en perd totalement la raison ; ou alors il n’est pas malade du tout et ce sont en réalité les hommes me paraissant sur le bon chemin, et à qui je voudrais tant ressembler, qui le sont bel et bien. Dans ma confiance en moi, toute neuve et toute belle, je ne retenais alors comme valable que la première de ces deux solutions. Depuis, la seconde ne cesse de hanter les petites cellules grises de mon cerveau, les petites cellules qui, dans tout cerveau humain, sont chargées d’élaborer l’incomparable logique. Il y a d’abord l’attitude de Monsieur Consécration lui-même : il a brusquement changé à mon égard ; il me ménage, cherche à éviter de troubler mes conceptions. L’autre jour, il m’a dit :
- Si vraiment vous aimeriez être avocat, je vous souhaite ardemment de réussir dans ce projet. La situation d’avocat est passionnante…

Et il n’y avait pas la moindre trace d’ironie dans sa voix.

Bref, il me donne l’impression de parler à un fou qu’il ne faut surtout pas contrarier.

Puis il y a André. Il n’est resté que deux jours ici, puis il est revenu à deux reprises passer une demi-journée. Bien que je le voie donc rarement, il me fait une très forte impression ; mais André, lui, est tellement farfelu qu’il me renforce, au contraire, dans ma conviction profonde que, de lui et de moi, le fou c’est lui.

Jean-Claude pousse en sens contraire. J’ai su qu’il écrivait, en ce moment, une pièce de théâtre, et qu’il avait en horreur la pensée d’occuper une autre fonction sociale quelconque. Sa jeunesse, son comportement calme me troublent.

Enfin, il y a Véronique ! Si j’étais lucide, je n’aimerais pas une folle, c’est impossible. Donc, de deux choses l’une : ou je m’illusionne sur mes propres sentiments, ou je suis un fou qui aime une folle, ce qui peut très bien équivaloir à un homme sain qui aime une femme saine, suivant le point de vue où l’on se place. Véronique se fiche de tout, en dehors de ses études et de la danse. Je lui ai demandé, l’autre fois, si elle n’aimerait pas être une infirmière aux armées (Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs ; j’aurais très bien pu dire : « Vous n’aimeriez pas être institutrice ? »). Elle m’a répondu :
- Mon cher maître et très cher ami (J’ai rougi de plaisir), je trouve les livres d’histoire suffisamment copieux et je n’ai aucune envie d’y ajouter la plus petite ligne.

Ainsi, j’ai passé des nuits à me demander comment je pourrais me guérir de ce que j’ai longtemps qualifié de maladie sociale. Ce soir, pour la première fois, je suis en train de me demander si je n’ai pas l’impression d’avoir très longtemps vécu dans un asile de fous, ou plutôt dans une ménagerie, et d’avoir réussi, au cours de vacances exceptionnelles, à pénétrer chez des gens sains ou, plutôt, à approcher des hommes. Le problème est trop crucial, et partant trop urgent. Dès demain, je ferai tout mon possible pour avoir une discussion serrée avec Monsieur Consécration. Cela s’avère vraiment indispensable.



Je suis heureux ! Très heureux ! Mon maître va mieux et je bénis son séjour dans cette maison.

Si on croit avoir affaire à un fou et si on a assez d’esprit critique pour penser que ledit fou a peut-être, de vous, la même optique, c’est qu’on se porte bien. Être malade, pour moi, c’est se croire unilatéralement en bonne santé.

Oui, mon maître va mieux et j’ai pensé qu’un rêve bien agréable ne pouvait que l’encourager. Je l’ai donc fait rêver de Véronique. Elle avait une très jolie robe blanche, peut-être un peu trop décolletée, mais très seyante. Elle était pleine de verve, Véronique, et sémillante à souhait. Son fougueux amoureux l’embrassait avec tant d’ardeur qu’elle a eu ce mot admirable : si tu m’aimes tant, chéri, économise-moi ! Le chéri n’était pas de cet avis et dévorait à belles dents. Quel joli couple ils formaient tous les deux ! C’était un tableau délicat, plein de poésie, de douceur ; et l’on dira, après, que le subconscient humain ne fait faire que des rêves lubriques ! Que ces calomniateurs passent leur chemin.

Il n’y a d’ailleurs pas de rêves lubriques, il n’y a que des rêves esthétiques ou pas ; et c’est tout de même bizarre cette dissociation, de nos jours, entre le bien et le mal, d’une part, le beau et le laid, d’autre part. On dissocie… On dissocie… Et on se croit obligé de choisir ! Ainsi, telle punaise de bénitier, au nom du bien, se revêtira d’une affreuse robe noire et ratatinera son âme et son corps. Ainsi, au nom du Beau, tel bellâtre sans cervelle fera-t-il cinq heures, ou plus, de culture physique, chaque jour, et, devenu grand et fort, confondra la justice et le bien avec les pénibles élucubrations mesquines de son cerveau atrophié.

D’ailleurs, la preuve qu’on ne peut séparer le beau du bien, c’est que la punaise de bénitier n’est pas bonne ; et il n’est pas davantage beau celui qui n’aime que son corps.

Ah ! Où sont-ils les Grecs d’antan ? Ils nous rappelleraient, s’ils étaient là, qu’on doit s’entendre une fois pour toutes sur les mots. Moi, je ne dis pas d’une chose : elle est laide, ou elle est belle, elle est mauvaise, ou elle est bonne ; je dis : elle est esthétique ou elle n’est pas esthétique.

Tout cela vient de me donner envie de vous parler de l’Art et je pense que l’art moderne souffre un peu de cette dissociation dont je vous parlais tout à l’heure. Je pense qu’il y a très peu d’œuvres artistiques qui soient, de nos jours, vraiment esthétiques, au sens où je suis accoutumé de prendre ce mot. Je ne sais comment, mais on s’arrange toujours pour obtenir toutes sortes de mets invraisemblables : bon-laid, bon-bon… Très peu de bon-beau ou de beau-bon, et encore moins d’œuvres esthétiques, c’est-à-dire d’œuvres où le beau et le bon se mélangent, se confondent, fusionnent si étroitement en un tout qu’on ne saurait dire, à la fin, qui passe avant et qui passe après, du bon et du beau.

C’est peut-être parce que je suis vieux jeu et vous devez certainement penser que ce « peut-être » est bien ridicule. En tout cas, si on a trouvé mieux depuis les Grecs, je serais très curieux de savoir ce qu’on a trouvé. J’ai beau me déplacer, ou acheter des distributeurs automatiques (Comme, par exemple, vous savez, ces appareils… On achète pour trente francs un jeton noir et rond, on le met sur l’appareil et la musique sort toute seule), j’ai beau dépenser tout mon argent en spectacles, je n’ai pas encore trouvé, je n’ai pas encore compris.

Et une pensée me fait frémir : c’est celle de prendre un jour un véhicule cosmique, d’alunir, et de m’entendre demander, par les élites intellectuelles de là-bas : « Et sur Terre, quelle est la conception de l’Art ? » J’aurais belle mine alors ! si je restais coi. À moins de leur parler des Grecs… C’est encore une solution !

Je ne serais d’ailleurs pas étonné de les entendre alors, à leur tour, me faire l’apologie de leur art d’il y a quelques milliers de lunes. Sait-on jamais !... Le temps est-il peut-être une malédiction cosmique…



Je relis : « Je ne puis vivre, personnellement, sans l’Art, mais je n’ai jamais placé l’Art au-dessus de tout. S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L’Art n’est pas, à mes yeux, une jouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée de souffrances et de joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler. Il le soumet à la vérité la plus humble, et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art et sa différence qu’en avouant sa ressemblance avec tous. » (Albert Camus, Discours de Suède). Analyser et discuter ce texte.

- C’est tout analysé ! Et c’est tout discuté ! Je trouve ce texte abominable ! Et je suis tellement suffoqué que je n’attendrai pas jusqu’à la semaine prochaine pour vous remettre ma copie. Elle est faite depuis longtemps et je vais vous la dire !...

La fureur de Jean-Claude était remarquable et j’étais aux anges : j’allais probablement obtenir ce que je voulais. N’ayant pu littéralement approcher Monsieur Consécration, en proie à un hermétisme et un mutisme qui revêtent chez lui, paraît-il, un caractère mensuel, je me demandais si je ne devais pas renoncer, pour aujourd’hui, à la discussion à laquelle je tiens tant. Au moment de donner à Jean-Claude un sujet de dissertation, une merveilleuse idée m’est venue : et si je lui donnais à analyser quelque texte parlant de l’Art ! Peut-être pourrais-je alors amorcer facilement une explication de tout ce qui m’étonne dans cette maison !

Je dois être béni par Madame la Chance car Jean-Claude a mordu magnifiquement à l’hameçon :
- Expliquez-vous donc ! Mon ami, ai-je dit sur un ton sympathique et tout à fait amène.
- Je dois avouer, Monsieur, que vous m’avez beaucoup déçu. Jusqu’à présent, j’ai toujours été profondément étonné de vous entendre si souvent parler de toutes sortes de choses – à croire que vous passez réellement votre vie dans toutes les facultés – mais de ne jamais vous entendre prononcer le moindre mot sur l’Art ; et aujourd’hui que vous consentez à desserrer les dents sur ce sujet, c’est pour dénigrer, pour rabaisser, pour prostituer l’Art. Je sais bien ce que vaut un Albert Camus, mais permettez-moi de vous dire que je suis en désaccord vital avec lui.

Voilà une chose que je n’avais pas prévue. Au lieu de me dire le « pourquoi » de l’Art, il va m’en dire maintenant le « comment ». Erreur d’aiguillage ! Mais patience, tout n’est peut-être pas perdu.
- Continuez… Jean-Claude, et faites votre devoir oralement. Je vous noterai quand même.
- Il n’y a pas de devoir qui tienne ! Ce sujet me tient trop à cœur et je me fiche pas mal de votre note. Je préfère vous dire froidement ce que je pense !

J’allais lui faire remarquer que le « froidement » n’était pas de mise du tout, mais il ne m’en a pas laissé le temps et a poursuivi :
- Que dit Albert Camus ? Il dit essentiellement qu’on ne doit pas placer l’Art au-dessus de tout. Affreuse proposition ! L’Art est la manifestation de l’homme la plus pure, la plus belle. C’est pourquoi l’Art ne peut vivre qu’au-dessus de tout. D’ailleurs, que pourrait-on y mettre avant ? La politique ? Pouah ! Les sciences ? Pour moi, la science est le côté singe de l’homme ! Que voulez-vous donc mettre au-dessus de l’Art ?
- L’homme, ai-je proposé timidement.
- L’homme ! Ah ! Je vous attendais là ! Vous croyez vraiment que l’homme est si intéressant que cela !...
- Euh…
- Si ! Si ! Vous le pensez ! Eh bien ! Faisons ensemble une petite comparaison. Prenons une classe d’élèves et ce sera la société ; le maître sera l’artiste ; la matière à enseigner, à développer, sera l’Art. Vous admettrez facilement avec moi que tous les élèves ne soient pas aussi intelligents ! Eh bien ! Si vous pensez que l’Art doit descendre vers l’homme, alors que c’est l’homme qui doit monter vers l’Art, si vous pensez que l’homme doit être placé au-dessus de l’Art, alors que l’Art doit couronner l’homme comme l’auréole couronne le saint, il faut accepter que le maître ne doit pas passer à la leçon suivante tant que le plus idiot de la classe n’aura pas assimilé la leçon présente (et il y a des classes où l’on en restera toute l’année à la première leçon), il faut accepter que le maître doit s’exprimer dans un langage assez pauvre pour que le dernier élève puisse le comprendre, il faut accepter, en un mot, la vulgarisation de l’Art ! Et pourquoi ? Parce que l’homme, ce n’est pas seulement Beethoven, Wagner ou Gauguin, parce que l’homme, ce n’est pas seulement Molière, Victor Hugo ou Rodin, parce que l’homme, c’est aussi, c’est surtout, la brute qui vous a bousculé dans le train lorsque vous êtes venu jusqu’ici, c’est le plus souvent tous ces gens qui hurlent comme des sauvages dans les théâtres de boulevard où l’Art est justement descendu, s’est dérangé exprès pour se coltiner avec l’homme. Non ! Monsieur ! Vous ne me ferez jamais admettre qu’on ne doit pas placer l’Art au-dessus de tout, et notamment au-dessus de l’homme, car ce serait me faire applaudir à tout ce qui se passe actuellement ; et savez-vous ce qui se passe ? Eh bien ! Je vais vous le dire, Monsieur ! On est en train de tuer l’Art à coups de matérialisme et de démocratie ! Que dis-je on est en train ! C’est fait ! C’est fait puisque l’Art se vend, puisque l’Art n’est plus un sacerdoce, mais un commerce, puisque, ô comble de la misère ! L’Art se mange à la soupe populaire !

Le souffle court, Jean-Claude s’est enfin arrêté de parler et c’est dans une attitude de colère et de dignité offensée, non dépourvue de noblesse, qu’il a quitté la pièce.

Je me suis alors rendu compte que j’avais perdu l’occasion d’avoir le cœur net sur mes problèmes de la veille ; puis je me suis rappelé l’expression « La science est le côté singe de l’homme » et n’ai pu m’empêcher de me dire que, pour un licencié es sciences, c’était plutôt en prendre pour son grade.



Après dîner, j’ai rejoint, en cachette, Véronique. Nous avons été nous blottir dans un coin particulièrement épais du jardin. C’est là qu’elle m’a donné un premier et véritable baiser. Je le lui ai rendu. J’étais plutôt gauche et intimidé. Elle m’en a donné un autre pour me remercier et sans doute aussi pour m’encourager et… Enfin, nous avons ainsi joué au tennis pendant une bonne petite demi-heure. Une branche de palmier nain nous servait de filet et aucun de nous deux n’a raté son service. On peut juger de la partie. Profitant d’une accalmie, je lui ai demandé :

- Chérie, aimerais-tu que je sois un artiste ?
- Ce serait merveilleux ! Mais pourquoi cette question ?

Je lui ai alors fait part de ma conversation avec son frère, ou, plutôt, du monologue de ce dernier.
- Mais, m’a-t-elle dit, pourquoi te creuser à ce point les méninges ? Si tu étais un artiste, et si, toi aussi, tu pensais que l’Art doit primer l’homme, rien ne t’empêcherait de te consacrer surtout à ta femme !

Et, pour éviter toute vérification de cette logique bien féminine, elle m’a de nouveau embrassé. Nous avons ainsi repris notre partie de tennis, mais, cette fois… sans filet.



Ce Jean-Claude ! Quelle fougue ! Quel sang chaud ! Il ira loin ce garçon, croyez-moi, amis lecteurs. Naturellement, il exagère, mais il y a quelque chose de juste dans ses propos. En un sens, toute vulgarisation, surtout quand il s’agit de celle de l’Art, n’est pas, en soi, une solution excellente : vulgarisation entraîne quantité et quantité nuit à qualité ; mais je n’ai tout de même pas l’impression qu’il ait bien compris la pensée de Camus : il ne s’agit pas d’une prééminence à établir entre l’Art et l’Homme, mais bien plutôt d’un rapport étroit à constater entre l’Art et l’homme de tous les jours, entre l’Art et la vie quotidienne ; et c’est là où je voudrais avoir le tempérament de Jean-Claude pour dénoncer, non pas la vulgarisation de l’Art, mais sa mort lente, sa dénaturation.

En vérité, l’Art est indissociable de l’Homme, ou du moins il devrait l’être. L’Homme ne peut, c’est exact, vivre sans l’Art, et l’Homme va mourir car l’Art se meurt.

Jetez un coup d’œil, mes amis, sur les peuples primitifs : l’Art est une grosse partie de leur vie. Ils sont artistes jusqu’au bout des ongles et il n’est pas de manifestation de leur existence qui ne soit marquée du sceau artistique : le chant, la danse, la musique, la peinture, la sculpture sont chez eux des préoccupations courantes, quotidiennes. On travaille et on chante, on craint Dieu et on sculpte. On crée.

Voyez-vous de nos jours les ouvriers chanter en travaillant ? Voyez-vous les historiens peindre, les curés sculpter ? Hélas ! Non. Ici aussi, la spécialisation est intervenue, a dominé l’espèce humaine : dans un monde où seuls les boulangers font du pain, seuls les « artistes » produisent l’Art.

Mais, me direz-vous, de quoi vous plaignez-vous ? Jamais les théâtres n’ont été aussi pleins, jamais les musées n’ont eu tant de visiteurs… Eh là ! Arrêtez ! Ne confondez pas contemplation béate et création. Si les théâtres sont pleins, les scènes sont vides, et si les musées sont pleins, ils le sont, justement, de « visiteurs ». Quand je dis que l’homme moderne n’est plus un artiste, je ne dis pas qu’il n’aime plus l’Art, je dis qu’il ne le crée plus. Imaginez une civilisation n’ayant plus le temps de cuisiner (On y arrive d’ailleurs de plus en plus avec les conserves) : ce ne sera pas une civilisation qui ne mange plus, mais ce ne sera pas pour autant une civilisation de gastronomes.

Il a donc fallu prévoir des spécialistes et cela a marché pendant un certain temps. Des œuvres inoubliables ont été créées ; mais, c’est parce qu’on avait su être prudents, et, grâce à cette prudence, le système n’en était que plus efficace, plus efficace qu’avant : puisqu’il fallait des spécialistes chargés d’apporter aux autres hommes la nourriture artistique, on s’est efforcé de choisir, par un recrutement difficile, les meilleurs artistes, et on s’est chargé, par l’intermédiaire de mécènes, de s’occuper de leur nourriture matérielle ; on a « entretenu » les hommes de l’Art.

Le système, je vous l’ai dit, n’était pas si mauvais : ces hommes de l’Art, puisqu’ils étaient, à priori, les plus doués, ont beaucoup et bien travaillé ; et ils ont d’autant mieux travaillé qu’ils n’avaient rien d’autre à faire. Quand ils pensaient qu’on ne leur donnait pas assez à manger, ils avaient même le tact de le dire, par exemple, en musique : ce que fit un Haydn avec sa « Symphonie des adieux ».

Oui ! Ils ont beaucoup et bien travaillé ! Et ils ont fait de la belle ouvrage, si belle qu’elle nourrit encore nos contemporains… du moins certains.

Tout cela est du passé. Aujourd’hui, où la devise de l’humanité semble être « À chacun selon sa production », on a pensé que le système de l’entretien n’était plus digne de l’homme moderne ; et on s’est dit : dans le lot, il y en a bien quelques uns qui risqueraient de tirer au flanc. On a donc décidé de rétribuer l’artiste à la pièce : tu as fait tant de musique de telle qualité, tu auras tant d’argent ; tu as donné tant de représentations, voilà ton dû ; si bien qu’on ne peut plus être artiste sans connaître les mathématiques et l’économie politique (Car vous pensez bien qu’il faut, avant de placer sa marchandise, savoir faire des études de marché !). Le résultat… Le résultat… Ah ! Je ne vous en dirai rien… ça me répugne.

Si ! Je vous dirai tout de même ceci : jadis, on a fait de l’Art un artisanat et du talent un outil ; aujourd’hui, on paie l’artisan de l’Art à la pièce et l’argent est en train d’émousser l’outil : un artiste qui a fait une œuvre, de nos jours, et qui en tire plusieurs millions, risque de voir mourir son talent. Il a pris goût aux vanités du monde (et elles sont nombreuses au vingtième siècle). Il a placé son argent pour être sûr de le conserver. Il en a fait un capital qu’il surveille jalousement, le portefeuille angoissé. Que voulez-vous qu’un homme produise de beau ainsi ? L’artiste d’aujourd’hui lit trop les chroniques boursières. Il ne produit plus ce qu’il ressent, il produit en fonction de ce que les consommateurs attendent de lui et ceux-ci sont de moins en moins exigeants ; et cela est terrible ! Et je rejoins ici Jean-Claude et je lui donne raison. De nos jours, précisément, il faut tirer la sonnette d’alarme et tacher de replacer l’Art au-dessus de l’Homme ; c’est le seul moyen de sauver l’Art, c’est le seul moyen de sauver l’Homme !...


 

- Monsieur Consécration ! Pourriez-vous m’accorder un entretien en tête-à-tête ?

- Ah !... Quelque chose ne va donc pas ? Vous ne vous faites plus ici ?...
-Non ! Il ne s’agit aucunement de cela. Je suis très bien ici et ce m’est une occasion de vous remercier de l’atmosphère familiale que vous me réservez depuis mon arrivée…
- De quoi s’agit-il donc, alors ?
- Avant de vous le dire, promettez-moi de me parler sans ambages et sans cérémonie. Promettez-moi de répondre à mes questions comme vous le feriez en présence d’un ami avec lequel on ne se gêne pas.
- C’est vous qui êtes diablement cérémonieux ! Enfin, je promets et j’écoute.
- Je voudrais vous entretenir des rapports qu’il y a entre vous (À voir l’air de Monsieur Consécration, on aurait dit que j’allais poursuivre par : et votre cuisinière) et vos enfants, d’une part, et l’Art, de l’autre…
- Enfin ! Vous y voilà ! J’étais certain que vous finiriez par me poser une telle question. Voyez-vous, jeune homme, aussi étrange que cela puisse vous paraître, j’ai tout de suite éprouvé pas mal de sympathie envers vous (Voilà qui va faciliter certaine demande, me suis-je dit) ; mais laissez-moi vous dire franchement que vous m’avez beaucoup amusé, ces derniers jours. Vous êtes venu ici en jeune universitaire sur le point d’entrer dans la vie matérielle. Rien de plus navrant, à mon sens, qu’un érudit tout frais émoulu, qui a un pied dans l’érudition et l’autre dans le commerce (Car toutes les professions, il faut le dire, sont commerciales) et qui a l’air d’être tout content d’en finir avec l’érudition pour enfin embrasser le commerce ; et, ce qui est encore plus navrant, c’est de voir que ce traitre de l’érudition semble, par ses paroles, et surtout par son attitude, semble, dis-je, vouloir en remontrer à un vieux commerçant qui, après avoir été comme lui un jeune érudit plein d’espoir, s’est abîmé dans le commerce et cherche un peu de consolation dans l’Art, et découvre dans l’Art la seule occupation digne d’un homme digne de porter ce nom.

Pendant cette longue tirade, j’ai dû perdre quelques couleurs, car mon interlocuteur a repris, sur un ton mi amusé, mi sérieux :
- Vous m’aviez dit parler net et franc !
- Mais continuez, je vous en prie, Monsieur.
- Dès votre arrivée ici, vous vous êtes aperçu, et ce n’était pas difficile, que je me moquais de vos espoirs, de vos questions, de votre avidité à choisir une carrière. Vous m’avez alors presque méprisé. Si ! Si ! Entre nous ! Or, depuis quelques jours, vous semblez ébranlé ; et, comble de l’ébranlement, vous me demandez mes propres recettes de la vie. C’est dans ce sens que je disais que vous m’aviez amusé. Rassurez-vous, ce n’est pas méchant ! Ce n’est qu’un peu de vanité flattée.
- Tout ce que vous dites est atrocement exact. Ce que je veux savoir, c’est ce que vous trouvez dans l’Art et que vous n’avez pas trouvé dans la carrière d’agent de change.
- Je ne sais si vous allez me comprendre, mais je vais vous répondre par une image (C’est une véritable famille télévision, ai-je pensé à part moi). La vie, voyez-vous, c’est un train, un train qui roule sans cesse entre la naissance et la mort. Ce train roule sur terre… du moins pour l’instant. Chaque passager s’occupe différemment dans ce train ; mais savez-vous à quoi se résument ces différentes occupations ? À aménager le confort du train pendant le voyage ! Chacun des passagers n’a qu’une seule idée fixe en tête, toujours la même, du lever au coucher : surtout, faire en sorte de ne manquer de rien ; et quand les besoins sont très, sont trop développés, cela peut mener très loin. On n’en a plus assez d’une vie, souvent, pour satisfaire tous ses besoins. Le plus terrible, c’est que cette vilaine tâche est divisée, taylorisée : puisque je parle par images, je dirai, par exemple, que l’un des passagers s’occupe de faire à manger, l’autre de laver la vaisselle, un troisième de surveiller les portières pour prévenir tout accident, un quatrième d’entretenir les banquettes et les couvertures, etc. Dans quel but ? Je vous l’ai dit : c’est pour avoir toujours plus de confort. Le paysage ? On s’en fiche éperdument ! On n’est pas entré dans ce train pour visiter la terre, on y est entré parce qu’on nous y a mis ; et puisqu’on y est, autant en profiter, c’est-à-dire autant faire un bon voyage, autant s’arranger pour que le train soit un train de luxe ! Et chacun, à qui mieux-mieux, d’entreprendre, de construire, de polir son confort matériel. Dans tout ce monde, seuls quelques uns sont de vrais voyageurs. Ils n’oublient pas, eux, qu’ils font un voyage. Ils restent aux portières, ils regardent, ils écoutent, ils hument, ils sentent. Ce sont les artistes. Cela leur est bien égal que leur train ne soit pas de luxe. L’essentiel, pour eux, c’est de ne rien perdre du paysage…
- Permettez-vous une question ?
- Oui ! Allez-y ! Cela éclaircira le débat.
- Ces artistes, que vous estimez, à juste titre d’ailleurs, être les seuls voyageurs intéressants, et qui passent intelligemment le temps de leur vie à sentir, comment se préserveront-ils du froid, de la faim, des accidents ?

Monsieur Consécration m’a répondu sur un ton où se mêlaient la reconnaissance de l’orateur pour l’auditeur qui fait rebondir les débats, mais aussi l’irritation contre celui qui cherche la petite bête :
- Tout simplement, ils racontent ce qu’ils voient, ce qu’ils entendent, et les voyageurs matérialistes leur donnent en échange à manger, à se couvrir, etc.
- Très bien, mais encore faut-il que ces voyageurs ne soient ni sourds, ni aveugles.
- Hélas ! Encore faut-il, comme vous dites… C’est malheureusement ce qui se passe dans la plupart des cas et c’est pourquoi le voyageur Beethoven a fini sa vie dans un misérable train de banlieue, aux banquettes dures et sans wagon-restaurant ; mais qu’importe ! Il a été heureux, très heureux. Pouvait-on être malheureux et écrire la Neuvième Symphonie ? D’ailleurs, la question n’est pas là.

Un temps, puis :
- Si je vous parle ainsi, mon ami, c’est justement parce que je vous considère comme un ami ; et je vous dis : vous qui êtes si cultivé, vous qui êtes si sensible, ne soyez jamais médecin, ou avocat, ou… agent de change, ou ce que vous voudrez. Soyez vous-même ! Avant tout ! Je n’ai rien contre ces professions, elles sont quelquefois passionnantes. Elles sont souvent plus ou moins nécessaires ; mais, si vous les embrassez, faites-le pour satisfaire votre nature, non pour satisfaire votre orgueil ou votre standing. Ne vous prostituez surtout pas ! Si vous aimez les sciences, soyez plutôt un savant qu’un praticien. Continuez à les aimer, participez à leur développement, mais ne soyez jamais uniquement un physicien ou un chimiste que l’on paie pour faire des avions ou pour trouver un nouveau shampooing. Les avions, mon ami, en temps de paix et surtout en temps de guerre, n’ont vraiment d’utilité que pour les hommes d’affaires. Un shampooing à la mode, vous le savez bien, ne revêt une grande importance que pour les cocottes des deux sexes. Je vous en conjure, mon petit, vous qui êtes si riche, ne vous dépensez pas pour les hommes d’affaires, ne vous dépensez pas pour les cocottes, ne travaillez pas pour satisfaire les désirs des méchants et des imbéciles qui peuplent la terre. L’humanité peut très bien se passer de voitures, d’assurances, de postes de télévision, d’hélicoptères, de chewing-gum, et de milliers de choses encore, aussi bêtes et nuisibles. L’humanité ne peut pas se passer de musique et de chant, l’humanité a besoin de sculpteurs et de peintres, l’humanité a besoin d’art, a besoin de pensée…

Monsieur Consécration était haletant. Des larmes brillaient à ses paupières. On aurait dit qu’il portait le fardeau de son siècle. Puis il a pris sur lui-même et a continué à me parler, cette fois sur un ton très doux, presque paternel :
- Voyez-vous, la terre est pleine de notaires poussiéreux, de dentistes, de fonctionnaires tout court ou, en un mot, de fonctionnaires de la vie. Nous manquons d’artistes. Si vous aimez l’Art, exprimez ce que vous sentez, car vous me semblez être un homme et un homme sent et apprend. Vous avez déjà beaucoup appris, mais vous devez certainement être capable de sentir. N’oubliez pas mon image ! La vie est un voyage en train. Chaque tour de roue vous rapproche de votre destination, comme chaque seconde vous rapproche de la mort. N’entrez dans le compartiment que pour le strict nécessaire matériel. Retournez vite à la fenêtre de la vie et sentez, apprenez. Telle est l’attitude logique du véritable voyageur. Telle est l’attitude intrinsèque de l’homme, et vous ne serez heureux que dans la mesure où vous remplirez votre condition et votre destin d’homme.



Décidément, j’aime beaucoup Monsieur Consécration et je trouve que son air doctoral, qui le rend parfois quelque peu ridicule, lui donne toutefois un certain charme. Je crois que mon maître commence à partager la même opinion et cela, vous le savez bien, amis lecteurs, ne peut que me faire plaisir. Ce séjour dans cette maison lui aura vraiment été salutaire. J’y ai même gagné personnellement quelque chose : autrefois, sachant une fois pour toutes que mon autre moitié avait une sale mentalité, j’étais un peu résigné et je ne manifestais mon désaccord que par quelques petits rêves farfelus ou sombres, pour embêter plutôt que pour tâcher de guérir ce pauvre étudiant intoxiqué. Depuis quelques jours, je deviens plus sérieux, j’essaie d’aider mon maître à prendre conscience de lui-même, c’est-à-dire à prendre conscience de mon existence ; et, les événements aidant, je commence à y parvenir tout doucement.

C’est cependant très difficile car la « conscience collective » est très forte et se défend énergiquement. Ses armes sont celles de l’habitude quotidienne ! Il est en effet très difficile de rafraîchir ses idées sans changer de garde-robe ou de menus ustensiles tels que peigne, briquet, lunettes, porte-monnaie. Vous riez et vous avez tort : l’habitude est une terrible ennemie ; elle sclérose la pensée, la maintient dans un cadre étroit, la rend timide, casanière, apeurée. Essayez un jour de vivre à l’envers et vous verrez ! Vous serez affolé et vous reprendrez bien vite, le lendemain, votre traintrain quotidien.

Et ce qui est le plus terrible, c’est qu’on peut changer d’habitudes mais non s’en passer. C’est impossible ! Et ceux qui ont essayé s’y sont toujours cassés le nez. Vous pouvez en faire l’expérience : vous n’avez qu’à chausser, pendant quelque temps, des lunettes à vue renversante. D’abord, vous verrez tout à l’envers et ce sera délicieux, car, voir le monde à l’envers, quoi de plus original ! Mais au bout de peu de temps, hélas ! vous reprendrez des habitudes. Le monde à l’envers deviendra pour vous un nouveau monde à l’endroit. Vous serez tellement habitué à voir le monde à l’envers que cet envers n’aura plus, pour vous, aucun charme. Quand vous serez accoutumé à voir les meubles de votre logis au plafond, vous aurez une folle envie de les voir placés au plancher. D’un geste de rage, vous ôterez vos lunettes et… comble de l’habitude ! vos yeux eux-mêmes se seront accoutumés et ce n’est qu’au bout de quelques jours que tout rentrera dans l’ordre, que vous en serez revenu au point de départ, tel l’enfant prodigue de retour à la maison paternelle.

Non ! On ne peut se passer d’habitudes ; mais, puisqu’il faut s’y résigner, choisissons au moins de bonnes habitudes et chassons les mauvaises. Hélas ! Tout le problème est là : quelles sont les bonnes et quelles sont les mauvaises ? Un de mes amis, par exemple, ayant décidé que travailler constituait une affreuse manie, est devenu clochard. Un autre de mes amis, qui n’est pas l’ami du premier, considère au contraire le travail comme une excellente habitude ; le pauvre malheureux, partant du même principe (Vive les bonnes habitudes !), en arrive à travailler du soir jusqu’au matin, du premier Janvier au trente-et-un Décembre ; les vacances sont pour lui un vice. Une règle se dégage naturellement de ces deux exemples extrêmes : l’habitude doit être notre servante et non notre maîtresse, un garde-fou (au sens propre) et non un barrage.

Mais, devez-vous vous dire, pourquoi nous parle-t-il de tout cela ? Pourquoi nous fait-il un cours élémentaire de psychologie rudimentaire ? J’y viens ! mes amis, j’y viens !

Si je vous ai entretenu jusqu’à présent de ce sujet… (Je bois une gorgée d’eau fraîche)… c’est pour disserter avec vous sur les habitudes que nous contractons pendant nos loisirs.

Qu’est-ce que le loisir ? On le considère tous, plus ou moins, en général, comme un moment de liberté, un moment de notre vie dégagé de toute contrainte, d’où qu’elle vienne. Ainsi, on travaille tous suivant un emploi du temps, un programme, souvent rigoureux. Quand vient le loisir, on se laisse aller comme sur un radeau, au gré de notre fantaisie, de notre nature, de notre farniente. Du moins croit-on que c’est au gré de notre fantaisie, car, si nous nous dépourvoyons volontairement d’habitudes durant nos loisirs, d’autres sont là pour nous en imposer, sachant, en fins psychologues, que nous ne pourrons pas facilement nous y soustraire, faute de pouvoir vivre sans habitudes, même en vacances. Toute une cohorte de gens nous tend ainsi des pièges qui leur rapportent beaucoup d’argent, à nos dépens !

Un de ces pièges les plus pernicieux est incontestablement le cinéma. Le cinéma n’est pas un art pour la bonne raison qu’il n’est pas, comme les autres, les vrais arts, indispensable : il ne faut pas être un historien génial pour le démontrer. Pourtant, nous ne savons pas nous en passer. C’est effrayant ! Dans les villages, il remplace le théâtre, dans les villes il nuit au théâtre. Beaucoup de gens sont d’ailleurs avertis : ayant devant eux un week-end de loisir, ils décident d’être courageux, font un programme précis : lecture, musique, correspondance… télévision ou promenade ; et c’est là où tout craque ! Car la télévision est pire que le cinéma et la promenade aboutit invariablement, par désœuvrement, ou plutôt tentation savamment orchestrée, au cinéma !

Ah ! Pernicieux spectacle ! Combien d’argent et d’heures précieuses ôtes-tu à tes innombrables victimes !

Le cinéma est un véritable vice : de même fume-t-on, non par goût du tabac, mais parce qu’on ne peut plus ne plus fumer, de même va-t-on au cinéma, non plus par goût, mais parce qu’il faut y aller, parce qu’on est malade quand il y a trop longtemps qu’on n’y est plus allé. D’ailleurs, regardez les queues d’attente, le Dimanche, et vous me comprendrez : tous ces gens sont pressés, nerveux ; ils sont là, en file indienne, l’air idiot, attendant leur tour ; on dirait des toxicomanes ; ils sont anxieux : reste-t-il assez de places ? Le film est-il commencé ? Serai-je bien placé ? Ils entrent, comme des somnambules, s’assoient dans le noir, regardent, écoutent, tendent leurs nerfs, leur esprit ; les mains croisées sur le ventre, lourdement calés dans leur fauteuil, ils ingurgitent béatement un grand rouleau de pellicule qui parle d’une histoire invraisemblable, d’une histoire qu’ils n’auraient jamais pensé, ou osé, imaginer. Puis, soudainement, la lumière se fait et un jet de réclames vient achever d’obscurcir leur cerveau : voulez-vous du beurre ? Achetez un tel ; lorsque vous vous coifferez, passez-vous un peu de brillantine X ; mangez tel fromage, c’est le meilleur ; lavez votre linge avec la lessive Machin, il sera plus blanc ; faites comme ceci ! Achetez cela ! Et, en attendant de faire comme tout le monde en cuisinant avec la margarine Y, mangez donc les bonbons Truc ; et l’ouvreuse renchérit : demandez les bonbons Truc, qui veut des bonbons Truc ? Et on achète les bonbons Truc, et on mange, voluptueusement, béatement ; des centaines de bouches sucent, des centaines d’imbéciles, ou plutôt de pauvres victimes, se préparent physiquement et moralement pour le grand fils. On le commente gravement. C’est, paraît-il, un « film colossal », une « superproduction » ; « ils » ont dépensé tant de millions pour le réaliser ; c’est Untel qui a fait César (Quand c’est celui de Pagnol, ça peut encore aller !) ; oh ! oui ! il joue très bien ! C’est un grand acteur ; sa femme est très jolie, elle a joué dans… Elle a eu un « Oscar » dernièrement… Chut ! C’est le film !...

C’est le bouquet ! ! !

Affreuses gens du cinéma ! Quand cesserez-vous de nourrir le peuple avec des sous-produits ? Quand cesserez-vous de l’escroquer ? Vous me faites penser à ces empereurs romains qui, pour endormir leurs sujets, leur donnaient des jeux, à défaut de pain.

Et s’il n’y avait que le cinéma !...



Le sort en est jeté. Je n’ai rien apporté aux Consécrations, ce sont eux, au contraire, qui m’ont tout donné. J’allume cigarette sur cigarette et j’ai l’impression de me débarrasser ainsi, en les brûlant, de tous les caractères de mon moi passé. Je fais peau neuve, ce soir, dans cette chambre qui probablement restera toujours ancrée dans mes souvenirs. Je me sens léger, libéré de toute entrave. Je suis dans le même train que celui de Monsieur Consécration et de ses enfants. Ce sont mes compagnons de voyage. Nous sommes accoudés à la même portière et nous contemplons le paysage qui se déroule devant nos yeux. Tout s’éclaire, tout prend un sens, car, malgré moi, j’étais ce que je suis maintenant. Ce qui est important, ce n’est pas, ni ce qu’on pense, ni ce qu’on est, mais de penser comme on est. J’étais un artiste, mais je pensais comme ceux que Monsieur Consécration appelle les fonctionnaires de la vie. Maintenant, je pense comme un artiste, et c’est délicieux.

Si la vie est un voyage, que de gens la considèrent comme un voyage d’affaires, où il ne faut pas perdre une seconde car « le temps c’est de l’argent », si bien que la vie elle-même c’est de l’argent ; et voilà pourquoi, de nos jours, on achète, on vend, on loue la vie ; voilà pourquoi il y a des millions d’esclaves modernes appelés pudiquement salariés (et ces esclaves d’aujourd’hui n’ont même pas le loisir, comme ceux d’autrefois, de chanter en travaillant) ; voilà pourquoi la nourriture est caractérisée par le règne de la conserve, car il ne faut pas perdre de temps, il faut manger vite : conserves alimentaires de toutes sortes (J’ai connu un Marseillais indigné d’apprendre que l’on mettait de la bouillabaisse en boîte !), mais aussi, hélas ! conserves spirituelles et esthétiques (cinéma, télévision, voyages organisés, radio, disques).

Être un artiste, à notre époque, c’est être affranchi, dans une certaine mesure, de l’esclavage universel ; c’est encore, plus que jamais, la meilleure façon d’être hors du coup, de ne pas être recensé parmi les galériens.

Je m’apprêtais à être un galérien, à travailler d’arrache-pied pour me faire une situation, la plus lucrative possible ! Je me suis libéré des chaînes que je me forgeais. Je suis libre ! Et j’ai envie de le crier partout.

Que cette nuit m’est douce et belle ! Je voudrais qu’elle dure encore longtemps, car elle m’est exceptionnelle ; une véritable nuit de révélation, d’illumination.



Jean-Claude est entré doucement dans ma chambre, sans frapper, et m’a surpris dans mon lit de méditations pleines de joie. Il était très pâle. Je m’en étais aperçu déjà depuis le milieu de l’après-midi, mais n’y avais pas prêté une plus grande attention. Je l’ai fait asseoir sur le plus beau siège et lui ai demandé poliment ce qui me valait l’honneur de sa visite nocturne.

- Je suis venu vous dire quelque chose d’inouï. Je l’ai apprise après déjeuner et je l’ai gardée pour moi toute l’après-midi, pour mieux m’en pénétrer. Maintenant, j’étouffe ! et il faut que je parle à quelqu’un.
- Et alors ?...
- Eh bien !... Voilà ! Autant vous dire cela d’un seul coup : j’ai reçu un télégramme. Un directeur de théâtre de Paris me demande de venir le trouver… Il… Il… accepte la pièce que je lui ai envoyée…
- Vous avez envoyé une pièce à Paris ?
- Oui, il y a de cela deux mois. Je la trouvais médiocre et je n’attendais aucune réponse… Je ne pensais pas…
- Et vous attendez minuit pour me dire cela ! Et c’est à moi que vous le dites ! Ne pensez-vous pas qu’il aurait fallu annoncer cet événement extraordinaire à votre père, à votre sœur…
- Je voulais garder cela le plus longtemps possible pour moi, vous ai-je dit, pour m’en pénétrer… J’étais si abasourdi… Tenez, voici le télégramme :
- … « Manuscrit très intéressant. Venez me voir dès que possible . »

Une immense joie m’envahissait. C’était comme si le télégramme m’était adressé. Il y a des moments, dans la vie, où certains événements ont presque un caractère miraculeux ; et c’était un de ces moments. J’ai regardé Jean-Claude : il était béat, comme sous l’effet d’un narcotique. Puis il a soudain abandonné son flegme. Son silence prolongé l’avait trop contenu. Il s’est mis à danser, à tournoyer dans la chambre. J’ai fait de même et le lustre en tremblait. Je lui ai proposé d’aller réveiller tout le monde et d’organiser, ensuite, une petite bombe nocturne et inopinée. Il a hésité. J’ai pris le commandement des opérations. Nous sommes allés tambouriner à la porte de la chambre de Véronique. Dans l’émoi, elle m’a embrassé sur la bouche et, pendant un quart de seconde, Jean-Claude a fait une grimace d’ahurissement ; mais la joie le possédait et il nous a donné derechef sa bénédiction.

Monsieur Consécration a commencé, lui, par nous faire un sermon froid et tranchant sur notre conduite ; mais, quand nous lui avons fourré le télégramme sous le nez, après lui avoir tout expliqué, il est devenu encore plus tapageur que nous trois réunis.

Nous avons décidé d’aller réveiller Élise. Il y a eu aussitôt un moment de silence quand celle-ci, qui nous observait depuis quelque temps du bas de l’escalier, nous a déclaré qu’il était inutile de venir la déranger à une heure aussi avancée de la nuit, vu que notre « équipée sauvage » avait déjà provoqué cet effet. Nous sommes descendus en trombe et l’avons entourée, bousculée, embrassée. La pauvre femme était persuadée que nous étions devenus subitement et nuitamment fous et elle s’est mise littéralement à hurler. Monsieur Consécration lui a donné une gifle magistrale pour la remettre ; cela lui a valu un coup de tablier entre les deux yeux. Un chaos indescriptible s’en est suivi. Véronique marquait à son frère sa joie et son admiration en me plaquant des baisers sonores sur les joues ; Jean-Claude n’en avait cure et servait du Champagne dans des verres de toutes les dimensions ; et pendant ce temps-là, Élise criait qu’elle partirait dès le petit jour et vociférait à l’adresse de son patron qui lui expliquait, à voix forte, que son fils venait de devenir un auteur célèbre.

Et ceux qui devaient arriver sont arrivés : deux agents de police ont sonné à la porte. À voir leurs figures, ils avaient dû le faire depuis pas mal de temps. Bref, ils ont tout simplement dressé un procès-verbal où il était vaguement question de tapage nocturne non autorisé. J’ai cru même entendre l’un des agents dire à l’autre qu’il serait peut-être préférable de téléphoner à l’asile le plus proche.

Les agents partis, l’atmosphère s’est un peu assagie, mais la fête a continué. Élise a repris son tablier et, tout en ronchonnant contre l’invention du théâtre, qu’elle faisait remonter, non sans allusions et sous-entendus, à l’ère primitive, nous a préparé un repas très logique puisqu’il se situait, de par sa composition, entre le souper et le petit déjeuner. Je me rappellerai souvent ce repas bizarre où le potage qui restait de la veille avoisinait le thé au lait et le pain beurré, le tout arrosé de Champagne.

Puis nous avons fini par aller nous coucher, fatigués et excités à la fois, la gorge sèche et les yeux brûlants.

Par une nuit aussi exceptionnelle, tout était permis : c’est ainsi que Monsieur Consécration s’est trompé de chambre et est allé dormir dans celle de son fils ; c’est ainsi que celui-ci n’a pas perdu son sang-froid et que, trouvant sa chambre occupée, il s’est retiré dans celle de son père ; c’est ainsi que Véronique et moi… nous nous sommes retrouvés dans le même lit.

Et je me demande même si Élise n’est pas allée se coucher dans la chambre de Véronique.



Quelle nuit ! mes amis, quelle nuit ! J’ignore ce qu’elle a été exactement pour tous les habitants de cette maison (Celle d’Élise, par exemple, a dû être, je suppose, assez fatigante), mais je sais que celle de Véronique et de son amant a été tout simplement merveilleuse.

Figurez-vous qu’ils ont découvert, au petit matin, qu’ils ne connaissaient pas, auparavant, l’amour. Vous pouffez ! N’est-ce pas ? Sacripants ! Car, si, pour une fille, être vierge a été longtemps un signe d’honnêteté (Ce n’est, hélas ! plus toujours vrai de nos jours), pour un garçon, être puceau, après vingt ans, a de tout temps été considéré comme une infamie. Affreuse aberration des mœurs ! Car, quoi de plus beau qu’un homme découvrant pour la première fois l’amour avec celle qu’il aime vraiment !

Avouez que, pour un subconscient, je suis plutôt candide ; et ce sont les psychiatres qui vont être bien attrapés. Oh ! Ils auront toujours la ressource de dire que je suis un faux subconscient, un subconscient de pacotille ; et je sais qu’ils ne se priveront pas de le penser. Les hommes de science sont tous les mêmes : ils s’arrangent toujours pour trouver une démonstration prouvant qu’ils ont raison. Notez bien que je n’ai pas de dent contre les psychiatres et il y en a quelques uns de fort bons.

Être puceau et découvrir l’amour… Et le succès est comme l’amour. Imaginez donc ! Être endormi dans sa gangue et découvrir le succès. La comparaison me séduit et je m’y attarderai avec plaisir.

Cette nuit, mon maître a découvert l’amour avec Véronique. Cette nuit, Jean-Claude a découvert le succès avec le théâtre ; et, ce qui est merveilleux, c’est que mon maître était fait pour Véronique, c’est que Jean-Claude était fait pour être un homme de théâtre. Ils ont su, tous deux, attendre. Ils ont su se donner uniquement à ce qu’ils aimaient. Ils n’ont pas eu de la chance, ils ont été patients. Oh ! Je sais, vous me direz qu’ils auraient pu très bien attendre longtemps ; vous me direz que mon maître aurait pu devenir un vieux puceau desséché, Jean-Claude un raté stérile. Je vous répondrai que, s’il n’avait pas été si patient, mon maître aurait découvert l’amour avec une femme qu’il n’aurait pas pleinement aimée, que cette façon d’aimer, contractée à la première aventure, se serait retrouvée dans d’autres amours plus profondes, les salissant, les affaiblissant ; je vous répondrai que , s’il n’avait pas été si patient, Jean-Claude aurait fait autre chose, que sa façon de faire autre chose se serait reflétée dans sa façon d’écrire une pièce de théâtre, qu’il n’aurait pas ainsi écrit avec un cœur aussi vierge.

Oui ! Mes amis ! En amour comme en succès, il faut savoir attendre ce que l’on aime vraiment. Quand la rencontre se fait, l’amour est toujours grand et profond, le succès complet et durable. C’est un acier sans paille.

J’ai connu un professeur de mathématiques passionné de mécanique. Tous ses collègues avaient une voiture, lui n’en avait pas et se rendait au lycée à pied. Quand on lui demandait pourquoi il n’en achetait pas une, il répondait qu’il n’avait pas les moyens d’acquérir celle qu’il désirait. Ce professeur a fini par avoir sa voiture. C’est avec elle qu’il a appris à conduire et je ne connais pas de meilleur conducteur. Si je n’avais pas tenu bon, me disait-il, j’aurais acheté tout de suite une petite voiture d’occasion, j’y aurais acquis de mauvais réflexes, je l’aurais maltraitée et j’aurais été indigne de cette belle mécanique.

Ce n’est qu’un piètre exemple, mais je le crois réaliste et j’espère qu’il éclaircira ma pensée. En voici un autre : Wagner, à ses débuts, crevait de faim. Il se lança dans la chansonnette, pour vivre ; mais il comprit bien vite que la chansonnette tuerait son talent digne d’une autre musique. Il s’arrêta et il fit bien.

Le premier amour, le premier succès, cela vous marque toute une vie. C’est encore plus important que naître ou mourir.

Combien de gens gâchent leur vie pour avoir gâché un moment de plaisir ou pour avoir gâché une vocation. Ils sont passés à côté du bonheur parce qu’ils étaient pressés de l’atteindre. S’ils le pouvaient, comme ils aimeraient bien recommencer ! C’est tout le drame des vieillards, c’est tout le drame contenu dans ce proverbe anodin comme tous les proverbes : « Si vieillesse pouvait et si jeunesse savait. »

Mais pourquoi ne respecte-t-on pas ce proverbe ? Pourquoi, au contraire, poussons-nous les jeunes dans le gouffre noir de l’échec ? Pourquoi se moque-t-on d’un puceau, le précipitant par là même dans les bras des prostituées ? Pourquoi se fâche-t-on parce que notre fils veut être compositeur, ou cardinal, ou ministre, ou métallo ? Pourquoi en fait-on un piètre fonctionnaire, un mauvais employé, un pauvre raté ?

On guillotinait l’homme qui avait tué son semblable. Pourquoi ne punirait-on pas ces parents qui tuent dans leur progéniture la fraîcheur d’un premier amour, la grandeur d’une vocation, si humble soit-elle ? L’amour, la vocation, n’est-ce pas la vie elle-même ? Et que reste-t-il quand ils n’existent plus ? La vie est-elle une légion d’honneur, trois repas par jour, un casier judiciaire vierge, des habits à la mode ?

Si je pouvais refaire ma vie, entend-on de partout, passé la quarantaine ; et comme on ne peut plus la refaire, on s’acharne à défaire celle de ses enfants.



Les vacances sont finies. Cette petite phrase anodine, que les gens prononcent traditionnellement avant de reprendre le train du travail, revêt habituellement un désespoir tragique. On se rend compte, que l’on soit salarié ou chef d’entreprise, fonctionnaire ou homme politique, que notre vie n’est finalement faite que du douzième, environ, de notre passage sur terre ; et cela fait mal, atrocement mal. Le spectacle des Parisiens, au début de l’automne, est, par exemple, d’une indicible tristesse désespérée : dans le métro, les gens s’observent, s’épient, comparent leurs bronzages, leurs gains physiques ; mais surtout ils communient dans leur mélancolie comme ils avaient communié dans leur joie quelques semaines plus tôt. Seuls paraissent sadiquement heureux ceux qui n’ont pas pu partir cette année-là : crevés physiquement par un an de poussière et d’air vicié, ils affichent une grande vitalité qui contraste avec la nonchalance de ceux qui sont partis, de ceux qui ont respiré, qui ont accordé à leur corps une halte et une certaine revivification.

J’ai connu une vieille fille qui, chaque Dimanche, avait la diabolique et pitoyable manie de se rendre à la sortie des grands cinémas des boulevards pour déguster amoureusement le spectacle des gens qui, après deux heures de détente, s’apercevaient que le lendemain était un lundi ; et cette vieille fille marmonnait en elle-même, alors que le flot des spectateurs de déroulait : « Regarde donc ces imbéciles : ils ont dépensé cinq francs ! Cinq francs et il n’y en a plus ! »

Oui ! Le plus terrible, c’est que le loisir se paie de nos jours. Le loisir ! Quel étrange concept, produit des temps modernes ! Car autrefois, ce mot n’existait pas dans la conscience de l’homme : l’artisan ne connaissait pas le loisir ; il connaissait, par contre, la joie du travail que l’on aime. Quand on aime son travail, celui-ci n’est plus le bagne et on n’a plus besoin de faire le mur.

La répartition du temps d’aujourd’hui en travail, d’une part, et loisir, de l’autre, est sans doute une des plus nettes caractéristiques de notre civilisation. Quand on a tué l’artisanat, on a fait du travail une souffrance et du loisir une piqûre plus ou moins calmante.



Mes vacances sont finies, mais, en moi, cette petite phrase chante gaiement ; et cela, c’est aux Consécrations que je le dois, à cette famille heureuse qui m’a tout donné : le bonheur et même une compagne pour le partager.

Ils sont tous là, au grand complet : le père, toujours aussi racé et fin, Jean-Claude, que le succès illumine, André, que le rythme n’a pas abandonné, Véronique enfin, qui bientôt sera ma femme.

Je vais les quitter et tous nous sommes anormalement silencieux autour de ce dîner d’adieux.

Et, malgré moi, je pense au jour où je suis arrivé dans cette maison. Mon air d’étudiant sérieux devait être bien ridicule.

J’ai levé ma coupe de Champagne et jamais coupe de Champagne n’aura, pour moi, symbolisé autant de choses : mon départ, la renaissance de mon âme enfouie pendant si longtemps, le succès d’un ami très cher, mes fiançailles, un programme de vie merveilleux.

Puis chacun a tenu à me prendre à part pour me dire quelques mots. Monsieur Consécration m’a déclaré que, le change ne le lui donnant décidément plus, il avait l’intention de le troquer contre ses pinceaux. Il avait un air radieux, un air jeune d’artiste plein d’espoir. Le succès de son fils l’avait comme transfiguré. J’avais l’impression qu’il agirait désormais, pour la première fois de sa vie, suivant sa pensée.

André m’a annoncé qu’il quittait définitivement son emploi pour se consacrer uniquement à la musique. Son tempérament enthousiaste lui faisait agiter les bras tandis qu’il me disait ses projets : monter un orchestre, composer, faire des arrangements, relever le jazz du grabat sur lequel, selon lui, il pourrissait. Il s’animait en parlant ; ses yeux s’emplissaient d’indignation ; sa bouche se tordait pour citer des noms trop célèbres. On aurait dit un homme d’État voulant redresser son pays déchu par d’ignares vandales assoiffés d’ambition.

Jean-Claude m’a narré son tout récent voyage à Paris. Sa pièce sera montée en Décembre. Il m’a demandé mes projets immédiats. Nous avons disserté. Je lui ai dit que j’aimerais bien essayer d’être romancier. Il m’encourageait, me conseillait, tel un vieil écrivain auréolé et sollicité par un jeune et timide adorateur :
- Vois-tu, mon vieux, la vie est un bateau, un bateau qui vogue sans cesse, entre la naissance et la mort…
- Il me semble avoir entendu quelque chose de pareil, déjà…
- Je parierais que mon père m’a volé mon image ! s’est-il écrié, faussement indigné.
- Mais ton père parlait d’un train, lui.
- Cela ne m’étonne pas, papa a toujours été sujet au mal de mer !

Je me sentais délicieusement bien. Le Champagne faisait son effet. Je respirais à grands coups l’atmosphère de la pièce, comme pour mieux m’en pénétrer et en garder le parfum pour quand je l’aurais quittée. J’ai demandé un peu de silence, car j’avais envie de parler. En quelques mots émus, j’ai remercié toute la maisonnée de m’avoir donné un exemple de vie aussi beau ; pour leur prouver que cet exemple avait été bien compris, je leur annonçai mon intention, sitôt arrivé à Paris, de prendre un cahier et un stylo et de raconter tout au long notre expérience commune. Ils m’ont chaleureusement applaudi, Véronique m’a embrassé. J’étais rouge de joie et de timidité. Pour la première fois, mes pieds adhéraient au sol, mon chemin m’apparaissait lumineux ; pour la première fois, tout mon être sentait qu’il avait trouvé sa véritable voie. Il me semblait entendre mon subconscient me souffler : Oui ! Oui ! Et courage ! Va jusqu’au bout ! Tu arriveras ! et si tu n’arrives pas, sache que tu ne pourras jamais arriver autrement !



Je suis rentré à Paris. J’ai pris un cahier et un stylo et je me suis mis à écrire ce qui, pour toi, lecteur, peut paraître une histoire bien banale, mais qui, pour moi, restera indéfectiblement dans mon cœur. Si mon terrible éditeur le permet, j’appellerai cette histoire : LA CONSÉCRATION DES CONSÉCRATIONS.