J - 15

Le bureau de Charles Albert

Depuis une dizaine de secondes, Charles Albert ne cesse de fixer le mur où luit la photo jaunie de sa première sélection. N’y tenant plus, il repousse sa chaise et s’approche doucement d’un point noir qui le révolte de dégoût. Fausse alerte : il a cru apercevoir une punaise et ce n’est qu’une saleté quelconque qu’un rayon de la lampe, réfléchi, semblait mouvoir. Soulagé, il émet un juron, un de ceux auxquels sa femme, après trente-cinq ans de mariage, n’a jamais pu s’habituer et qui la font toujours frissonner de réprobation. Il n’aurait plus manqué que ça, marmonne-t-il. Les bâtiments vétustes, les vestiaires délabrés, le déficit budgétaire, les arriérés, même ce but idiot que Raimundo n’aurait jamais dû encaisser hier, passe encore ! Mais les punaises... Non, ça, jamais !

Charles Albert se rassoit et, pour la quatrième fois ce soir, reprend le même problème sur son cahier. Comment pallier l’absence de Gilberto, d’Amadeo et de Luiz, dans un match que le président va encore estimer capital, comme si le match capital n’était pas celui que les Rojos y Negros vont devoir livrer dans quinze jours très exactement ? Charles Albert regarde sa montre : oui, se murmure-t-il, dans quinze jours, à cette heure, nous repartirons avec la coupe ou nous rentrerons avec la petite médaille souvenir. Malheur aux vaincus. Eux aussi, les Anglais, ne peuvent pas se permettre de perdre ce match. Comme nous. Pourtant, il y aura un vaincu. En attendant, dimanche prochain aussi il y aura un vaincu. Un match nul ? C’est drôle : Charles Albert a toujours du mal à imaginer un match nul. C’est bête mais c’est comme ça. Pourtant, en championnat, un match au moins sur trois se termine par un nul. Sans doute est-ce parce que, dans ses nombreuses pérégrinations à travers le monde, il n’a jamais mis les pieds dans le calcio italien où le score habituel est zéro-zéro. Sa femme n’a pas voulu. Carmen n’a jamais voulu vivre en Italie et il n’a jamais su véritablement pourquoi. Un jour, quand ils seront au calme tous les deux, quand il aura définitivement dételé, il se promet de lui poser sérieusement et affectueusement la question. Pour l’heure, il ne voit toujours pas l’éventualité d’un match nul. D’ailleurs, Séville a trop besoin de points. Comme nous. Ils ne joueront pas la défense et se découvriront. C’est certain. A nous de tenir derrière et de jouer notre va-tout. Mais comment bien tenir derrière si Gilberto et Luiz ne jouent pas ? A moins que je fasse glisser Roberto au milieu et que je mette Jeronimo comme stoppeur ? Il a occupé ce poste autrefois. Il devrait s’en sortir. Mais ce diable de crétin de Roberto ne voudra jamais jouer au milieu du terrain...

La porte a résonné sous des coups de boutoir. Ce sont les poings du président. Il entre et Charles Albert fait mine de se lever. Le président frappe toujours avant d’entrer. A la façon d’un paumé cherchant désespérément du secours, mais il frappe quand il entre quelque part. Des joueurs l’ont même surpris à plusieurs reprises frappant avant d’entrer dans les toilettes et sa secrétaire prétend même -mais faut-il la croire ?- qu’il frappe parfois -ça lui arrive seulement quand il est surmené- à la porte de son propre bureau. Il a sa gueule des défaites, ce cher président. Il va encore me déclarer, se dit Charles Albert en reposant ses fesses sur sa chaise, que ce n’est pas tant la défaite qui le mine, mais la manière de jouer. Charles Albert n’a pas le temps de faire un pari avec lui-même.
- Je viens d’apprendre que Luiz non plus ne pourra pas jouer dimanche. Je peux savoir ce qu’il a exactement, cet empoté ?
- Un hématome sur la cuisse droite ; ça le fait souffrir quand il tire et...
- Quand il tire ! Il a tiré combien de fois hier ? Vous pouvez me le dire ? Eh bien ! Je vais vous dire, moi, ce que je pense du forfait de ce crétin : c’est une bonne chose. Voyez-vous, Charles, je ne veux pas revenir sur ce carton. J’ai bien dit ce carton car perdre à la maison par un à zéro, ça équivaut pour moi à encaisser cinq buts à l’extérieur. Je ne veux pas revenir sur la défaite. Je vous ai déjà dit ce matin ce que j’en pensais. Se faire éliminer de la coupe du roi en quart de finale alors qu’on n’est même pas en pôle position pour le championnat, ce n’est pas un crime, c’est une erreur. Passons. Mais ce que je n’admettrai jamais, jamais vous entendez, c’est de voir un joueur professionnel attendre la fin du match dans la perspective d’aller se doucher au vestiaire. Même en match amical, je ne l’ai jamais admis ! Vous le savez.

Charles Albert s’efforce de garder son calme, comme il le fait depuis trente ans en pareilles circonstances. Il y parvient facilement parce qu’il a donc une grande expérience en la matière. Dans ces cas-là, la pire des choses consiste à discuter pour défendre la vérité. Le type en colère que vous avez en face de vous ne veut pas de la vérité. C’est normal puisqu’il est en colère contre la vérité, justement. Ou du moins contre ce qu’il croit être la vérité. Charles Albert serait probablement en droit de répondre à ce footballeur en complet veston et cravate que Luiz a été blessé à un quart d’heure de la fin du match alors qu’on ne pouvait plus le remplacer. Qu’à partir de là, en bon professionnel, il a levé le pied qui lui restait pour attendre des jours meilleurs. Quelle mentalité, ces mecs qui s’imaginent qu’un joueur doit à chaque match se comporter comme un grenadier de la garde impériale à Waterloo ou comme un républicain à la guerre d’Espagne ! Contre la colère, jamais la vérité. Mais un peu d’espoir.
- Vous avez raison. Pourtant, dans quinze jours, si, comme je l’espère, nous vous ramenons la coupe d’Europe, ce sera probablement en grande partie à notre élimination prématurée en coupe du roi que nous le devrons.
- Une erreur de plus. La victoire appelle les victoires, la défaite appelle les défaites.
- Pas dans des compétitions différentes, vous le savez, et je me réjouis de voir les autres faire en ce moment un malheur dans leur championnat.
- Un peu moins de clairon, Charles Albert.
- Ce n’est pas du clairon, c’est de l’espoir, président.

Il est parti sans répondre, le président. Il n’est pas mauvais bougre, au fond. Il a les soucis et les responsabilités d’un dirigeant plus les transes et la peur d’un supporter. Pas n’importe qui peut cumuler de tels poids. Et quels poids ! Charles Albert, soulagé par la brièveté de la visite du président, sans doute plus peiné que coléreux, ne parvient pas à concentrer son attention sur la composition de l’équipe pour le match de dimanche. Il pense à l’autre match, celui qui aura lieu dans deux semaines à Paris. Les Rojos y Negros, il le sait, sont au bout du rouleau, victimes de la trop grande renommée d’antan du club. Un club qui a trop donné, qui a vieilli, comme lui, Charles Albert, et qui n’en peut plus. Un club qui, pendant sept ans, a fait semblant de se maintenir et d’être sur le point de renouer avec son grand passé : six coupes d’Europe, dix-huit championnats d’Espagne, un nombre incalculable de trophées divers glanés, aisément, sur les cinq continents ; et, depuis sept ans, pas l’ombre d’un titre à se mettre sous la dent, à l’exception du dernier championnat, heureusement ! Une baisse continue de fréquentation du stade, une diminution aggravée d’année en année de l’aide municipale, des joueurs de classe mais sans flamme, trop payés sans doute et qu’il faut payer chaque mois sur des recettes qui s’amenuisent comme une peau de chagrin. L’argent qui manque dans tous les compartiments, l’argent rare mais que l’on dilapide aussitôt que trouvé car il faut de grands moyens pour faire croire aux dizaines de milliers de socios fidèles que tout va reprendre bientôt comme avant. Charles Albert n’en peut plus. Il a décidé secrètement de se retirer après le match décisif de Paris, au Parc des Princes, dans quinze jours, avec ou sans la septième coupe d’Europe pour les Rojos y Negros. Même Carmen ne connaît pas sa décision.

Cette septième coupe d’Europe, Charles Albert, le petit entraîneur français d’ascendance brésilienne qui est devenu en trente ans le plus grand entraîneur au monde, la désire comme un adolescent désire le dernier jouet, le plus beau, le plus palpitant, au moment même où il ne sait déjà plus, et pour cause, ce que c’est que jouer. Il la désire pour son président, pour le club, pour Carmen. Et puis aussi, il peut bien se l’avouer, pour emmerder ce jeune coach britannique, si orgueilleux et si méprisant, qui s’est juré de la lui souffler, à lui, le vieillard sénile du ballon.

L’appartement de John Stark

Assise à même la moquette du living, Gladys regarde son jeune ami boire lentement le thé qu’elle vient de lui servir. Elle pense qu’elle a bien de la chance d’être aimée de ce footballeur de charme, l’ange, comme l’appellent les fanatiques supporters du kop. Elle vient d’annoncer à John qu’elle pourra faire le déplacement en France. Il lui a répondu par un petit grognement qu’elle sait être de satisfaction. En voyant ce beau visage si fin, encadré de boucles noires, a demi dévoré en ce moment par l’horrible tasse de faïence qui pend sous le nez comme un appareil fumigatoire, Gladys ne peut s’empêcher de se dire, pour la millième fois, qu’il faut savoir vraiment que ce garçon-là est un joueur de foot et non un poète ou un artiste peintre.
- A quoi penses-tu, John ? Dis vite, sans réfléchir.
- Je pense que, si ce sacré genou continue encore à me faire mal, tu iras à Paris sans moi.

Il gamberge, comme ils disent dans leur jargon. C’est sûr, ça se voit. Il gamberge. Gladys se penche et pose sa petite main sur le genou droit de John. Elle sourit. John aussi sourit. Elle le connaît. Elle le connaît même mieux que son entraîneur. S’il se fait du souci, ce n’est pas pour son genou et par crainte de ne pas jouer dans quinze jours ; c’est plutôt à cause de ce que l’on va dire de lui s’il ne joue pas. Combien de fois n’a-t-elle pas entendu à la radio ou lu dans la presse : John Stark, le fin joueur un peu fragile ; John Stark, le désincarné. Il pose enfin sa tasse, tout thé bu, et lui demande, en se levant pour mettre une cassette dans le magnéto :
- Te souviens-tu de notre rencontre à Paris ? Jamais une défaite ne m’a fait autant plaisir. Si nous avions gagné la France, nous ne nous serions probablement jamais rencontrés.
- C’est vrai. Quand ce petit Français t’a dribblé et est allé marquer son but superbe, j’étais loin de me douter que tu passerais un week-end avec moi à cause de ça, finalement.

Gladys n’a pas besoin de fermer les yeux pour imaginer ce merveilleux samedi d’été précoce, au Parc des Princes. Ses amis l’ont entraînée malgré elle voir cette chose assommante : un match de football. France-Ecosse, ça ne se loupe pas. A défaut d’admirer le jeu, elle a reluqué à la jumelle ces vingt-deux play-boys et tout de suite a repéré Stark, l’artiste parmi les hommes de peine, l’intellectuel racé parmi les sportifs professionnels, le poète entre les gladiateurs. Ses amis vociféraient car Stark ratait toutes ses passes. Pour avoir été directement la cause d’un but marqué contre l’Ecosse, le sélectionneur l’avait sorti. Stark en était malade. Plus tard, après le match, un ami commun les avait présentés l’un à l’autre. Le lendemain, ils se revoyaient pour ne plus se quitter. Tout de suite, Stark, sans doute en veine de confidences à cause de deux paramètres, l’amertume de l’échec collectif et personnel et la beauté sauvage de Gladys, avait expliqué son cas à celle-ci :
- Ce match me pesait. Je n’avais pas vraiment envie de le jouer. J’aime jouer au football comme un danseur aime danser. Depuis que je suis professionnel, on attend de moi des exploits à chaque match sous prétexte que, quand je le veux bien, je suis, comme ils disent, éblouissant. Il y a un hic : c’est que, parfois, pour des raisons diverses, je n’ai pas envie de danser. L’orchestre ne me plaît pas, ou la musique, ou bien simplement je n’ai pas envie ce jour-là. Ce soir, je n’avais pas envie. Si j’avais su que vous existiez, là, dans la tribune, je n’aurais pas donné à ce Français l’occasion de me dribbler ; je me serais sorti moi-même pour faire votre connaissance.

Et là-dessus, Gladys était tombé amoureuse de l’ange.

A présent, pense-t-elle, il n’a pas envie de jouer et il se torture à l’idée que, dans quinze jours, il devra en avoir envie, si son genou, entretemps, a guéri. Si c’est ça, le football, c’est aussi grave et aussi bête que le théâtre. Qu’il est beau, mon John, sans maillot et sans crampons. Quand, l’âge venant, il n’éprouvera plus de plaisir à taper dans un ballon, il ne sera plus malheureux et il ne sera plus un héros. Mais je l’aimerai tout autant et sans doute encore davantage. Gladys vient d’avoir une idée géniale : pour oublier le genou récalcitrant, pourquoi ne pas sortir ce soir en boîte ? Pendant qu’elle se bichonne, elle entend John répondre au téléphone. Conversation très brève. John passe la tête dans la salle de bain. Il fixe d’un air buté la mousse qui recouvre partiellement Gladys dans la baignoire et il dit simplement :
- Laisse tomber. Mike vient de me téléphoner. Il veut me voir au stade demain à sept heures, comme les autres.


 

J-14

Le stade d’entraînement des Rojos y Negros

Une belle agitation règne sur la pelouse depuis bientôt une heure. La télévision espagnole a décidé de tâter le pouls de l’équipe à deux semaines du grand jour. Semblant jouer à la marelle entre les fils qui traînent un peu partout, ils sont tous là, les manieurs de perches et les porteurs de caméras habituels. Charles Albert, impassible et paisible, fait comme s’il ne les voyait pas. Il effectue son boulot comme à l’accoutumée, sous l’œil dévorant des badauds dont on ne sait pas s’ils sont là pour les Rojos y Negros ou pour la télé. Roberto, l’avant-centre, n’en finit pas de faire des manières dans un numéro complet de jongleries niaises avec la balle. Charles Albert laisse faire. Il va être forcé demain de mettre Roberto au milieu du terrain. Alors, autant ne pas le rappeler à l’ordre aujourd’hui. Avec les fats, il convient de prendre des précautions et d’avoir des égards, surtout quand ils manient aussi bien la balle. Et Dieu sait qu’il la caresse bien, le bougre !

Dans un coin du stade, derrière le but, Raimundo est entrepris par José Fernandez, l’écrivain du football, comme le nomment ses admirateurs (Ils sont de moins en moins nombreux depuis qu’il a ignominieusement couché avec la femme du directeur technique de la fédération). Raimundo se sent parfaitement à l’aise et fait front patiemment, sereinement, aux questions sournoises de l’écrivain :
- Ne penses-tu pas que tu aurais pu aisément arrêter ce tir de la tête avant-hier, si tu avais été en forme ?
- Disons que, pour un gardien, la forme, ça doit se découper en tranches, quelque part, si je te comprends bien. A la quatre-vingt-huitième minute, j’ai encaissé ce but, c’est vrai ; mais auparavant, j’avais stoppé trois tirs quasiment inarrêtables. Disons donc que j’étais en forme jusque-là et qu’après, quelque part...
- Mais tous les observateurs sont formels : il semblerait que tu aies commis une petite faute de placement sur ce tir. Qu’en penses-tu ?
- Quand le ballon entre dans la cage, ce n’est jamais parce que la cage s’est subitement agrandie ou parce que le gardien a rapetissé quelque part.
- Quel est ton pronostic pour la finale de la coupe d’Europe, dans deux semaines ?
- J’espère que ce sera un grand match. J’espère quelque part que je n’aurai pas trop de monde dans ma surface ; dans le cas contraire, j’espère que j’aurai quasiment la forme pendant quatre-vingt-dix minutes.
- Et demain, c’est le match contre Séville. Il vous faut prendre le maximum de points si vous voulez vous maintenir dans le groupe de tête en championnat. Quelle sera la forme de Raimundo demain ? Joueras-tu en pensant uniquement à ce match là ou seras-tu déjà en pensée au Parc des Princes ? Ce sera un bon test pour Paris, ce match de Séville, non ?
- Tu sais, les matches, c’est comme les questions des journalistes. On y répond au fur et à mesure, avec la forme qu’on a au moment où la question est quasiment posée.

Roberto, tout en jonglant avec la balle sous les regards admiratifs des gosses agglutinés au grillage, observe la scène du coin de l’œil. Il attend que l’écrivain en ait enfin fini avec Raimundo et vienne l’interviewer. Charles Albert en a maintenant marre de tout ce tintamarre. Avec de grands gestes de ses bras gros et courts, il signifie aux cameramen que c’est suffisant et il les invite de la voix à quitter le terrain. Il s’approche de Roberto.
- Au lieu de faire des pitreries, tu ferais mieux d’obliger un peu Raimundo à se détendre. Va le rejoindre pour une série de penalties.

Roberto n’apprécie pas ce genre d’injonction. Charles Albert le sait. Pourtant, il a décidé de s’en foutre. Et cet enfoiré de Raimundo commence à lui taper sur les nerfs avec ses airs de star sûre d’elle.
- Comment veux-tu que j’y aille ? Il cause à l’écrivain et ils ne se décramponnent pas tous les deux.
- Vas y, je te dis ; l’écrivain, je m’en charge.

Charles Albert se dirige vers l’écrivain et le prend par les épaules en souriant.
- Mon cher, au lieu d’accaparer mon keeper, vous devriez venir voir avec moi mon nouveau matériel : un nouveau lance-ballons, une petite merveille de sophistication.

Roberto pose le ballon sur le point de penalty. Il va lui montrer, à ce gardien de malheur, qui c’est le plus fort. Roberto, c’est probablement le meilleur joueur que les Rojos y Negros aient eu dans leur onze type depuis un bon bout de temps. C’est le genre avant-centre fonceur qui transperce les meilleures défenses. Un dribble chaloupé de rêve, façon Brésil, une couverture de balle qui frise le génie, des actions déroutantes qui se terminent invariablement par une passe d’une justesse inouïe ou par un tir fracassant, un de ces tirs qui font que tout un stade vociférant entend nettement le bruit à la fois sec et sourd de la balle quand elle heurte la barre. Avec ça, s’il vous plaît, un gabarit d’Ecossais ou de boche en contraste complet avec une agilité latine diabolique. C’est ça, Roberto, pour le côté footballeur. Du côté de l’homme, c’est la débilité profonde, hélas ! Il faut le voir faire son numéro quand il a marqué un but ou obtenu une touche avec une fille. L’attitude est en effet comparable dans les deux cas : les gestes amples, et mesurés dans la démesure, d’une caricature d’empereur romain tel que se le figuraient jadis les cinéastes d’Hollywood, un roulement d’épaules inimitable, à peine moins exagéré que celui des hanches d’une nana faisant mine d’aller tâter du pied l’eau de la piscine ; et par-dessus tout ça, un sourire d’une niaiserie qui serait plutôt comique si elle n’inspirait pas aussitôt l’inquiétude que suscite la joie mauvaise du gosse qui vient de faire punir son petit camarade.

Malgré le brouhaha et la distance, Charles Albert, qui se trouve près du drapeau de corner, a nettement entendu le cri de Raimundo. Il demeure pétrifié car, là-bas, tout le monde se précipite dans la cage. Il y accourt de toute la vitesse que lui permettent ses petites jambes. Et là, ce n’est pas beau à voir. Raimundo a repoussé un penalty tiré par Roberto. Celui-ci a repris de volée alors que Raimundo, dans un réflexe de grande classe, sans appui, s’est jeté sur la balle repoussée. Les cheveux du gardien dégoulinent de sang. Les crampons de Roberto ont lacéré le cuir chevelu. A voir tout ce sang, on se dit que le crâne de Raimundo a dû éclater sous le choc. Il n’en est rien. La blessure est finalement superficielle. Roberto n’en mène pas large. Les autres l’injurient en gueulant comme des sourds. Le médecin du club arrive nonchalamment et emmène Raimundo qui ne dit rien, le visage crispé et ratatiné comme une vieille pomme. C’est le moment, se dit Charles Albert en regardant Roberto avec le plus de colère qu’il peut exprimer par ses yeux. C’est le moment de lui dire que je le mettrai milieu de terrain. Il prendra ça pour une punition et fermera sa grande gueule.

Le gardien du stade est venu chercher Charles Albert. Sa femme l’appelle au téléphone. Au son de la voix de son mari, qu’elle vient de déranger, c’est vrai, pour une futilité, Carmen comprend que là-bas, dans ce faubourg maudit de Madrid, la pression a commencé à monter. Déjà, dit-elle à la bonne en raccrochant. Qu’est-ce que ce sera dans huit jours !

Le Corner Bar à Manchester

Dire que James Griffith est furibard est un euphémisme. Malgré les deux whiskies qu’il vient d’ingurgiter, il ne parvient pas à décolérer. Assis en face de lui, Gary Losey, le propriétaire des White Stars, a renoncé à le calmer et s’apprête à entendre pour la troisième fois l’histoire haute en couleurs de la journée maudite de James Griffith.

Cela a commencé à dix heures par une incongruité de l’ailier gauche des White Stars qui est venu ni plus ni moins demander à James Griffith une augmentation mensuelle de dix mille livres, sous prétexte qu’un club allemand lui offrait un soi-disant pont d’or pour la prochaine saison. Dix mille livres de plus ! Et pourquoi pas vingt mille ? A midi, c’est la femme de James Griffith qui téléphone à son tendre pour lui déclarer qu’elle ne rentrera pas de sitôt de son week-end because elle a bousillé sa voiture. Une BMW toute neuve ! A quinze heures, l’ailier gauche revient à la charge. Il ne veut même plus des dix mille livres que James Griffith a eu la sottise de lui refuser ; il veut quitter le club. Le Hambourg S.V. a accepté de racheter l’année de contrat qu’il lui reste à honorer aux White Stars. Pour qui se prennent-ils, ces Teutons ? A dix-sept heures, James Griffith apprend incidemment, par sa compagnie d’assurance, que Lady Griffith n’a pas seulement amoché sa voiture, mais trois : en plus de la BMW, une petite Austin et une CX Citroën en stationnement qui ont arrêté inopinément la course folle et aventureuse de la BMW ; et, qui plus est, la CX est la propriété de l’ambassade de France. Griffith a non seulement les Allemands de Hambourg sur le dos mais aussi le gouvernement socialiste français. Pour clore cette journée particulière -mais Griffith a-t-il besoin de le signaler car c’est une peccadille- la femme de l’arrière droit a accouché de jumeaux et ledit arrière droit est parti rejoindre sa progéniture sans même signaler à l’entraîneur son départ fortuit dans le Sussex. Et Griffith de conclure pour la troisième fois :
- Je m’appelle James Griffith. Je suis le manager général de votre foutue équipe des White Stars et j’ai le regret de vous signifier que j’entre demain à la fédération anglaise de bilboquet.
- Pas avant d’avoir eu la peau de votre vieil ennemi Charles Albert, rétorque le proprio.

Judicieuse digression qui permet à James Griffith de reporter sa hargne et sa colère sur les Rojos y Negros et le proprio se prend à espérer qu’une infime partie de cette hargne et de cette colère se retrouvera dans les jambes des onze garçons qui en découdront avec les Espagnols dans deux semaines à Paris. Une infime partie de cette hargne et de cette colère suffira amplement pour effacer les Madrilènes. Olé !
- Ce vieux con de Charles Albert, hurle James Griffith, va mal terminer sa carrière. Il s’obstine à jouer en 4-4-3, comme au temps du bon vieux Brésil et de ces Français rétro ; ça va lui coûter sa sortie par la grande porte et je vais moi-même en mourir de bonheur.
- C’est exactement le même numéro que vous faites à vos gars avant chaque match, sussure le proprio ?

Décontenancé, James Griffith a perdu une bonne moitié de sa rage. Il lance au proprio un regard noir, d’un noir bien soutenu. Mais le proprio en a vu d’autres dans les conseils d’administration, dans les âpres discussions d’affaires, dans les campagnes électorales, dans son propre ménage. Le regard noir de James Griffith, il s’en soucie comme un stoppeur de ses chaussettes quand l’équipe est menée un à zéro et qu’il reste deux minutes à jouer.
- Arrêtez ça, Griffith. D’ailleurs, voilà votre coach. Il va encore penser que vous vous êtes saoulé.

Le coach est là, devant la table. Il donne une petite tape à James Griffith et salue sobrement le propriétaire des White Stars. Le coach, c’est un peu la tête de James Griffith qui n’a pas de tête propre puisqu’il est tout en tripes. A eux deux, ils ont fait monter les White Stars de troisième division en première division en trois saisons et les voici maintenant, au bout de la quatrième saison, en finale de la coupe d’Europe des clubs champions. On peut mépriser James Griffith pour sa bouille vulgaire, sa grossièreté et son incompétence notoire en matière de préparation physique des joueurs. On peut tout aussi bien avoir pitié du coach pour son côté falot et son manque de flair. Les deux à la fois, ce n’est plus possible. Ces deux-là ensemble, c’est une équipe de sorciers que plus d’un club huppé d’Europe et d’Amérique du sud aimerait avoir à son service ne serait-ce qu’une semaine. Le proprio le sait qui se paye souvent la tête de Griffith quand celui-ci est seul et qui prend parfois une attitude condescendante avec le coach en tête-à-tête mais qui fait bien gaffe à ce qu’il dit quand il a en face de lui simultanément les deux éléments.
- Alors ! Quel sera le profil du prochain match de championnat ?

Le coach et le manager se regardent un instant. Cette fois, James Griffith semble avoir laissé toute son irritation dans le whisky. Il laisse tomber :
- On fait le jeu.

Du regard, le proprio interroge le coach. Scandant ses mots du tranchant de la main droite, ce dernier annonce la même couleur, mais un ton au-dessous :
- On jouera normalement le prochain match. On opère chez nous. Il nous faut le gain du match. On aura alors six points d’avance sur Cardiff. Après, pour les deux autres matches qui précèdent Paris, on lève le pied : on laisse jouer à l’extérieur et on fait le nul à la maison.
- Sans s’occuper de ce que font les gars de Cardiff ?
- Sans s’occuper de Cardiff. Tout ça, naturellement, en théorie, sous réserve d’un contre favorable...
- Tout de même ! Une défaite à Liverpool, un nul contre Leeds, proteste le proprio, ça ne va pas soigner l’image de marque du club.

Griffith rigole :
- Vous pensez quand même pas qu’on va payer les types de Liverpool et de Leeds pour qu’ils nous laissent gagner ?
- Je les payerais bien en tout cas pour qu’ils ne descendent pas un de nos gars, dit le coach.
- Et votre avant-centre, il joue ou il joue pas ?
- C’est à Mike de décider.
- Non, c’est à toi, James, dit le coach.
- Si vous n’arrivez pas à vous décider, dit le proprio, pour une fois ce sera moi qui le ferai. Je dois dire que je n’ai pas tellement confiance en ce footballeur poète mélancolique. Depuis son trop fameux match contre la France, on parle surtout de ses contre-performances...

Le proprio s’est mis dans de beaux draps. En face de lui, deux paires de mirettes peu amènes le regardent froidement. James Griffith se gratte la gorge et dit :
- On réserve John pour la finale. Jusqu’à la finale, il vaut mieux que personne ne parle plus de lui, en bien comme en mal. N’est-ce pas, Mike ?
- Sûr, dit le coach. John ne jouera que dans quatorze jours. Il ne le sait pas. Ce gars-là, quand il est privé de ballon, croyez-moi, il joue mieux sur une jambe que dix Espagnols réunis.

Gary Losey a quitté le Corner Bar en se disant qu’il a bien de la chance d’avoir ce duo d’imbéciles sous la main. Sans eux, il en est bien persuadé, les White Stars n’auraient pas récolté tous ces résultats. Il n’empêche que sur un point, il n’est pas entièrement de leur avis : ce John Stark, il ne sait pas pourquoi, il s’en méfie.


 

J-13

Le stade des Rojos y Negros

Charles White n’en croit pas ses yeux : son équipe d’Espagnols, en déroute il y a trois jours en coupe du roi, mène au tableau d’affichage par quatre buts à zéro. Il reste un quart d’heure à jouer. Au train où vont les choses, se dit-il, on peut encore en marquer un ou deux. Mauvais de penser en jouant : la déviation qu’il vient de faire pour Roberto, là-bas à l’aile gauche, a atterri dans les pieds d’un Sévillan. Charles White hurle à ses coéquipiers de ne pas laisser ce Sévillan descendre tout le terrain comme il le fait. L’autre a passé le rond central en évitant le milieu de terrain défensif. Montez ! Montez! gueule Charles White à ses défenseurs. Ils doivent être sourds, les défenseurs. Au lieu de monter tous en ligne pour mettre le Sévillan qui s’apprête à recevoir la passe en position de hors-jeu, ils s’élancent en ordre dispersé pour tacler les deux attaquants adverses dont l’un n’a déjà plus le ballon et l’autre a une baraka du tonnerre puisque la balle rebondit bizarrement sur son pied gauche, son bon pied. Le tir a fusé, lourd et rapide, vers la cage. Charles White ferme les yeux. Le public vrombit de plaisir car le petit jeune qui remplace Raimundo vient d’effectuer un détournement en corner incroyable. Ce doit être vraiment incroyable, se dit Charles White en voyant Roberto remonter le terrain tout en applaudissant. Oui, il est tout bon, ce brave petit remplaçant : sur le corner, il a capté la balle des deux mains, dans les airs, malgré la charge aérienne de deux têtes sévillanes. Une prise de balle nette et propre, sans bavure. La classe et l’autorité d’un vieux briscard ayant battu campagne sur tous les stades d’Espagne et d’ailleurs. Charles White se marre : le petit, maintenant, autoritaire comme pas un, fait signe à ses coéquipiers de monter et de se placer pour la relance. Un peu de cinéma car, en fait, il préfère finalement donner le ballon à la main au libéro qui se charge de relancer la machine.

C’est reparti pour les Rojos y Negros qui, comme toutes les équipes victorieuses, ne ressentent pas la fatigue. En face, cette contre-attaque manquée -une de plus- a creusé davantage les joues et rendu plus absents les regards. A quoi pensent-ils ? A quoi pense en ce moment l’avant-centre sévillan qui a cessé depuis dix bonnes minutes de remonter ses bas, geste qu’il ne cesse de répéter pourtant à chaque match, comme un vieillard qui ne peut s’empêcher de mastiquer une bouchée invisible ? Il y est manifestement déjà, dans le vestiaire devenu triste et sordide, le maillot autour du cou, baissant la tête. Il y est déjà. L’entraîneur et sa gueule des défaites qui vous regarde sans vous regarder. L’odeur âcre et pisseuse de la sueur qui coule inutilement. Les copains. Que c’est triste et répugnant, les copains qui ont perdu. Le car surchauffé dont le chauffeur vous fait aussi la gueule. Le soir, l’épouse qui respecte avec pitié vos ennuis. La nuit blanche, à cause de ce qui peut germer dans la caboche du président rapport aux prochains matches et à votre avenir immédiat. Le banc de touche... Une balle qui rebondit étrangement et toutes ces images peuvent s’estomper d’un coup dans l’action folle qui aboutit au but rageur et vengeur. Oui... quand un but suffit pour égaliser. Que peut penser un avant-centre sévillan quand il reste quelques poignées de secondes à jouer et qu’il est mené par quatre buts d’écart ? C’est ça un carton. Quand on n’est pas particulièrement blindé, il ne faut pas en prendre trop dans une carrière : ça vous abîme les méninges plus vite que les courses folles n’abîment vos ménisques.

Cette après-midi, les onze Rojos y Negros jouent comme ils ont souvent coutume de jouer : avec leur talent intégral qui n’est pas oblitéré par la peur de prendre un carton ou un mauvais coup. Et le public hurle sa joie sauvage. Séville, qui est en face, n’est pas la première équipe venue. C’est donc que le club madrilène est un des meilleurs d’Espagne. Tout à l’heure, quand ces milliers de supporters auront la gorge sèche et les jambes énervées par tous ces tirs superbes, chacun d’eux, c’est sûr, se dira que les Anglais, dans deux semaines, n’auront qu’à bien se tenir. Chacun d’eux craint déjà les hooligans britanniques dont on dit qu’ils ne sont jamais aussi dangereux que quand leur équipe a perdu.

L’arbitre a sifflé. On l’a vu siffler plutôt qu’entendu. Les Sévillans ne sont pas si tristes. Ils se font une raison de leur défaite. Ils n’ont pas eu de chance d’être tombés sur les Rojos y Negros après que ces derniers se sont plantés en quarts de finale de la coupe du roi. C’est ce qu’ils se disent.

Charles Albert est heureux. Il n’est pas dupe, cependant. Ses gars ont eu de la chance. Séville ne méritait pas quatre buts d’écart. Il a eu du mal à oublier les Anglais durant tout le match. Roberto a bien joué, Charles White a été magnifique, sauf dans le dernier quart d’heure où il a semblé à court de compétition. Tout est bien ou presque. Le seul point noir, mais il n’en dira rien à personne, pas plus au président qu’au concierge du stade : le gardien remplaçant a été superbe en l’absence de Raimundo, blessé au cuir chevelu. Un nuage est passé dans les yeux bleus de Charles Albert. D’ici quelques jours, un problème de gardien va se poser chez les Rojos y Negros. Et, dans les problèmes de gardien, une équipe et son entraîneur sortent souvent perdants.

L’Anglais qui se faufile là-bas, dans la tribune opposée à la tribune d’honneur, et qui est venu assister au match pour espionner Madrid, quitte le stade impressionné. Son rapport à James Griffith ne sera pas particulièrement optimiste.

Le siège de la fédération anglaise de football

Andy Apple pose bien à plat sur son bureau la lettre suivante qu’il lit pour la seconde fois :
“Cher vieux Andy,
Je vous écris à titre purement privé et sous le sceau de l’amitié avant de porter cette affaire devant vos instances fédérales. Le match qui aura lieu à Paris pour le compte de la coupe d’Europe des clubs champions verra opérer, dans les rangs du club des White Stars de Manchester, deux de nos meilleurs joueurs du moment : je veux nommer John Stark et Gary Spencer. Vous n’êtes pas sans ignorer que notre sélection nationale devra livrer, quarante-huit heures après ce match, une bataille contre la Tchécoslovaquie, bataille qui sera décisive pour l’Ecosse puisque de son issue dépendra probablement la qualification de mon pays pour la prochaine coupe du monde. Il y a fort peu de risques, étant donné les accords passés entre nos deux fédérations et la F.I.F.A., de voir nos sélections s’opposer lors de la première phase de cette coupe du monde. Aussi serait-ce, vous en conviendrez, un grand bonheur pour la Grande-Bretagne d’avoir éventuellement deux équipes au moins en course pour les rencontres du second tour. Je suis en tout cas certain que vous comprendrez tout l’intérêt que présente pour l’Ecosse la présence sur la feuille du match Ecosse-Tchécoslovaquie des joueurs susvisés. Pourriez-vous, cher Andy, m’aider à résoudre cet épineux problème en toute sérénité et par la persuasion ? Vos relations personnelles avec les clubs anglais, et notamment avec ceux de Manchester, sont citées à l’envie comme un modèle du genre. Pouvez-vous profiter de ce climat de confiance pour empêcher une injuste infortune à notre sélection ? J’en suis persuadé et, dans l’attente de votre réponse, je vous prie de croire, cher vieux Andy, à toute mon amitié.”
K.-W. Kirk
Secrétaire général de la Fédération écossaise de football.

Andy Apple appuie sur la touche de l’interphone et prie sa secrétaire de venir le rejoindre. Il regarde sa montre, comme toujours en pareil cas : la secrétaire d’Andy n’est pas du genre ailier de débordement. Elle met bien chaque fois dix bonnes minutes pour réaliser que son boss l’appelle, trouver son bloc, tailler son crayon, se recoiffer et parcourir les cinq mètres qui séparent son bureau de celui d’Andy. Celui-ci ne s’en est jamais plaint mais il n’en pense pas moins.
- Assoyez-vous, Miss. Je vais vous dicter une lettre pour le secrétaire général de la fédération écossaise.

Andy Apple se gratte la gorge et la secrétaire se dit que cette lettre doit être pénible à dicter comme chaque fois que son patron se racle ainsi la gorge avant de commencer. Elle se dit aussi que la cravate d’Andy est vraiment très froissée. Il a dû probablement la tripoter, comme toujours quand il se trouve dans une particulière perplexité.
- Très cher ami, j’espère que nous pourrons déjeuner ensemble la semaine prochaine, si du moins votre emploi du temps vous en laisse le loisir. Pouvez-vous me téléphoner pour convenir du jour ? Nous pourrions ainsi discuter de cette affaire délicate concernant la participation de Stark et Spencer au match de Paris. Dès à présent, je ne vous cacherai pas que vous me demandez d’accomplir une mission impossible ou du moins fort difficile. Vous donner satisfaction après avoir obtenu -ce qui me paraît très peu probable- l’accord des White Stars et des intéressés, ce serait sans doute, aux yeux de la League, créer un fâcheux précédent. Il y aura toujours un match important pour l’Ecosse, l’Angleterre, le Pays de Galles ou l’Irlande avant ou après n’importe quel match décisif d’un club britannique. J’entends déjà ce que nous dirait la fédération galloise à qui l’on a récemment refusé de dispenser cinq de ses ressortissants d’un quart de finale de la Cup. Quoi qu’il en soit, j’attends votre coup de téléphone et vous prie entretemps de croire à mon indéfectible amitié.

La secrétaire d’Andy Apple se marre, intérieurement bien sûr. Elle se dit que le boss ne pourra sans doute pas résister à l’envie de bouffer du homard et qu’il aura très probablement une crise de goutte. Elle se voit déjà bien peinarde à son bureau, toute seule, un ou peut-être deux jours de la semaine prochaine. Elle aura ainsi tout loisir de terminer cet amour d’écharpe rose qu’elle a commencé de tricoter le week-end dernier.


 

J-12

La maison du président des Rojos y Negros

Depuis plus de deux minutes, l’inspecteur de police de la troisième brigade chargé de l’enquête sur l’enlèvement de Roberto attend la réponse à sa question. Il a beau tourner son regard alternativement vers le président, vers Charles Albert et vers le médecin du club, aucun des trois hommes ne semble apparemment pressé de répondre. Il est patient, cet inspecteur, et poli, à l’image de la plupart des inspecteurs de la troisième brigade. Il pose son verre et se décide à formuler de nouveau sa question.
- Votre joueur avait-il des ennemis dans le club ou dans son entourage immédiat ?

Le médecin, un petit homme sec et nerveux, inquiet comme un entraîneur sur son banc de touche, consent à intervenir.
- Votre question nous gêne, inspecteur. Dans un club de foot, il y a toujours immanquablement des tiraillements et des petits différends entre joueurs et entre dirigeants. C’est le milieu qui veut ça. Mais il ne faut jamais leur donner une dimension qu’ils ne sauraient avoir. Surtout qu’il s’agit ici d’un enlèvement et non pas seulement d’un coup de poing sur la figure ou d’injures. Il y a vingt-quatre heures, Roberto avait nécessairement trois ou quatre ennemis en puissance dans le club. Vous les nommer, cela conduirait à les rendre bêtement suspects d’une chose inimaginable de leur part.
- Je ne veux pas seulement parler des joueurs, docteur. N’est-il pas possible qu’un supporter de votre gardien de but, trop fanatique, soit allé jusqu’à commettre cette idiotie dans sa rage de vengeance, après la blessure que lui a infligée Roberto ?

Le docteur regarde le président qui, lui-même, dévisage Charles Albert. Ils ne se disent rien mais il est visible qu’ils sont stupéfaits et troublés. Cet inspecteur va vraiment vite en besogne. Il sait déjà. Ce qu’ils peuvent aller vite en besogne, ces gars-là. Le président, peu amène, grogne :
- Pourquoi vous attachez-vous à chercher chez nous ? Pourquoi ne cherchez-vous pas plutôt chez les Anglais ou chez les Basques ? Les gens de Manchester ont tout intérêt à nous priver de Roberto. Quant aux Basques, on sait tout ce qu’ils peuvent imaginer...
- Non. L’E.T.A. n’aurait jamais commis une erreur pareille, dit l’inspecteur. Même pendant la coupe du monde, où c’était si tentant, ils n’ont pas bougé le petit doigt. Le jour où ils toucheront au football, c’est qu’ils auront perdu complètement leurs esprits. Quant à vos Anglais, il ne faut quand même pas exagérer... Le football, comme disent les Français, c’est pas la guerre, non ?

Les trois le regardent, légèrement amusés. Le football, c’est pas la guerre, peut-être ; mais c’est au moins la guérilla. Ils sont payés pour le savoir. Il n’a pas dû regarder beaucoup de matches à la télé, l’inspecteur. Même à la télé, où on ne voit rien, on s’aperçoit quand même, parfois, que certains matches on un petit air des Malouines. Il n’a pas vu France-Allemagne en 82, celui-là !

Charles Albert consulte sa montre. Ce policier lui fait perdre son temps. En sautant à la minute dans sa voiture, il n’arriverait même pas à temps à l’entraînement. A quoi ça servirait, d’ailleurs ? Si Roberto ne joue pas... Cet enlèvement, c’est la pire des catastrophes qui pouvaient arriver au club. Les joueurs ne se relèveront pas d’une pareille détresse. La rançon doit être versée dans quarante-huit heures. A qui exactement ? L’autre a raison : ce ne peut être l’E.T.A. D’ailleurs, ils auraient déjà revendiqué le coup. Et la voix étouffée que Charles Albert a eu la surprise d’entendre, cette nuit, au téléphone, quelque chose lui dit qu’elle appartenait à un mec aussi traqué et désespéré que sa victime. La rançon ne sera pas versée. La loi espagnole l’interdit et rien ne fera transiger le président. Il est trop entier et trop orgueilleux, se dit Charles Albert en regardant son patron à la dérobée. Pour l’instant, il est seulement abattu, mais il va bientôt reprendre du poil de la bête et chercher tous les moyens de tirer profit pour le club de la catastrophe. Je le vois déjà faisant son numéro devant les micros et les caméras avec des airs de tragédien grec et sa voix grave et éraillée.

Charles Albert n’est plus là. Les trois autres discutent ferme mais Charles Albert n’écoute même pas. Il pense à Roberto. Et si ce crétin avait de lui-même monté une mise en scène ? Il en est capable après tout. Pourvu qu’il ait de l’air et de la lumière ! Pourvu qu’il ne pique pas une crise de claustrophobie ! Quoi qu’il en soit, et à supposer même que l’aventure ne dure pas trop longtemps, il en ressortira diminué, c’est certain.

Le Corner Bar à Manchester

Il y a un bon quart d’heure que Mike attend patiemment que James Griffith ait terminé sa cour à la grande rousse bien en chair assise à la table voisine. Ce sacré bougre de James n’est pas sérieux. Son penchant pour le whisky et les rousses lui fera probablement commettre un jour la grosse bourde qui rompt une carrière. Et avec l’âge, ça n’a pas l’air de s’arranger. Il me semble bien qu’il y a un an, il consommait quand même moins de whisky et de rousses, se dit Mike. Après tout, c’est son affaire. L’essentiel est qu’il continue à bien faire son boulot. Mike, lui, a très bien fait le sien à Madrid et c’est ce qu’il aimerait dire à James Griffith si celui-ci consentait à regarder ailleurs que dans le décolleté de la jolie rousse. Un peu forte, tout de même, se dit Mike. Il lui faudra bientôt des bulldozers.

Ce que Mike voudrait confier à James Griffith, c’est que le match des Rojos y Negros contre Séville, qu’il a vu il y a tout juste vingt-quatre heures, l’a passablement inquiété. Ces Espagnols ne lui ont pas paru constituer l’équipe vieillie et essoufflée que les commentateurs sportifs anglais ont dépeinte à l’envie comme un team moribond. Ils savent jouer au foot, les bougres, même si leur manière a quelque chose de bizarre : un 4-3-3 insolite, avec un libéro dont on ne peut jamais prévoir s’il va réintégrer sa défense ou appuyer le milieu de terrain ou encore se porter en attaque. Les approches dans la surface de réparation adverse comme les manœuvres de défense devant le but se déroulent en figurant d’habiles carrés qui font courir l’adversaire dans le vide. On a d’ailleurs l’horrible impression que la balle est presque toujours dans les pieds des Rojos y Negros et que leurs adversaires courent le plus souvent en pure perte. Démolir cette habile construction en perpétuel mouvement, faire se désunir ces trois lignes de joueurs bien organisées, ces trois pistons bien huilés, telle doit être la préoccupation prioritaire de Mike et de James Griffith. Ce dernier en a enfin terminé avec sa rousse, ou plus exactement la rousse en a eu ras-le-bol de James Griffith, et il semble se souvenir qu’il a du boulot. Il revient vers la balle :
- Alors, ce match, quel enseignement ?

Mike est encore dans ses pensées. Subitement, il vient de prendre conscience du schéma exact du jeu des Rojos y Negros. Il peut donner son véritable sens au match qu’il vient de voir. Tout lui paraît maintenant lumineux dans ce match.
- C’est simple, James, dit Mike, il faut simplement saboter leurs trois lignes.

James Griffith ouvre des yeux grands comme des soucoupes. Il regarde Mike, médusé.
- Que t’est-il arrivé, Mike ? Tu as pris le soleil d’Espagne sur la nuque ?
- Non. Je vais t’expliquer... Les Espagnols, pour les contrer, il faudra faire exactement le contraire de ce que nous faisons habituellement.

James Griffith contemple le verre de Mike. Celui-ci n’y a pratiquement pas touché.
- Allons bon ! Voilà un problème de plus et il est de taille. Tu es devenu dingue. Quand je pense que je viens d’interrompre une conversation des plus douces pour t’écouter et ce sont des idioties que tu me débites...

James Griffith ne peut pas terminer sa phrase. A trois mètres de lui, un vendeur de journaux vient de déposer le Sun sur une table. Et sur ce journal, en première page, James Griffith peut lire distinctement ce titre : “L’enlèvement de Roberto, le grand joueur espagnol”.
- Merde, dit James Griffith en regardant Mike.
- Sois poli, James, dit Mike avant de vider son verre. Je vais m’expliquer sur cette histoire de sabotage de lignes.


 

J-11

La salle de rédaction du journal El Globo

José Fernandez ne décolère pas. Ce crétin de rédac en chef est tellement obsédé par les terroristes basques qu’il serait prêt à leur accorder la paternité du naufrage d’un pédalo dans la baie de San Sebastian ou de la brûlure d’une cigarette sur la moquette du hall d’entrée d’El Globo. Pour la seconde fois, José essaye de lui faire comprendre que le message téléphonique anonyme qui lui a été transmis, à lui, José Fernandez, dit l’écrivain, le journaliste sportif le plus célèbre du pays, doit être pris avec le plus grand sérieux. Pas moyen : ce pauvre mec n’en démord pas avec son E.T.A. Comme si l’E.T.A. pouvait être assez stupide pour perdre d’un coup, d’un seul, tout son prestige en kidnappant un footballeur. Et quel footballeur ! Rien moins que Roberto, l’avant-centre le plus adulé d’Espagne !
- Pourquoi pas un matador, tant que vous y êtes ?

Rageusement, fébrilement, l’écrivain ramasse à terre un feuillet dactylographié. L’autre ne sourcille même pas. Il demeure là, sur sa chaise, l’œil immobile, les lèvres molles mais fermées comme la coquille d’une huître, à le regarder glacialement, avec mépris. Heureusement que le téléphone sonne car José allait lui balancer son briquet sur la gueule. Il se ravise donc et le met dans sa poche. Il griffonne quelques mots sur un bloc, détache le feuillet et le pousse devant le rédac téléphonant : “Je m’en vais poursuivre mon enquête”. José Fernandez quitte la salle de rédaction de ses longues jambes maigres. Pilar lui barre le chemin et lui remet sans mot dire un télex : la presse anglaise est très sport et regrette sincèrement ce qui vient d’arriver aux Rojos y Negros ; elle réclame de l’U.E.F.A. qu’elle reporte le match. José fourre le télex dans sa poche-revolver et fait signe à Pilar, sous le crépitement des claviers, qu’il en a sa claque. Pilar sourit et montre du doigt le rédacteur en chef, tout au bout de la salle.
- Oui, dit José.

Et il repart vers son enquête. Elle le mène chez un armurier qui n’en finit pas de jouer à la star depuis que José lui a montré sa carte de journaliste. Elle le mène ensuite chez une concierge d’immeuble, sale et pourri, qui marche au madère. Les flics, eux, marchent à l’oseille et José n’en a pas beaucoup à leur proposer. Heureusement qu’il connaît bien Lopez, l’indic, qui ne fait payer que les flics et surtout pas les bons copains. Quand José Fernandez termine enfin sa journée, il est fourbu, crotté et titubant ; mais il jubile. Il a maintenant la certitude, qui plus est la preuve, que l’E.T.A. n’est pas dans le coup. Affalé dans son fauteuil, il se sert un whisky, forme le numéro d’El Globo pour appeler le rédacteur en chef, puis laisse négligemment retomber le combiné. Après tout, se dit-il, ça peut attendre ; et il boit son whisky d’un seul coup, comme un asphyxié respirant un bol d’air.

C’est le moment que choisit Pilar pour l’appeler. Elle lui apprend l’incroyable nouvelle : le rédac a fait un virage à cent quatre-vingt degrés, un véritable tête à queue. Il va passer le papier de José. Il admet que son hypothèse soit très plausible, très sûre même : Roberto a simplement été enlevé par des truands de pacotille, des petits truands qui doivent réaliser qu’ils ont manigancé un coup trop fort pour eux, des truands dont la frousse probable présente d’ailleurs un surcroît de danger pour la vie de Roberto, des truands qui, à l’heure actuelle, ne savent sans doute plus où ils en sont et ce qu’ils doivent faire. Pilar, elle, les imagine fort bien, paniqués comme des jobards ayant imprudemment dévalisé le Saint-Siège, pris au piège de leur propre connerie et certainement aussi désireux de se débarrasser d’un avant-centre prestigieux que des gosses le seraient de se dépatouiller d’une plaisanterie ayant très mal tourné pour l’un d’eux.

Le parc attenant à la maison de Gary Losey

Pour la troisième fois, Ned, le petit-fils de Gary Losey, vient de frôler avec sa voiture électrique la grosse tondeuse à gazon du jardinier. La quatrième va être la bonne : le petit bolide heurte une roue de la tondeuse et, après une belle embardée, se retourne comme une crêpe dans un massif de fleurs, sous l’œil attendri du jardinier qui n’en espérait pas tant. Ce dernier se précipite du mieux qu’il peut, vu sa patte folle, en se disant avec délices que le maudit gosse se sera sans doute cassé quelque chose. Le choc a été violent, suffisamment pour qu’à cent cinquante mètres de là, les trois hommes qui discutaient avec animation s’arrêtent soudainement de jacasser et, prenant leurs jambes à leur cou, foncent vers l’accident. Ned s’en est tiré absolument indemne, au grand désespoir du jardinier, mais il fait le mort car ce serait stupide de stopper dans leur élan et dans leur inquiétude un grand-père fortuné, l’un des meilleurs footballeurs du monde et le secrétaire général de la fédération écossaise de football. Il attend donc patiemment la fin du sprint de Gary Losey, de John Stark, dit l’ange, et de K.-W. Kirk. C’est John Stark qui gagne, naturellement, vu son âge et l’embonpoint des deux autres, et Ned s’empresse de lui dire qu’il s’est démis l’épaule et la rotule. Le jardinier est furieux et fait des gestes de lassitude. Quand Gary Losey arrive à son tour, le jardinier lui donne sa démission pour la seizième fois. Losey la refuse.

L’incident clos, c’est-à-dire après que le jardinier a délaissé son travail pour ramener à la maison ce sale gosse qui ne se décide toujours pas à faire un séjour dans une clinique, au grand dommage des azalées, des pétunias et des bégonias, les trois hommes tentent de reprendre leur discussion qui se limite d’ailleurs à un duo car John Stark, lui, ne parle pas. Il est mal à l’aise avec ces deux-là. Gary Losey est humain, respectueux d’autrui sous ses airs froids, trop anglais, mais il n’a jamais voulu accorder à John la confiance dont celui-ci a besoin pour s’exprimer. Quant à K.-W. Kirk, il est odieux, pense John. Il n’adresse jamais plus de mots à un joueur qu’un maquignon à une vache. Il désire John pour ce match contre la Tchécoslovaquie exactement comme un fermier désire la présence de son plus beau veau pour le prochain concours agricole.
- Vous n’allez pas me dire, mon cher Losey, que priver John d’une sélection est une peccadille pour sa carrière. Si nous perdions ce match contre les Tchèques, pour John finie la coupe du monde. La coupe du monde, Losey, ce n’est pas rien. C’est quand même un peu plus qu’une finale de coupe européenne...
- Mais vous y serez, à la coupe du monde, et John y sera. Les Tchèques, ce n’est plus du tout les Tchèques d’autrefois. Vous les battrez, avec ou sans John.
- Les Tchèques, même mauvais, il vaut mieux les rencontrer avec tous ses atouts. Si John Stark figurait dans votre sélection nationale, jamais les Anglais n’auraient été tenus en échec à Wembley contre ces Hongrois que tout le monde présentait comme des footeux d’un autre âge.
- La Hongrie a très bien joué ce jour-là.
- Oui ; et vous, vous avez joué comme des pieds nickelés.
- Ne remettons pas ça sur le tapis, voulez-vous, Kirk.
- Alors, Stark, vous nous le donnez ?
- Vous savez bien que ce n’est pas possible. Soyez raisonnable.
- Et Gary Spencer ?
- Gary Spencer, je vous l’ai déjà dit, ce sera peut-être oui. Cela dépendra de plusieurs éléments. Mais vous devez certainement désirer vous rafraîchir. Allons terminer cette discussion sur la terrasse devant un bon whisky. Celui que je viens de recevoir, vous m’en direz des nouvelles. Voilà ce que je peux faire de mieux pour votre onze : c’est de leur donner de mon whisky. Avec ça, je ne miserais pas une livre sur ces pauvres Tchèques. Qu’en pensez-vous, John ?
- Je ne pourrai vous répondre qu’après avoir goûté ce fameux whisky.
- Du whisky pour John ? Jamais de la vie ! Vous allez me l’abîmer.
- Il n’est pas à vous, Kirk, mettez-vous ça une fois pour toutes dans votre caboche d’Ecossais et venez boire un verre. A propos, que pensez-vous de l’enlèvement de ce joueur espagnol ?
- Tout le monde sait bien que c’est vous qui l’avez kidnappé.


 

J-10

Le bureau de Charles Albert

Quand son président, réjoui, lui a appris que les gens de Manchester avaient demandé à l’Union européenne de football de reculer la date du match, Charles Albert a fait une sale gueule. Après la disparition de Roberto, ce serait, a-t-il pensé, un coup supplémentaire dont les Rojos y Negros ne se relèveraient pas. On ne joue pas ainsi avec les nerfs d’une équipe déjà nerveuse par nature et qui, en outre, se trouve en situation de stress. Charle Albert s’est même alors avoué à lui-même le fond de sa pensée : ou Roberto est retrouvé dans les vingt-quatre heures ou alors il vaudrait mieux qu’on ne le retrouve qu’après le match de Paris.

A présent, Charles Albert est rassuré, apaisé. Il a en face de lui un homme qui sait tout de la partie cachée de la planète football et cet homme est formel : jamais l’Union européenne de football association n’acceptera de remettre le match dont l’issue désignera le club champion d’Europe. Ce serait créer un précédent fâcheux et dangereux ; d’ailleurs, les Espagnols n’ont rien demandé. Ce sont les Anglais qui sont intervenus. Pour une fois, l’écrivain, le long et triste José Fernandez, n’en finit pas de s’esclaffer.
- Si je n’avais aucun des renseignements qui me permettent d’avancer que le match aura bien lieu à la date prévue, je miserais quand même volontiers un paquet sur le maintien de cette date. Quand les Anglais sont fair play, on peut être sûr que ça leur rapporte beaucoup et que ça ne leur coûte rien. En demandant noblement à l’U.E.F.A. de reculer la finale tout en sachant qu’elle n’en fera rien, ils s’offrent un certificat de bonne conduite auprès du public européen et ils foutent leur adversaire dans la merde. Avouez qu’ils sont proprement dégueulasses, ces Anglais.
- Il est un fait qu’ils ont tout intérêt à nous laisser mijoter dans l’incertitude. Mais alors, selon vous, ils auraient averti leurs joueurs...
- Absolument pas ! En fait, les Anglais, ils s’en fichent de la date du match. Ils sont tellement sûrs de gagner la finale qu’on peut leur dire qu’ils la joueront peut-être dans un mois. Imaginez un peu leur état d’esprit : ils doivent rencontrer une équipe dont le moral, selon eux, est à ramasser à la petite cuillère, qui, dans le meilleur des cas, sera sans doute privée de Roberto la Terreur et, dans le pire des cas, qu’ils souhaitent, évidemment, commettra la bêtise de faire jouer un Roberto complètement liquéfié par l’aventure que l’on connaît.

Charles Albert serre les poings de joie mauvaise. Oui, le meilleur des cas, c’est bien celui où l’on n’a pas retrouvé Roberto avant le match. Quant au reste, quant au désespoir de son équipe, il va se charger de le transformer en une immense rage de vaincre. Ils vont bien regretter, les Anglais, que le match ne soit pas retardé. On n’aura pas fini d’en parler, dans les chaumières, de ce Roberto qui, en se faisant kidnapper, aura ainsi sauvé la saison des Rojos y Negros.
- Voyez-vous, l’écrivain, je vais vous dire une bonne chose : Roberto absent en vaudra dix présents.
- Je le crois volontiers, mais, cependant, méfiez-vous : la solidarité dans la douleur a des limites, celles de la douleur elle-même. Que feriez-vous si vous appreniez qu’on a tué Roberto ?

Le stade d’entraînement des White Stars

Gary Spencer est tout chose. Il vient d’apprendre qu’il a été retenu pour le match Ecosse-Tchécoslovaquie et il ne sait encore trop s’il doit s’en réjouir ou se lamenter du sort qui lui retire ainsi la joie de participer, pour la première fois de sa carrière, à une finale de coupe d’Europe des clubs champions. Gary Spencer est un rude Ecossais, simple et entier, fait tout d’une pièce, et il n’aime pas cette situation où il ne parvient pas à se décider pour la joie ou la déprime. Heureusement, Mike semble vouloir l’aider à prendre une décision : il vient, à deux reprises, d’engueuler Gary comme un Français engueule son chien et la tronche qu’il présente quand ses yeux rencontrent ceux de Gary témoigne amplement de sa désapprobation. Gary Spencer aime beaucoup son entraîneur et, si celui-ci est furieux contre lui, c’est sans doute, se dit Gary, qu’il lui en veut de s’être laissé caper pour ce foutu Ecosse-Tchécoslovaquie. Y a pas à dire, marmonne Gary en essayant maladroitement de reprendre de la tête un centre déplorable adressé par Mike, il m’en veut terriblement et je ferais mieux de téléphoner au plus vite pour décliner ma sélection. Le problème, c’est que Gary ne cesse d’imaginer son père en train de pérorer, dans la rue principale du village, et de sa pavaner, comme seul un Ecossais sait le faire quand on lui a fait l’honneur de goûter à son meilleur whisky ou de sélectionner son fils pour un match international où le destin de l’Ecosse est en jeu. Y a pas à dire, marmonne Gary en essayant bêtement de dribbler son gardien qui a toujours eu plus d’un tour dans son sac pour éviter les dribbles des meilleurs avant-centres, le père doit être si fier que ce serait vraiment pitié de le décevoir. Si encore les White Stars était un club écossais ! Le blanc des White ou le bleu marine de la sélection, that is the question.

Mike est fou de rage. Les injures qu’il adresse à Gary Spencer, qui vient d’oublier de marquer un but tout fait, sont à ce point méchantes et obscènes que l’Ecossais en rougit de honte. John Stark, sur le banc de touche, observe la scène avec amusement. Il a méticuleusement analysé le manège de son entraîneur et il est en train de se demander si celui-ci n’essaye pas de rejeter définitivement ce brave Gary vers son destin. A force d’être vexé par Mike, se dit John, Gary va partir gonflé à bloc pour ce match de l’Ecosse. Sacré Mike ! Il aime tellement le foot et les footballeurs qu’il serait capable d’entraîner l’équipe du Diable pour un match contre l’équipe du bon Dieu. En fait, John Stark sous-estime la malice de son entraîneur. Si ce dernier met tout en œuvre pour foutre en boule son Ecossais, ce n’est pas pour le monter à bloc contre les Tchèques, mais simplement pour lui faire donner tout son jus lors du prochain match de championnat des White Stars. Le raisonnement de Mike est élémentaire comme le football : puisque Gary est out pour la finale européenne, il faut quand même tirer de lui le meilleur parti possible au bénéfice du club. Il en est des joueurs de foot comme des salariés d’une entreprise, des soldats d’une armée, des pions sur un échiquier : pour le bien de l’équipe, de l’entreprise, de la nation, pour le gain de la partie d’échecs, il faut savoir sacrifier par-ci, par-là, une pièce et, qui plus est, faire donner le meilleur d’elle-même à la pièce sacrifiée avant qu’elle ne succombe. Au fond, Mike n’est pas vraiment un mauvais bougre. Ce n’est pas parce qu’il est l’entraîneur qu’il doit forcément être un mauvais bougre. Mike n’agit pas volontairement et en toute conscience de ce qu’il fait. Il est mu inconsciemment par le souci du bonheur collectif de son club. Le football est bien comme la guerre, se dit John Stark, et c’est en quoi, parfois, il me dégoûte. Entre le meilleur tireur de coups francs et le meilleur tireur tout court, quelle est la différence ?*Tout est si simple. Tout est si compliqué quand on gamberge trop. L’explication de tout, c’est la pression, l’insurmontable pression qui commence déjà à serrer, à broyer ces jeunes hommes et leur entourage plus mûr, aussi sérieusement et efficacement qu’un étau. Trop d’argent, trop d’intérêts en jeu, trop de passion déchaînée après avoir été délicatement distillée parmi les supporters. Les supporters de football, qui en fera jamais l’exacte sociologie ? Et à quoi une telle étude pourrait-elle d’ailleurs servir ? Même dans les camps de la mort nazis, on jouait au football, pour tuer le temps, en attendant de mourir. Et les supporters de ces condamnés, eux-mêmes condamnés, n’étaient pas moins acharnés et passionnés que les supporters des White Stars. John Stark sait bien cela. Il sait peut-être trop de choses, John Stark. C’est peut-être ce qui l’empêche parfois, après une série de dribbles époustouflants, à faire se dresser et chavirer tout un stade, d’esquisser ou de parfaire le geste décisif, celui qui crée la différence au tableau d’affichage. Mike parle souvent de lui avec un zeste de mépris dans la voix, comme il parlerait d’un poète, d’un intellectuel. Mike n’est pas très cultivé et il veut marquer simplement signifier par là que John est un artiste.

Salut l’artiste, se dit John Stark, les Rojos y Negros te saluent bien ! Les Rojos y Negros et la pression qui s’abat sur eux aussi, en ce moment. Ils ne doivent pas rigoler non plus, là-bas, en Espagne, se dit John, et il applaudit à tout rompre car Gary Spencer vient de réussir un but magnifique, une tête plongeante de kamikase, à quelques centimètres du poteau, comme seuls les Ecossais osent en entreprendre quand ils ont décidé d’en vouloir. Or, Gary Spencer en veut. Et pour cause !


 

J-9

Le port de Barcelone

Roberto est complètement paumé. Il erre depuis plus d’une heure dans ces ruelles désertes qui séparent les docks sans la moindre idée du chemin qu’il doit prendre. Il a la tête lourde, l’estomac vide. Seul le sentiment délicieux d’être un héros lui donne la force de poursuivre sa quête de la sortie. Sortir de ce maudit port, se précipiter au journal El Globo, ou dans un commissariat de police, ou, mieux, dans un grand hôtel, et s’offrir, pantelant, au crépitement des flashes et à la bousculade des journalistes, tel est, à cette heure plus qu’en d’autres moments de sa courte carrière de footballeur pro, son credo, son soutien, sa foi. Roberto a faim. Roberto a soif. Roberto trébuche et s’affale sur des trognons de chou. Un chat, l’œil ensanglanté, passe devant lui en pleurant comme un enfant. Roberto ne peut plus supporter ces cris d’enfant de chat blessé. Il se relève vivement et s’enfuit du plus vite qu’”il peut sur les pavés disjoints et glissants de cette ruelle de malheur qu’il n’aurait pas dû prendre car elle semble ne conduire nulle part. Si ! Au bout, là-bas, tout au bout, Roberto croit voir ce qui doit être une sorte de petit caboulot minable. Il y parvient. Il pousse la porte et se retrouve, hagard, dans un minuscule café maure. Les deux bicots qui jouent aux cartes et le patron, sorte de géant turc, le contemplent, interloqués. Roberto passe nerveusement la main dans ses cheveux sales et entreprend d’expliquer.

Les trois autres ne comprennent pas grand-chose, pour commencer. Ils se méfient et les regards sont plus qu’hostiles. Le patron voit bien que ce roumi ébouriffé et maculé est un sacré paumé. Mais de quelle espèce ? Pourtant, l’un des joueurs de cartes semble brusquement s’y retrouver dans ce charabia. En fait, il a tout bonnement reconnu Roberto. Il le dit en arabe à son vis-à-vis qui tripote les cartes nerveusement. Le géant turc, derrière son comptoir, questionne les joueurs en chassant les mouches. Ils parlent à présent à volonté en arabe, ce qui a pour effet d’interrompre Roberto. Ils sont sympa, maintenant, les ratons. Ils rigolent. Roberto n’en croit pas ses yeux. En espagnol, le patron demande :
- Tu connais Yachid ?

Si Roberto connaît Yachid ? Bien sûr qu’il connaît Yachid. Il l’a rencontré à deux reprises quand l’Espagne a joué contre la sélection marocaine, une fois à Meknès, l’autre à Casablanca. Il se souviendra toujours de Yachid, le stoppeur qui arrête tout et tout le monde. Comment pourrait-il oublier Yachid ? Roberto interrompt son récit incompréhensible pour dire qu’il connaît bien Yachid et que c’est un très grand joueur. Les autres s’esclaffent de bonheur. Le patron quitte son bar et va donner des ordres dans la cuisine. Malgré sa fatigue et les exclamations des joueurs de cartes, Roberto comprend vaguement qu’on va lui donner du couscous. Une crainte remplace très vite la joie dans son cerveau embrumé : va-t-on lui donner à boire ?

Roberto bouffe, Roberto boit, Roberto rit entre deux bouchées et entre deux verres. Les autres parlent, parlent. Ils vont s’arranger, disent-ils, pour que l’on prévienne les flics. Eux ne le feront pas. Ils ne veulent pas que ce caboulot, qui est une oasis perdue dans le désert du port de Barcelone, soit envahi par les flics et les journalistes. Ils veulent qu’on leur fiche la paix. Que seulement Roberto leur procure des billets pour les beaux matches du festival d’été, quand les Rojos y Negros viendront à Barcelone. C’est tout. Ils ne veulent pas de publicité.

Le couscous est succulent, se dit Roberto. Ils ont bien fait cuire la viande dans la marga. On lui donne maintenant du thé et des cigarettes. Deux autres Arabes, entre temps, ont pénétré dans ce drôle d’estaminet. Ils sont sombres et hostiles, eux. Pas des enfants de chœur de mosquée. L’un d’eux se fait expliquer par le patron la cause de cette agitation. Il dit au patron qu’il va flanquer Roberto dans sa voiture, les yeux bandés, et qu’il va le déposer en ville sans lui demander d’autographe. Il n’aime pas le foot, celui-là. Pas au point de prendre le moindre risque. Pour les ratonnades, il a déjà donné. Roberto fait mine de vouloir payer. En fait, il n’a pas le rond. Les autres se marrent et lui disent que ce n’est pas la peine, qu’ils sont bien contents d’avoir vu un copain de Yachid, le plus grand footballeur arabe de tous les temps. Ils lui tapent sur l’épaule, lui souhaitent de se refaire vite une santé et ils espèrent que les Rojos y Negros vont leur montrer, à ces Anglais, ce que shooter veut dire en espagnol et en marocain.

Ils font comme l’autre, le pas marrant, avait dit : ils lui bandent les yeux avec un mouchoir sale, le poussent gentiment dans une voiture surgie des profondeurs de la ruelle et voilà Roberto embarqué dans une bagnole pas moche du tout, s’il en croit sa banquette et le bruit de son moteur, cahotant sur les pavés disjoints, avec au volant un Arabe au visage en lame de couteau, prévenant quoique peu causant. Ce la roule dix minutes, puis l’Arabe lui demande de se coucher sur la banquette et de faire semblant de dormir ; puis il lui dit d’enlever son bandeau. Il le dépose devant El Globo. Il lui déclare quand même, avant de redémarrer :
- Je te souhaite bonne chance pour ton match. Tu vas te retaper et tu pourras tenir ton poste.

Roberto ne sait plus très bien où il en est exactement. Il se sent à l’aise, à part ça. Il sait que, dans une dizaine de jours, tous les téléscripteurs du monde entier parleront de lui. Il se voit déjà devant les caméras. Je n’oublierai pas de leur dire, marmonne-t-il, que ce couscous était très bon.

Le stade d’Anfield Road à Liverpool

Il reste quinze minutes à jouer et le kop de Liverpool vient d’exploser : les Reds ont égalisé. Quinze minutes à tenir pour les White Stars qui tiennent donc en échec Liverpool chez lui, 2 à 2. Le coach a dit qu’il fallait s’arc-bouter et ne pas se hasarder à attaquer. On ferme et rien ne doit plus passer. Subir le déluge des maillots rouges, briser une à une, inlassablement, les vagues rouges qui surgissent à la vitesse d’un vent de force six. James Parker, le gardien des White, multiplie les prouesses. Il a l’état de grâce, c’est-à-dire une compétence de l’instant surmultipliée, alliée à une veine de super-cocu. La preuve : un centre de l’ailier droit de Liverpool qui, après une trajectoire douteuse, est repoussé par Parker sur le front de l’avant-centre, lequel, d’une tête piquée, met la balle sur le second poteau. Celle-ci ricoche dans les pieds de l’ailier droit bien revenu dont le tir est repoussé de nouveau par le gardien. Le stoppeur des White dégage ; le n° 10 de Liverpool intercepte et remet dans le paquet. C’est le cafouillage monstre au bout duquel la balle glisse tout doucement vers la cage, presque parallèlement à la ligne de but. L’avant-centre se précipite sur cette balle molle mais Parker plonge dans ses pieds et la lui chipe quand tous les spectateurs, debout, la voyaient déjà au fond des filets.

Parker a dégagé très loin. Mike est furieux. Il hurle sa colère. Il a pourtant bien spécifié à Parker de dégager la balle à la main pour que toute l’arrière-garde la remonte doucement en la conservant au maximum. Qu’est-ce qui lui prend, à cet enfant de putain, de donner la balle si loin, directement à l’adversaire ? Le résultat, c’est que Parker est déjà de nouveau à l’ouvrage, cette fois sur un maître tir de trente mètres. Ce que Mike ne semble pas comprendre ou bien voir, c’est que les défenseurs des White commencent à donner des signes de fatigue que Parker est bien placé, lui, pour enregistrer et interpréter. En dégageant la balle à la main sur des défenseurs hagards et affolés, il y a un mois, contre Arsenal, à la fin d’un match houleux et fou, il a encaissé deux buts dans les trois dernières minutes. Il s’en souvient encore aujourd’hui, c’est tout, et Mike n’a qu’à se faire foutre avec sa tactique au tableau noir.

Noir est le ciel, rouge est la foule, verte est la pelouse. Dans ce noir, ce rouge et ce vert, le blanc sale des White Stars ne pèse plus très lourd. Il reste dix minutes à jouer et Parker se surprend à penser déjà à sa douche. Les gradins sont archipleins. Le kop, le fameux kop de Liverpool, ruisselle d’étendards aux couleurs de son club. Un qui doit être heureux, c’est le trésorier d’Anfield Road. Dans dix minutes, ce sera une belle pagaille d’autobus et de voitures entourés de piétons, comme des bouts de fromage portés par des fourmis.

L’arbitre pense à sa sortie. Sera-t-elle calme ou agitée ? En cet instant, il ne peut rien prédire de précis. Il suffira que, dans quelques minutes, il ait à siffler un penalty contre les Reds pour craindre sérieusement pour l’état de son short ou de sa voiture, ou peut-être même des deux. Il est costaud, l’arbitre, mais que peut faire de particulier un costaud quand une boîte de bière lui tombe à toute volée sur le crâne ? Mesure-t-on souvent et convenablement tout le courage qu’il faut à un homme en noir pour siffler un coup de pied de réparation contre l’équipe recevante à quelques poignées de secondes seulement de la fin d’un match ? Celui qui galope en ce moment sur la pelouse d’Anfield Road conjure le mauvais sort en détournant la tête chaque fois que l’avant-centre des White entre en force dans la surface de réparation des Rouges. Il faut dire que ce dernier n’y entre pas souvent, depuis plus d’un quart d’heure, dans ladite surface. Liverpool continue d’attaquer à mort et les White attendent manifestement le coup de sifflet final comme des enfants attendent leur Noël.

Attaquer n’est pas toujours gagner. Il reste cinq minutes à jouer et les White viennent de marquer. Le stoppeur des White, après une chevauchée fantastique, vient d’inscrire son but comme à la parade. Plus d’un reporter, là-haut, dans la tribune de presse, doit être en train de déclarer solennellement, en bon comptable, que décidément ce stoppeur de Manchester est à créditer d’un bon match. Ce sont tous des comptables, les reporters sportifs. Ils émettent toujours les mêmes phrases de gestionnaires : Untel est à créditer d’un bon match, Untel a de nombreux buts à son actif, Untel peut dresser, cette saison, un bilan positif. L’arbitre, lui, préfère en ce moment les soustractions : il vient de refuser ce but pour hors-jeu. Parker se précipite vers lui et le bouscule. Parker a raison : le stoppeur n’était pas hors-jeu puisqu’en tout état de cause, il était parti depuis l’intérieur de son propre camp. Parker s’énerve et, s’il continue... C’est fait ! Parker a hérité d’un carton jaune. Mike, sur son banc, est muet. Il se demande toujours, en pareille circonstance, pourquoi il fait ce métier de con. Il n’a même plus envie, comme autrefois, quand il était un entraîneur plus jeune, de casser la gueule à l’arbitre. Il reste là, assis, sans mot dire, pensant qu’il ne reste plus que cinq minutes au Dieu de justice pour faire la preuve de son existence. Dieu est-il footballeur ? That is the question.

Dieu, en tout cas, s’amuse à accabler Parker de fausses frayeurs : encore un bolide qui vient, cette fois, de faire trembler la barre transversale. Les White, passé leur colère, se sont ressaisis. Ils sont de nouveau concentrés sur leur sujet.

C’est fini, c’est bien fini. L’arbitre a sifflé. Les Reds se font huer par leur public et rentrent un à un au vestiaire, la tête basse, comme des gosses pris en flagrant délit de mensonge. Les White Stars, par contre, ne peuvent cacher leur satisfaction. Un nul à Liverpool, c’est toujours bon à prendre, surtout à quelques jours du grand match de Paris. Cet après-midi, ils ont finalement joué en grande équipe européenne, n’oubliant jamais leur foorball, subissant le match, certes, mais sans paniquer, et sachant profiter au maximum, et avec réalisme, des contre-attaques qui pouvaient être déployées.

Mike marmonne quelques réprimandes à ses gars, mais Mike, de toute manière, n’est jamais content. Seul Parker a échappé à ses sarcasmes. Le gardien des White, d’ailleurs, laisse généralement peu de temps à son coach pour exprimer quoi que ce soit. Il est toujours le premier dévêtu, le premier douché, le premier rhabillé. Après les matches, on dirait un ouvrier sortant de l’usine, un employé s’échappant de l’atmosphère ampuantie du bureau, un élève s’extirpant de l’école. Quittera-t-il aussi vite ses camarades à l’issue du match de Paris ? Les paris sont ouverts dans l’équipe. Mais qui se souviendra, ce soir-là, de ce pari stupide ?


 

J-8

La salle de réception du journal El Globo

Charles Albert essaye, angoissé, de se frayer un chemin à travers l’énorme cohue. Il joue du coude, avance péniblement sur la pointe des pieds, s’emmêle dans les câbles et les fils qui traînent un peu partout, s’excuse, se confond, se morfond. Tout le monde est là ou presque. Tous les authentiques journalistes sportifs, bien sûr, mais aussi nombre de ceux qui n’ont jamais écrit trois lignes sur le sport. Il faut dire que l’événement est d’importance et dépasse largement le cadre du football : on a retrouvé Roberto, Roberto est réapparu, Roberto n’est pas mort. Il est là, sous les perches et les objectifs, fatigué, certes, mais radieux et en chair et en os.

Charles Albert l’aperçoit à présent et, en même temps, frémit. Il marque un temps d’arrêt, c’est-à-dire que, dans cette foule de plus en plus compacte et agitée au fur et à mesure que l’on approche du centre d’intérêt, il recule car, à cet endroit, ne plus avancer vous contraint à reculer. Que vais-je faire, se dit l’entraîneur ? Y aller, c’est se faire reconnaître et s’exposer à des questions embarrassantes du genre de : retiendrez-vous le kidnappé dans l’équipe ? Ne pas y aller, c’est laisser cet abruti seul devant ces retors, avec tous les risques que cela peut comporter. De nouveau, il aperçoit Roberto. On dirait Mussolini après la conquête de l’Ethiopie. On dirait Franco défilant à Madrid. Il est ivre d’orgueil. Il est foutu pour au moins cent bons matches, se dit Charles Albert. D’un coup de reins, l’entraîneur gagne quelques centimètres. Un des gars de la télé l’aperçoit. Il lui fait signe. Il l’extirpe littéralement de la marée inhumaine. Les micros s’agitent et se balancent, les perches à son frémissent comme des joncs sous le vent.
- Roberto, quand reprendras-tu l’entraînement ?
- Dès demain.
- Roberto, pensais-tu au match de Paris durant ta captivité ?
- Je ne pensais qu’à ça. C’est ce qui m’a aidé à vivre, à tenir, durant tout ce temps-là.
- T’es-tu senti, à un moment ou à un autre, particulièrement menacé ? As-tu cru qu’ils pouvaient, qu’ils allaient te faire du mal, que tu pourrais fort bien ne plus pouvoir revêtir un maillot de vedette du football espagnol ?
- Disons que j’ai jamais douté. Je me disais que j’étais quelque part, en quelque sorte, disons... le représentant au plus haut niveau du football espagnol et qu’il fallait que je tienne coûte que coûte, que je me devais de tenir coûte que coûte, quoi qu’il arrive.
- Roberto, dans huit jours, c’est le match, le super-match, pour toi et pour toute l’équipe des Rojos y Negros, et ce sera du même coup le grand match, le grand jour, pour toute l’Espagne. Pourras-tu tenir ton poste à cinquante pour cent au moins de ta valeur ? Ton entraîneur est là, Roberto ; on va aussi lui poser la question. Mais, d’abord, réponds-y. Sera-ce quand même du grand Roberto, ce jour-là, malgré ce qui vient d’arriver, malgré ce mauvais coup du sort ?
- Croyez-moi, je ferai tout mon possible pour me venger de cette poisse. Les Anglais, ils vont le payer, mon enlèvement, c’est sûr...
- Et vous, Charles Albert ?... Approchez-vous du micro, n’ayez pas peur... Faites de la place, s’il vous plaît. Et vous, Charles Albert, qu’en pensez-vous ? Aurons-nous quand même, malgré ce que viennent de faire à tout notre football deux petits électriciens au chômage, deux minables irresponsables, aurons-nous quand même du grand Roberto ?

Charles Albert voudrait être sur son banc de touche, là-bas, à Paris. Il préfèrerait y être, à la mi-temps, tout en sachant que son équipe est menée deux à zéro et que ce sera dur, très dur. Moins dur cependant que de répondre à ces affamés de l’info à scandale qui se ruent sur ce scoop comme des piranhas sur de la chair fraîche. Il murmure dans les micros :
- Nous ferons tout pour que Roberto se retrouve en forme rapidement.
- Vous ne répondez pas vraiment à la question que nous vous posons et qui est d’ailleurs sur les lèvres de l’Espagne entière.
- Je répète : nous ferons tout le nécessaire, au niveau psychologique comme sur le plan médical, pour que Roberto recouvre le plus rapidement possible ses moyens qui, comme vous le savez, sont grands.
- Voulez-vous dire ainsi que, dans votre esprit, Roberto n’est pas à coup sûr certain de figurer sur la feuille de match dans huit jours à Paris ?

Les exclamations, les cris même, fusent. Roberto fait une gueule d’ahuri, ce qui lui donne presque un air de gravité enfantine. Charles Albert est pâle de colère contenue. On se bouscule à ses côtés, on s’injurie. Charles Albert fait des efforts désespérés pour se contenir. Il parle d’une voix blanche, irréelle chez lui :
- Ecoutez. Ne pensez-vous pas que les limites de la recherche de l’information commencent à être passablement dépassées ?

Maintenant, ça ne glapit pas, ça gueule franchement et Charles Albert a du mal à continuer.
- Ce garçon est un homme avant d’être un footballeur. Il est épuisé, nerveusement et physiquement. J’ignore totalement, à l’instant où je vous parle, s’il retrouvera son complet équilibre d’homme demain, après-demain ou dans une semaine. Ne pensez-vous pas que la meilleure chance de le retrouver au Parc des Princes dans huit jours commande avant tout de lui foutre la paix ?

Maintenant, Charles Albert n’est pas loin de perdre les pédales. Il va probablement dire des sottises, s’il continue. L’Ecrivain s’en est aperçu. Il le pressentait et c’est pour cela qu’il a fait des pieds et des mains pour parvenir jusque-là. Il saisit Charles Albert par un bras et entreprend de lui faire réintégrer les flots agités de la foule. Il entraîne irrésistiblement Charles Albert, mu par la peur du scandale et aussi par une grande pitié envers l’entraîneur.
- Roberto, dans combien de temps, la forme ?
- Roberto, que penses-tu de ce que vient de déclarer ton entraîneur ?

Roberto repart de plus belle. Il a souvent été interviewé mais jamais comme aujourd’hui, tout seul, et par toutes les radios d’Espagne et d’Europe. C’est manifestement le plus grand moment de sa vie et il aimerait bien qu’il y ait en cet instant deux Robertos : l’un qui se laisserait interviewer à satiété et l’autre qui regarderait le premier et qui pourrait ainsi goûter à petits coups, profondément, toute la joie intense de l’événement. Bien sûr qu’il sera sur la feuille de match à Paris. Le mettre sur la touche serait une folie. L’Espagne entière se révolterait et casserait tout. L’entraîneur ? Charles Albert n’a jamais dit que Roberto ne jouerait pas. Comment pourrait-il dire une bêtise pareille ? Non seulement il jouera mais il marquera ce soir-là et rapportera la coupe à Madrid. Pendant son internement dans cette cave humide, aux mains de ces deux paumés avec qui il faut être à présent indulgent, il n’a eu qu’une idée fixe : marquer le but décisif à Paris et boire ensuite le champagne dans la coupe d’Europe.

Affirmation plus que douteuse. En fait, durant ces heures noires, Roberto n’a probablement vécu qu’avec l’obsession d’une mort violente. Chacun le sait mais tout le monde applaudit. Il est des conventions chez les journalistes, et notamment chez les journalistes sportifs, qui permettent de poser des questions ou d’émettre des commentaires que le téléspectateur ou l’auditeur le plus machiavélique ou le plus fouine merde n’oserait ou ne penserait même jamais formuler et qui autorisent par contre à passer sous silence les analyses les plus évidentes. Roberto a humainement eu les jetons durant sa détention. Chacun peut en être sûr car on ne peut pas ne pas avoir les jetons quand deux types vous ont enlevé et vous tiennent prisonnier pendant des jours dans une cave humide coupée du reste du monde. Roberto affirme cependant qu’il n’a pensé qu’à marquer un but, c’est-à-dire en somme à l’action de taper dans une balle en essayant de la faire passer entre deux poteaux. Marquer un but devant cent mille spectateurs et des millions de téléspectateurs qui attendent cela de vous depuis des semaines, peut-être des mois, c’est souvent un geste aussi beau, aussi noble, aussi lyrique que le trait du maître sur la toile ou le jeté de l’étoile de danse ou le coup d’épée du preux chevalier. C’est tout un monde d’espoir, de bonheur, de vitalité qui pénètre en même temps chez un homme, chez cent mille spectateurs et chez des millions de téléspectateurs. Marquer un but au regard du tragique et du désespoir du moindre fait divers, c’est une débilité. Autant affirmer que le grand maître joue mentalement aux échecs en marchant vers la chaise électrique, que la ballerine qui est en train de se noyer enchaîne dans sa pauvre tête immergée des pas de chorégraphie, que l’expert-comptable refait sa balance en voyant foncer sur lui l’autobus. N’y a-t-il donc pas dans la salle quelqu’un qui aurait le courage de dire à ce malheureux Roberto :
- Roberto, après tous ces jours et toutes ces nuits à crever lentement de peur, après tous ces petits bruits épiés, recueillis, passés à la loupe et interprétés dans le sens d’un fol espoir ou de l’imminence de la fin, croyez-vous que vous pourrez un jour prochain vous intéresser à un ballon ?

Roberto éclaterait alors probablement en larmes, devant les caméras, et les micros seraient pleins de ses reniflements. C’est ça, le scandale dans l’audio-visuel, c’est ça qu’il faut éviter à tout prix dans la pub, à la radio, à la télé. Les conventions, dans le journalisme comme ailleurs, si elles n’existaient pas, il faudrait les inventer.

Et voilà pourquoi, en vérité, Roberto, ce monstre sacré, n’aura pensé qu’à une seule chose durant sa longue et pénible réclusion : marquer un but à Paris et boire du champagne dans la coupe d’Europe.

L’appartement de John Stark

Gladys est rayonnante de bonheur. Son petit dîner dansant est assez bien réussi et elle est heureuse de voir ces grands enfants de footballeurs s’amuser comme des petits fous. Tous les bons copains sont là. Gary Spencer marque étroitement à la culotte une jolie blondinette dans la zone du canapé. James Parker est affalé par terre au milieu d’un monceau de cassettes. Mary et son mari, les voisins de palier, flirtent comme des amoureux qui se connaissent à peine. Il y a aussi, bien sûr, Robinson, le stoppeur, et Thomas, le numéro dix, sans compter Bailey, l’ailier gauche, et sa petite amie. Gladys imagine fort bien la tête du manager et celle du coach devant ce spectacle : la moitié de leur équipe faisant la noce à quelques jours d’un match de championnat. La mascotte des White Stars, qui vient justement d’être élue ce soir marraine de l’équipe à l’unanimité de ses membres présents, a ses petites idées personnelles sur l’entraînement psychologique d’un team de football. Rien ne vaut, avant d’affronter Leeds, une sacrée bonne détente entre copains. Un buffet bien garni, des disques et un peu d’alcool remplacent avantageusement, selon Gladys, la monotone et sempiternelle phraséologie primaire qui sert habituellement de vitamine psychique d’avant match. Gladys est tellement espiègle qu’elle meurt d’envie de téléphoner à Mike et à Griffith et les autres ont le plus grand mal à l’en empêcher. Heureusement car Griffith débiterait des insanités et Mike viendrait illico se pointer chez John Stark, histoire de gâcher l’ambiance.

Des histoires drôles roulent sur les deux compères, sur Griffith et ses rousses bien en chair, sur Mike et son air terriblement triste. Thomas, qui dessine bien, a même fait d’eux des caricatures très réussies sur la glace de la salle de bains et toute la troupe hilare s’est marrée tout à l’heure dans la petite pièce, devant le lavabo. Même John, qui sourit très souvent mais encore plus discrètement, riait aux larmes comme un enfant. Gladys regarde John qui, un verre à la main, est en train de choisir une cassette et elle se dit que, justement, son ange n’est pas un enfant. Ce n’est pas un éternel assisté, comme toutes ces vedettes du football qui lui font souvent pitié quand, entre deux matches, ils semblent traîner leur grande carcasse avec cette désinvolture de gosses encadrés et aussi peu soucieux de leur liberté que du temps de demain.

Le téléphone sonne. Gladys décroche. C’est James Griffith qui appelle. Quand on parle du loup... Il demande John. Gladys fait signe aux autres de mettre une sourdine mais Griffith a l’oreille fine et, apparemment, John est en train de passer un mauvais moment. A plusieurs reprises, il a essayé d’en placer une, sans y parvenir. Thomas et Bailey baissent la tête comme si c’était à eux que s’adressait le flot de paroles que John encaisse sans broncher. Enfin, il peut dire quelques mots.
- Je vous assure, Monsieur, que ce n’est pas une boum. Juste un petit dîner avec des voisins de palier...

À l’autre bout du fil, le manager explose. John Stark passe et repasse son index de la main gauche dans une de ses boucles de cheveux ; ça l’aide généralement à se maîtriser quand la moutarde commence à monter. Gladys, elle, n’y tient plus. Elle arrache à John le combiné.
- Bonsoir, Monsieur Griffith. Ici, c’est Gladys. Monsieur Griffith, si vous êtes un peu triste ce soir, je vous invite à venir prendre un verre ; ici, on s’amuse et on est très heureux de s’amuser. Si vous avez envie de vous détendre, venez. Sinon, il serait sage pour vous d’aller vous coucher. Bonne nuit, Monsieur Griffith... C’est ça, c’est ça : s’ils perdent contre Leeds, vous me donnerez une bonne fessée.

Gladys raccroche. C’est l’éclat de rire général. Seul John ne rit pas. Il dit à Bailey :
- Si jamais on gagne la coupe d’Europe, je fais le serment de lui casser la gueule.


 

J-7

L’infirmerie du centre d’entraînement des Rojos y Negros

Le médecin va et vient entre les appareils. Il est visiblement satisfait de l’état de ses patients. Sous ses apparences j’m’en foutistes, il aime bien son job, le toubib. Ce qu’il déteste, c’est de courir dans l’aire de jeu vers un joueur à terre qui se tord ou fait semblant de se tordre de douleur. Les soirs de match, il a nettement l’impression d’être un raté. Avoir fait toutes ces études pour permettre à onze bonshommes de reprendre haleine le temps d’une comédie de quelques poignées de secondes, cette pensée lui donne mauvaise conscience, à lui qui, autrefois, il y a bien longtemps, rêvait d’être brancardier et de sauver des tas de mecs englués dans la boue consciencieusement malaxée par des obus de mortier. Mais là, dans son antre, il est heureux le médecin. Là, il adore son métier.

Amadeo lève vers lui des yeux anxieux. La pubalgie dont il souffre depuis quelques semaines lui donne ce regard de chien battu qui rumine sa peine. Le petit joueur argentin se fait du mouron, c’est évident. Jouer un match sur deux, c’est pour lui une situation alarmante. Pourtant, le médecin est confiant. Il le dit à Amadeo. On envisagera, en fin de saison, s’il convient ou non d’opérer. Pour l’instant, au rythme d’un match sur deux, il n’y a pas lieu de trop s’inquiéter.

Raimundo, lui, ne s’inquiète pas. Sa blessure au cuir chevelu n’est plus qu’un mauvais souvenir de plus. Il en a vu bien d’autres. Il est en pleine forme et ne condescend à se faire examiner que pour en foutre plein la vue au toubib qui, lui-même, enthousiasmera à son tour, c’est sûr, Charles Albert. Pour le petit jeune qui a si brillamment défendu la cage des Rojos y Negros, l’autre jour, contre Séville, c’est cuit. Il devra attendre une autre occasion pour lui piquer sa place. On ne pousse pas comme ça Raimundo hors de sa surface. Il est si fort, si gai, qu’Amadeo lui a fait remarquer tout à l’heure que la décence la plus élémentaire commandait de respecter les morts dans un cimetière, les croyants dans une église, ceux qui dorment dans une chambrée et les copains malades dans une infirmerie. Que penserait Roberto de Raimundo si Roberto était là ? En bon défenseur qu’il est, Gilberto a surenchéri : que Raimundo aille plutôt voir dans ses filets si le ballon s’y trouve. Le médecin a souri. Allons ! Le fait que ces garçons voués à l’inactivité s’asticotent prouve qu’ils languissent après leur jeu favori. Mieux les entendre s’enguirlander que les voir taper sempiternellement le carton, comme ils le font parfois à l’infirmerie, ce qui a le don de mettre le médecin en colère.

Un qui ne rigole pas, cependant, et qui n’a même pas de regard anxieux ou l’envie de se bagarrer, c’est Luiz. Sa plaie à la cuisse droite n’a pas l’air de s’arranger. Là, c’est un autre problème, qui excite le toubib. Il s’est parié à lui-même que Luiz jouerait le match de Paris, bandé ou pas, malgré ces sillons creusés dans sa jambe par les crampons d’une chaussure baladeuse. Justement, Charles Albert vient de téléphoner pour prendre des nouvelles. Le toubib a été formel : Luiz tiendra sa place dans une semaine au sein de la défense des Rojos y Negros. Si besoin est, on mettra un emplâtre sur sa cuisse. Le seul problème possible, c’est de savoir si la fixation de cet emplâtre sera autorisée par l’arbitre. Charles Albert en parlera au président qui s’informera là-dessus.

Remettre sur pied un gars qui boîte dans les meilleurs délais ou concocter un emplâtre ou un régime alimentaire, c’est dans les cordes du docteur. Ce qu’il n’aime pas, c’est faire le pied de grue le long d’une touche avec sa boîte à pharmacie à la main. Le toubib s’est arrêté devant le vibromasseur. Gilberto le regarde et lui pose une question avec déférence. Le toubib n’entend rien, ne voit rien de ce qui se passe dans son infirmerie. Une pensée vient de l’envahir. Il se voit justement au bord de cette ligne de touche avec sa mallette à la main. Le soigneur lui montre du doigt Roberto qui donne des signes de détresse. Le toubib sort de son rêve. Il prend le téléphone et appelle Charles Albert. Il attend longtemps. On doit certainement courir pour héler Charles Albert qui doit être en train d’aguerrir ses hommes sur le terrain. Le souffle haletant de Charles Albert parvient enfin au toubib.
- Excusez-moi de vous déranger en plein travail. Une idée vient de me venir. Il faudrait se voir ; à déjeuner, peut-être ? C’est au sujet de Roberto. On va sans doute pouvoir le faire jouer, au moins une mi-temps, sans prendre un trop gros risque... Je ne parle pas du risque sportif, je parle du risque médical. De toute manière, il faudra le monter en épingle...

Le bureau de Gary Losey

Gary Losey, assis derrière son somptueux bureau recouvert d’ardoise, a en face de lui Sam Lawson. Sam Lawson, c’est son homme de confiance ou, plutôt, son exécuteur des hautes œuvres. Quand Gary Losey désire racheter en douce un paquet d’actions ou amener l’un de ses cadres à offrir sa démission, c’est à Sam Lawson qu’il confie carte blanche. Sam Lawson ne pourra jamais devenir président. Il a l’âme trop noire pour cela. Dans une âme trop noire, aucune fleur de génie ne saurait fleurir et l’on ne mène pas une grosse société ou un groupe de sociétés sans avoir régulièrement des éclairs de génie. On ne dirige pas non plus un trust sans se laisser aller parfois, pour la bonne cause, à quelque machination machiavélique. Voilà pourquoi les grands hommes de la politique, de la finance et du business ont toujours dans leur état-major un Sam Lawson dans le cerveau duquel ils puisent avec délicatesse, et aussi, il faut bien le dire, avec parcimonie, quelques idées bien noires qu’ils sont incapables d’essayer seulement d’enfanter eux-mêmes. Tout le jeu consiste à ne pas se laisser aller trop souvent car les Sam Lawson sont quelquefois trop prodigues et trop imaginatifs. Il existe ainsi des Sam Lawson qui pondent chaque jour jusqu’à trois ou quatre idées viables d’infamie. Ils ne produisent rien d’autre, naturellement, pendant ce temps-là et, comme ils sont payés généralement fort cher, la tentation est grande de les rentabiliser au mieux.

L’idée que Sam Lawson a eue ce matin, sous sa douche, est née bizarrement d’une petite fuite dans le robinet d’eau froide. Il faut dire à Gary Losey, et c’est ce que Sam Lawson fait, que la douche de Sam Lawson ne comporte pas de mélangeur. Pour obtenir dans sa pomme d’arrosoir une eau convenablement tiède, il est donc forcé d’ouvrir très peu le robinet d’eau froide, qui, fermé, a déjà trop tendance à fonctionner impunément, et d’ouvrir par contre un peu plus le robinet d’eau chaude. D’où deux gestes asymétriques en puissance dans les deux mains. Tout cela raconté à Gary Losey pour lui dire que, dans les batailles modernes du football, tout se jouant, comme il le sait, au milieu du terrain, il suffirait que le milieu d’une équipe soit un peu plus faible que le milieu de l’autre, à cause d’une fuite, pour déséquilibrer les forces en présence et ramener à de plus justes proportions la royale incertitude du sport.
- Quelle est la fuite ?

À cette question trop directe Sam Lawson répond dans un souffle par un nom :
- Charles White, sir.

Sam Lawson devient maintenant volubile. Il n’en est plus aux délicates manœuvres d’approche. Ces P.-D.G. ont l’âme souvent sensible et il n’est pas aisé de leur vendre de bons produits. Charles White, c’est le capitaine des Rojos y Negros. C’est un Anglais cent pour cent. Il a quitté la Grande-Bretagne sur un coup de tête, c’est le cas de le dire, après la dernière coupe du monde où il avait joué en demi-teinte alors que le public et les médias attendaient tant de lui. Étrillé par la presse, il a décidé de s’expatrier et a atterri en Espagne, chez les Rojos y Negros de Madrid où il se produit depuis deux ans. Il ne court pas après l’argent comme un forcené mais il lui en faut. La maison qu’il s’est fait construire dans la banlieue madrilène est somptueuse et... pas entièrement achevée. C’est un nationaliste qui se morfond à la porte de la sélection nationale où il n’a plus figuré depuis son exil en Espagne. Il a l’esprit club mais se livrer à fond contre un club britannique, et de surcroît anglais, doit lui causer des problèmes. Il faudra lui donner de l’argent, certes, pour ne pas qu’il s’imagine qu’on veut le prendre pour un imbécile, mais il conviendra surtout de le chambrer du côté de l’union-jack. C’est le patron de l’équipe. S’il lève le pied et si, en plus, il sabote, les Rojos y Negros seront comme le robinet d’eau chaude de la douche de Sam Lawson.

Gary Losey tapote l’ardoise de son bureau avec son stylo tout en regardant loin derrière Sam Lawson. Celui-ci jubile. Il connaît son patron. Quand il tapote ainsi son bureau avec un instrument quelconque, au risque d’abîmer l’ardoise qui le recouvre et à laquelle il tient étrangement beaucoup, c’est qu’il est mûr. Sam Lawson est heureux. Il sent qu’il va gagner. Il se voit déjà annonçant ce soir à sa femme : demain, je prends l’avion pour Madrid. Sa femme aussi aura du mal à dissimuler son bonheur. Elle lui demandera, mine de rien : pour longtemps ? Pour deux jours, répondra-t-il, sachant pertinemment que sa femme en profitera une fois de plus pour le tromper. Qu’importe ? Ce que Sam Lawson aime par-dessus tout, outre le fait de concocter des plans épouvantables, c’est de les mettre à exécution. Deux jours à Madrid : soleil, douceur de l’air, hôtel luxueux, taxis de première classe, petites espagnoles... James Bond, quoi ! Pas une seconde, Sam Lawson n’a envisagé, pendant le tapotement du stylo sur l’ardoise, d’autres aspects moins réjouissants de cette équipée madrilène, tel un coup de poing sur la gueule décoché par le joueur anglais, par exemple. Le stylo s’est arrêté. Sam Lawson retient son souffle.
- Êtes-vous sûr qu’en cas d’échec, rien de fâcheux ne nous arrivera ? On a déjà murmuré que nous n’étions peut-être pas totalement étrangers à l’enlèvement de ce joueur espagnol. Comment s’appelle-t-il, déjà ? Peu importe.
- Nous n’y étions pour rien et on a murmuré. Là, j’y serai pour quelque chose et je vous assure qu’on ne murmurera pas. J’ai mon plan...
- Je ne veux pas le connaître. Allez-y, vous avez le feu vert. Cette équipe des White Stars me coûte déjà cher mais que ne ferais-je pas pour le sport ?
- Je vous ai toujours dit que lorsque les White seraient champions d’Europe, vous rentreriez largement dans votre argent.
- Soit. Eh bien ! Qu’ils soient champions d’Europe et qu’on n’en parle plus.


 

J-6

L’établissement El Perdido à San Sebastián

Charles White essaye de cacher son humeur sombre par égard pour ses compagnons de sortie nocturne et il y parvient fort bien. Il faut dire que ce champagne français lui réussit à merveille en l’occurrence. Il n’en a cependant pas bu suffisamment pour perdre de vue le dilemme cornélien dont il doit sortir. D’un côté, il est là pour surveiller Roberto et, surtout, pour le ramener dans le droit chemin. Roberto, avec son physique de playboy, n’a eu aucune peine à magnétiser la superbe créature assise très près de lui, bien plus belle, à coup sûr, que celle qui est en train de se déshabiller sur la scène avec des gestes de naïade faisant une toilette sous-marine. Le vaillant capitaine anglais des Rojos y Negros, équipe espagnole future finaliste de la coupe d’Europe des clubs champions, a passablement honte d’être là. Il a honte aussi pour Roberto. Il aimerait que le temps s’accélère, que la fille, là-bas, sur le podium, se déshabille un peu plus vite, qu’elle ramasse ses fringues et parte pronto se rhabiller en coulisse, que la poupée roucoulante qui se serre contre Roberto aille se remettre du rouge au lavabo. Alors, il empoignerait son coéquipier, lui ferait traverser la salle enfumée et le jetterait dans sa voiture, direction Madrid. Conduire toute la nuit ne l’épouvanterait pas, malgré le champagne. Seulement, voilà : de l’autre côté de la table, il y a également cette Française, jolie, sans plus, mais si élégante, si racée, qui le regarde tendrement. The french class, quoi ! Les Françaises l’ont toujours séduit. Se promener avec une belle Française dans une voiture américaine, ç’a toujours été son rêve de gosse, à l’époque où il passait le plus clair de son temps, dans sa misérable banlieue, près de Liverpool, à taper dans une balle de caoutchouc ramolli. Un but toutes les cinq minutes, ça use. Quel souci il avait, le soir, quand il ramenait au taudis familial cette balle informe en se disant avec angoisse qu’elle n’en avait plus pour très longtemps et qu’il faudrait bientôt avoir le courage d’aller en chaparder une autre chez le marchand du quartier voisin !

Charles White regarde Florence, la Française. Elle lui sourit gentiment. Charles White n’est pas dupe : dans ce gentil sourire, il y a un appel, un signal du genre : quand est-ce qu’on se barre tous les deux ? Tu n’en as pas marre de supporter ces Espagnols vulgaires qui n’auront bientôt plus la force d’aller se coucher, que ce soit ensemble ou séparément ? Alors que nous deux...
- Roberto, il faudrait rentrer, maintenant. Le boss ne va pas être content.

Roberto n’entend même pas. Il s’en met jusque-là, de l’ambiance, de la belle espagnole, du champagne, du brouhaha. Il est ivre mort de bonheur, de contentement de soi, de liberté. Il est aussi libre et puissant qu’un gosse qui vient de guérir de la polio, qu’un condamné à mort blanchi in extremis. D’ailleurs, pourquoi s’en ferait-il ? Le patron de la boîte est un de ses nombreux supporters. Il ne laissera pas partir comme ça, fatigué et éméché, le plus grand footballeur d’Espagne de tous les temps passés et à venir. Il mettra une chambre à sa disposition et une autre à celle de ses amis. La jolie Française s’est levée. Elle se dirige vers les toilettes. Charles White la regarde s’éloigner, bouche bée. Tout se bouscule dans sa tête : Roberto, qu’il ne peut pas se permettre de laisser là, Charles Albert, qui, demain, sera aux limites de la fureur, cette fille, qu’il regrettera toute sa vie, quand il ne sera plus une vedette, de ne pas avoir embarquée. Quand, au milieu du terrain, trois ou quatre possibilités valables s’offrent à lui, il n’a aucune peine à se décider en une demi-seconde. Là, il est paralysé. Pourtant, il se lève brusquement et se dirige à son tour vers les toilettes.

Le patron de la boîte était à l’affût de la moindre occasion. Il pense l’avoir trouvée. Il se précipite vers la table de Roberto. Exclamations, rires, protestations, embrassades, effusions. Roberto et la fille sont embarqués vite fait bien fait. Direction : une autre boîte encore plus chouette. Puisque c’est le patron de celle-ci lui-même qui le dit, ça doit bien être vrai. Charles White revient des toilettes avec sa Française, la main dans la main. On lui explique que Roberto est parti avec la compagnie. Charles White s’inquiète mais, au fond, il est soulagé. Il ne peut pas laisser cette fille seule ainsi. Il faut d’abord qu’il la raccompagne à son hôtel avant de se lancer à la recherche de son ami. La Française défaille de plaisir non dissimulé. Ils partent tous deux comme des enfants ravis de faire l’école buissonnière. Ils sont tellement gentils, tous les deux, que le barman, qui en a pourtant vu d’autres, se marre tout seul avant de décrocher son téléphone pour appeler un certain Sam Lawson, un Anglais bon chic bon genre.
- Allo ? Sir Lawson ? Tout va bien pour l’instant. Ils rentrent en France, à Saint-Jean-de-Luz.

À Hendaye, Charles White s’est arrêté pour téléphoner. Quand il a réintégré sa voiture, la fille s’est pelotonnée contre lui. Ils sont repartis doucement par la route de la corniche. À présent, Charles White est très content. La voiture entame la longue descente vers Saint-Jean. La fille lui a dit la vérité. Elle est vraiment mannequin à Paris. Elle en a eu marre il y a deux jours, a tout plaqué et s’est réfugiée dans cette petite ville basque où elle a passé des années heureuses quand elle était môme. Elle va se faire virer par sa boîte, c’est sûr. Il faut que Charles White l’aide à se remettre en selle. Elle rentrera à Paris avec lui, pour ce fameux match. Elle adore Charles White mais elle abhorre les Espagnols. Elle ne connaît rien au football mais elle le prévient : au Parc des Princes, elle n’aura d’yeux que pour Charles White mais, dès qu’il n’aura plus la balle, elle sera pour les Anglais. D’ailleurs, son père lui disait toujours qu’en football, c’étaient les Anglais les plus forts. Il n’y a pas qu’en football, a dit Charles White. Et ils ont ri tous les deux en descendant vers Saint-Jean-de-Luz.

Le Corner Bar à Manchester

James Griffith passe nerveusement la main dans ses cheveux sales. Il va et vient entre Gary Losey et Mike, tapote le micro, compulses ses notes, dit un mot à l’un des journalistes rassemblés dans la salle du premier étage du Corner Bar. Il est nerveux, aujourd’hui, James Griffith. Il n’en est pas pourtant à sa première conférence de presse, commente un photographe. Contrastant avec le manager général, Gary Losey, le proprio, est calme, lui. On dirait un businessman américain ayant ramassé toutes ses billes et s’apprêtant sereinement à entendre annoncer le krach de la bourse de New York. Il fait signe à James Griffith. Celui-ci arrête sa danse du sclalp autour des chaises et des fils et s’approche du micro. Le silence se fait, petit à petit.
- Messieurs, la guerre des nerfs a commencé. Je tiens à préciser que cette guerre des nerfs, ce sont les Espagnols qui l’ont déclenchée. Pour l’instant, nous n’avons pas riposté. Au contraire, nous avons tout fait pour que cette guerre n’éclate pas. Loin d’avoir entamé une polémique, nous avons tout mis en œuvre pour faire preuve de notre légendaire fair play. Nous avons suggéré à notre honorable fédération de suggérer à son tour à l’Union européenne de football association de reporter la date du match pour permettre aux Espagnols de récupérer dans de bonnes conditions leur joueur victime d’un événement préjudiciable à sa santé et à son club. L’U.E.F.A. a refusé. Nous n’y pouvons rien. Maintenant, les Espagnols disent que nous sommes des hypocrites. Ils prétendent que nous avons suffisamment d’appuis à l’Union européenne pour faire échouer une requête que nous avons nous-mêmes déposée. Ils disent que nous avons toujours su, nous, Anglais, reprendre d’une main ce que nous donnons de l’autre. C’est intolérable ! Il y a plus grave : les Rojos y Negros multiplient les communiqués, les fuites, les confidences les plus contradictoires. Le matin, leur fameux Roberto jouera. Le soir, il ne jouera pas. Le lendemain, il jouera mais à un autre poste. Le lundi, il est mourant. Le mardi, c’est faux et ce sont les White Stars qui veulent faire croire cela. Le mercredi, il n’est pas malade, certes, mais il n’a pas le moral. Cela aussi, c’est intolérable ! Vous me direz que ce genre de méthodes est tellement usité sur le continent que nous ne devrions même pas prendre la peine de le dénoncer. D’accord ! Cette remarque est valable s’agissant, par exemple, des déclarations espagnoles au sujet de leur gardien de but. Le non moins fameux Raimundo, le pauvre, a mal à la tête et son médecin est incapable de prévoir si la tête de ce pauvre keeper lui fera mal ou non un certain soir à Paris. On nous dit que, d’ailleurs, ça n’a pas beaucoup d’importance puisqu’en tout état de cause, le gardien remplaçant sera tout heureux justement de le remplacer. Tout ça, c’est la merde traditionnelle semée par les équipes continentales. On connaît la chanson. Mais, pour en revenir à cette histoire d’avant-centre, c’est différent. Totalement différent. Et je le dis sans ménagement, c’est une ignominie. Ce type-là a été enlevé. On sait ce que signifie pour un citoyen ordinaire que d’être kidnappé pendant de longs jours et nous sommes suffisamment avertis pour savoir l’impact épouvantable que peut avoir une telle mésaventure sur un homme qui exerce une profession hautement exigeante sur le plan de l’équilibre physique et nerveux. Alors, pourquoi en rajoutent-ils ? Alors, je déclare ceci : les White Stars compatissent encore aujourd’hui, publiquement, par mon intermédiaire, au sort de l’un des footballeurs les plus prestigieux du monde. Si ce footballeur ne participe pas au match de Paris, nous jouerons notre match comme si nous avions devant nous onze Espagnols de la valeur de ce Roberto et nous serons fiers, éventuellement, de l’emporter. Si ce footballeur joue et s’il joue diminué, nous jouerons notre match sans nous occuper outre mesure des conneries que peut faire un entraîneur adverse et nous serons toujours aussi fiers, éventuellement, de l’emporter...
- Ce n’est pas très fair play !
- Fichez-moi la paix avec votre flair play. D’ailleurs, votre journal n’est pas détenteur des véritables et officielles règles du flair play, que je sache ?
- Mais vous faites la même chose avec vos joueurs ! Vous parlez du gardien espagnol, mais comment agissez-vous avec Gary Spencer ?
- Et avec John Stark ? Il jouera ou il ne jouera pas, John Stark ?
- Gary Spencer ne jouera pas. Votre journal est sans doute le seul à ne pas le savoir. Lisez les autres journaux ou bien écoutez la radio, mon grand. Quant à John Stark, il jouera, sauf pépin de dernière heure.
- Quelle sorte de pépin ?
- Le genre de pépin qui vous empêchera d’assister au match si vous avez une grosse grippe ce jour-là ou si les douaniers français refusent de vous laisser entrer en France ; ce qui ne m’étonnerait pas avec la gueule que vous avez.
- Qu’est-ce qu’elle a, ma gueule ? Si elle ne vous plaît pas, on pourrait peut-être se retrouver quand vous aurez fini de pérorer.
- Messieurs, Messieurs, restons calmes ! James vous a parlé de guerre des nerfs. Tâchons de ne pas tomber dans le piège.

Gary Losey est intervenu à temps. Tout en parlant, il pense aux mesures qu’il devra prendre pour écarter du club ce grossier personnage qui va bien trouver le moyen, un de ces quatre, de leur mettre toute la presse sportive à dos.
- Nous ne tomberons pas dans le piège. Notre manager tenait absolument à vous faire part des pressions inaccoutumées qui s’exercent sur notre équipe en fonction d’événements qui, pour être eux-mêmes exceptionnels à la veille d’une grande finale européenne, ne nous en incombent pas pour autant. Il a voulu vous dire que la meilleure façon d’annihiler une grande équipe est encore de la démobiliser et qu’effectivement, les Rojos y Negros passent un peu les bornes fixées pour ce genre de guéguerre en utilisant les tragiques événements qui ont secoué l’un des leurs. Les White Stars joueront ce match comme ils en ont toujours eu l’intention : avec fougue, avec détermination et avec l’intention de le gagner. Un point, c’est tout.

Gary Losey a su détendre l’atmosphère. À présent, la conférence de presse donnée par l’équipe dirigeante des White Stars prend un tour plus conforme aux usages. James Griffith a retrouvé sa verve légendaire qui fait qu’habituellement, les journalistes viennent plus entendre les bons mots de James Griffith et goûter la saveur de ce personnage haut en couleur que s’informer sur les données d’un match proche, quelle qu’en soit l’importance. Mike, dans son coin, admire son compère. Ce n’est pas lui qui pourrait dire plus de trois mots en public et faire rire ainsi une assemblée de journalistes chafouins. Une fois, on lui a demandé de le faire. Pressé par les questions, il avait fini par déclarer qu’il ne voyait pas comment son équipe pouvait gagner et le fait est que, le lendemain, les White Stars avaient pris la plus belle déculottée de leur jeune histoire. Mike est sorti de ses pensées, somme toute assez tristes, par Gary Losey qui le prend par le bras et le questionne à l’oreille.
- À propos, je voulais vous demander : quel est le joueur que vous comptez utiliser pour marquer l’Anglais d’en face, ce Charles White, je crois ?
- Aucun. Je n’ai pas l’intention de mettre quelqu’un sur leur capitaine. Pourquoi cette question ?
- Pour rien, rassurez-vous. Je demandais ça comme ça, sans plus.

James Griffith en a terminé. Il sort son mouchoir et s’écrie :
- Et maintenant, les gars, buvons un verre à la santé des White Stars et pour leur succès !

L’un des journalistes dit à un confrère :
- Il adore son équipe. Que de verres ne boirait-il pas pour son succès.

Gary Losey a entendu. Il regarde d’un air bizarre son manager général. Il se dit que James Griffith finira par être victime du succès de son équipe. La preuve : il en est déjà à son second verre quand lui, Gary, n’a pas encore trempé ses lèvres dans celui qu’il tient à la main.


 


J-5

La maison de Charles Albert

Carmen vaque à ses tâches ménagères habituelles qu’elle accomplit comme d’habitude avec résignation. Par instant, elle suspend son geste pour épier le silence dont elle s’attend qu’il soit rompu par l’éveil du garçon qui dort dans la chambre juste au-dessus de la cuisine. Elle pense à son mari qui va la gourmander, ce soir, à son retour, quand il saura qu’elle a encore une fois hébergé et materné un de ces sales gosses récalcitrants. Charles Albert prononcera des paroles dures, impitoyables, celles de l’entraîneur à poigne qu’il n’est pas. Carmen aura droit au discours froid et méchant qu’il se promettra d’adresser au contrevenant et qu’il ne prononcera jamais. Carmen sourit. Pourquoi diable son mari a-t-il toujours voulu ressembler à l’un de ces tortionnaires qui sévissent dans le football, comme dans tous les groupes humains fermés, alors que son intelligence, sa patience et sa douceur ont constamment su démontrer à l’envi que l’on peut mener des hommes sans les injurier et les rabaisser ? Mystère.

Aux craquements du lit dans la pièce du dessus, Carmen comprend que Roberto s’est réveillé. Elle met le café sur le feu et prend des biscottes dans le buffet. Il est arrivé à huit heures et demie, juste après le départ de Charles Albert. Un peu plus et il se retrouvait nez à nez avec son entraîneur. Cela eut peut-être mieux valu, pense Carmen. Un jour précieux aurait été gagné. Ils ne se reverront maintenant que demain et demain passera en explications, en bouderies, en malentendus. Sans compter que demain, Charles Albert aura une journée chargée.

La bonne odeur du café a dû parvenir jusqu’à Roberto puisque celui-ci descend l’escalier. Il passe la tête par-dessus la rampe et Carmen aurait plutôt envie de rire. On dirait un gosse rentrant d’une équipée sauvage et s’apprêtant à défendre crânement un semblant d’obstination farouche. Ses cheveux sont hirsutes. Il a les yeux rouges et gonflés. Carmen ne peut s’empêcher de rire pour de bon. L’autre en profite pour descendre les dernières marches, heureux de ce rire de bon augure. Il murmure de vagues paroles ensommeillées et s’assied sur la chaise que lui avance Carmen. Elle lui dit de prendre du café. Qu’il boive et qu’il mange et il racontera après, si, du moins, il estime nécessaire de raconter car elle a du travail et d’autres chats à fouetter que d’entendre les explications nauséeuses de l’avant-centre des Rojos y Negros. Le garçon pique le nez dans son café et, brusquement, se met à chialer doucement. Carmen demeure interdite de stupéfaction. Elle ne se serait jamais attendue à ça. Maternellement, elle lui passe la main dans les cheveux et lui remue son café.
- Allons ! Buvez-le tant qu’il est chaud. Vous êtes épuisé. Tous ces événements vous ont tourneboulé. Je parlerai à mon mari et mon mari parlera au président.

Roberto se calme et boit enfin son café. Elle lui tend un paquet de cigarettes. Il allume une pipe et la regarde, vraiment paumé.
- Je pense surtout à Charles White. C’est moi qui l’ai entraîné dans cette galère. Le match est dans cinq jours et il n’aura jamais retrouvé sa forme.
- White est un British. Ces gens-là retrouvent toujours leur forme dans les grandes occasions. Ce n’est pas comme nous. Les Espagnols ont toujours une sieste de retard.

Carmen entreprend de remonter le moral de Roberto. Ce n’est pas aisé. Celui-ci est au plus bas. Le beau Roberto a perdu sa superbe. Il dit à Carmen qu’il ne pourra jamais jouer le match de Paris. Il est vidé, physiquement, nerveusement, psychologiquement. Il n’essaye même plus de se donner le change. Durant les tragiques événements dont il a été la victime, il a eu peur, très peur. Maintenant, il a peur de tout : de jouer, de recevoir un mauvais coup, d’avoir perdu sa virilité, de glisser doucement mais irrémédiablement vers le néant, le désespoir, la fin.

Carmen met le paquet. Elle lui dit que son mari se fait un souci d’encre.
- Hier encore, il me disait que, sans Roberto, ce ne serait même pas la peine de se déranger. Avec Roberto, ce sera jouable. Sans lui, c’est cuit d’avance. En fait, il est à peu près sûr que vous ne pourrez pas tenir votre place et il en est désespéré. Je vous en prie, prenez sur vous, faites l’effort insurmontable de reprendre du poil de la bête. Demandez à Charles Albert de vous faire jouer une seule mi-temps. Rien qu’en figurant sur la feuille de match, vous aiderez votre entraîneur et vos copains à se sentir revivre. Avec vous, ils auront des ailes, même si vous êtes mauvais, même si vous êtes lamentable. Il faut au moins essayer.

Carmen parle longtemps, sans relâche. Roberto mange et boit du café. Écoute-t-il ? Probablement pas mais les mots que prononce Carmen pénètrent quand même. Il a perdu son air buté. Il regarde le vide où doit vivre, rien que pour lui, une balle disputée par vingt-deux acteurs sous les projecteurs. Carmen s’est arrêtée, à bout d’arguments, de mensonges et d’apaisements. Elle se dirige vers l’évier et entreprend de laver les bols et les petites cuillères qui y traînent. Elle manque lâcher un bol quand Roberto lui parle, tout près d’elle, la bouche près de ses longs cheveux défaits.
- Madame, vous avez été super avec moi. Je ne l’oublierai jamais. Je voudrais jouer ce match rien que pour vous et je voudrais aussi que, pour une fois, vous y assistiez. Je vais à l’entraînement. Je vais parler à votre mari. J’y vais.

Roberto a pris son blouson qui gisait sur une chaise et s’en est allé. Carmen ne s’est même pas retournée. Elle n’a rien dit. La porte claque. Elle se précipite vers le salon, décroche le téléphone et demande son mari. Une longue attente, puis la voix de son mari, haletante, lui parvient. Il n’est pas content, l’entraîneur, et il le fait savoir à sa chère épouse. Elle lui coupe la parole.
- Roberto sort de chez nous. Il vient te voir à l’entraînement. Il est gonflé à bloc, j’ai l’impression. Ne fais pas la bêtise de le rudoyer. Fais-moi confiance, Charles, je t’en supplie. Et trouve-moi une place dans l’avion. Je viens avec vous à Paris.

À l’autre bout du fil, Charles Albert est devenu muet. Il déglutine péniblement.
- Que se passe-t-il, Carmen ?
- Il se passe que j’ai réussi à convaincre ton Roberto de jouer.

La maison de Gary Losey

Sam Lawson retient dans sa bouche la gorgée de whisky qu’il vient d’aspirer. Son patron l’a gratifié d’une épithète dont il avait toujours pensé qu’elle ne lui serait jamais adressée jusqu’à la fin, lointaine, de ses jours. Les prémices picotantes d’un éternuement l’incitent cependant à laisser s’écouler le breuvage dans son œsophage. Il sort son mouchoir à temps et donne libre cours à la nature tumultueuse de ses muqueuses. Gary Losey ricane.
- À vos souhaits, imbécile. Et tâchez maintenant de me faire un compte rendu un peu moins incohérent de vos désastreuses démarches en Espagne. Êtes-vous sûr au moins que cet Anglais de malheur ne parlera pas ?
- Absolument certain, sir. J’ai pris mes précautions. En fait, j’ai commencé par là. J’ai engagé une charmante petite Française qui n’a mis que quelques heures pour empaqueter notre homme. Une vraie professionnelle ayant en outre des arguments hors pair. Ils se sont rendus comme convenu dans un appartement de Saint-Jean-de-Luz, en France, bourré de caméras. Un vrai coupe-gorge pour agents secrets. Ils ont été filmés dans toutes les postures de leurs ébats et...
- Passez-moi les détails porno, voulez-vous !
- Bien, sir. Les nombreuses photos qui ont pu ainsi être prises, au laser, sont ma parade à toute retombée fâcheuse de l’affaire. Quand ce joueur les a vues, il a vite compris qu’il n’avait aucun intérêt à répandre des histoires injurieuses. La fille, en plus, a su admirablement le convaincre qu’il ne s’agissait pas d’un chantage bidon et que ces photos iraient très probablement atterrir sur le bureau du président des Rojos y Negros s’il voulait faire le malin.
- Et la fille ?
- Comme toutes les créatures de son espèce, elle a un dossier bien rempli qui ferait la joie de la police française. Outre la crainte de ladite police, il se trouve qu’elle serait très mécontente de perdre définitivement l’admiration de son footballeur de charme.
- Parce qu’en plus, il l’a vraiment soulevée ? Pour une professionnelle, avouez que c’est d’un cocasse... Vous êtes vraiment génial, Sam. Je ne sais ce qui me retient de vous envoyer en enfer. Et alors, que s’est-il passé exactement ?
- J’ai tout essayé. J’ai monté la somme au plus haut. Cet idiot n’a rien voulu entendre.
- Avez-vous essayé la fibre patriotique ?

Sam Lawson se racle la gorge. Il attendait cette question. Il va bien falloir avouer à son patron, trop rusé pour se laisser berner par quelque Sam Lawson que ce soit, que le fiasco complet provient de la négligence impardonnable d’un élément de taille. Bien sûr qu’il a essayé de faire vibrer la fibre patriotique. Seulement voilà : Charles White lui a répondu que le patriotisme, vu sous cet angle, ne lui commandait pas de saboter une équipe de foot qui n’avait à l’heure actuelle qu’un objectif : faire oublier au monde entier que deux petits crétins d’Espagnols avaient failli priver une grande équipe anglaise d’un combat à la régulière.
- Il faut bien avouer, sir, que l’enlèvement de ce joueur espagnol a faussé complètement notre manœuvre. Sans cet élément perturbateur, notre plan se serait déroulé magnifiquement...
- Notre plan ? Quel culot ! Votre plan, Sam. Votre plan ridicule, infantile. Vous auriez pu quand même imaginer que cet enlèvement resserrerait considérablement les liens dans cette équipe espagnole et que la réponse de cet Anglais ne pourrait être que du genre : “À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire”. Il raison, cet Anglais. On murmure partout que les Anglais vont se la couler douce grâce à cet enlèvement. Les commentateurs, déjà, les fustigent pour leur chance insolente, impudente. Et vous, vous lui proposez d’en rajouter ! Décidément, Sam, vous n’êtes qu’une ordure immonde, qu’un sous-développé de l’intellect. Votre quotient intellectuel est si faible que cela fait pitié de vous voir raisonner. Tenez, buvez plutôt du whisky et tâchez de ne plus éternuer. Foutez-moi le camp, plutôt. Je vous ai assez vu pour aujourd’hui.

Sam Lawson, la mort dans l’âme, se retire à pas lents. Gary Losey se lève pour vérifier que Lawson a bien refermé la porte derrière lui puis se saisit du téléphone. Pendant qu’il compose son numéro, il note avec agacement que les carreaux des fenêtres sont sales.
- Allo ! Griffith ? Bonjour, Griffith. Il y a une chose que je voudrais vous demander : ce joueur espagnol, ce Roberto, qui a défrayé la chronique par son enlèvement, est-ce vraiment une pièce maîtresse des Rojos y Negros ? Et que vaut objectivement l’attaque espagnole en l’absence de Roberto ?... Une des meilleurs du monde ? Mais alors, le point faible de cette équipe ? Ils doivent bien avoir un point faible, que diable !... Ah bon ! L’entraîneur ?... Il se fait vieux ?... Qu’entendez-vous par là ? Vous non plus vous n’êtes plus tout à fait jeune, Griffith... Ah bon ! Il est dépassé ?... Bien, je vous rappellerai chaque jour vers la même heure. Au revoir, Griffith.


 

J-4

La maison du président des Rojos y Negros

L’épouse du président a bien fait les choses. Pour cette dernière réunion du brain-trust, tout a été largement et minutieusement prévu : fauteuils confortables, boissons chaudes et froides, sandwiches variés, permanence et filtrage au téléphone avec système de petits papiers qu’un domestique silencieux transmet aux membres de l’honorable assemblée. Au centre du carré que forment les fauteuils, une magnifique table basse recouverte d’ardoise meuble l’espace, supporte une gerbe de fleurs et masque à ces messieurs la vision mutuellement triviale de leurs pieds.

Charles Albert a peu dormi et consacre de nombreux gestes nerveux à le cacher. Le docteur est paisible et plutôt rengorgé : c’est probablement de lui que dépendra la participation ou l’absence de Roberto au match. Le président est froid et bougon et son secrétaire, assis à sa droite, s’applique à être également froid et bougon. Quant au secrétaire général du club, homme ordinairement ouvert et vif, il paraît aujourd’hui fatigué à l’avance de toutes les corvées qui vont nécessairement lui tomber dessus à l’issue d’une semblable réunion. Sont également présents, évidemment, le président du club des supporters et le bras droit du secrétaire général, véritable régisseur et superintendant de cette formidable machine à spectacle que constituent les Rojos y Negros.

Le match de Paris est ici préparé dans ses ultimes détails. Pour le voyage et le séjour dans la capitale française, et un plan et un horaire minutieux sont mis au point. Les Rojos y Negros ont affrété un Boeing 747. Charles Albert n’a aucune peine à faire admettre que sa femme les accompagnera. Le président relève ce détail et s’étonne. Il croyait savoir que Carmen n’assistait jamais aux matches de football. Charles Albert se contente de sourire et de dire que cela leur portera bonheur. Le président du club des supporters défend âprement sa liste de trente supporters de choix, généreux donateurs, qu’il veut absolument emmener avec lui dans l’avion. On discute beaucoup et finalement on lui donne satisfaction. Le bras droit du secrétaire général expose ensuite son plan ferroviaire et routier pour l’acheminement des supporters. La S.N.C.F. est louée pour sa compréhension mais la Fédération française de football en prend pour son grade. Elle n’a mis que cinq mille billets à la disposition de la Fédération espagnole alors que les Anglais, selon certaines rumeurs autorisées, se seraient arrangés pour obtenir une rallonge de deux mille billets. Ces Français sont malhonnêtes et stupides, anti-hispaniques, comme toujours, et fourbes de surcroît. Tout ce qu’ils méritent, c’est qu’une marée de hooligans de Manchester leur casse tout aux abords du stade. Sur ce point épineux des entrées au stade, le président n’est pas trop pessimiste. Il connaît très bien l’ambassadeur d’Espagne à Paris et il se fait fort d’arranger cela dans les vingt-quatre heures. Charles Albert lui conseille de se dépêcher car, aux dernières nouvelles, les spectateurs français se ruent sur la location. Le médecin fait remarquer que, sur trois acheteurs de billets à Paris, au moins un sera un immigré espagnol.

Saint-Germain-en-Laye et son fameux Camp des Loges ont été choisis comme lieux de séjour et d’entraînement. Le secrétaire général du club s’inquiète des voies d’accès au Parc des Princes à partir de Saint-Germain. Là aussi, les autorités françaises ont bien fait les choses, il faut le reconnaître. Tout au moins ont-ils promis que des gendarmes motorisés ouvriraient la voie au car des joueurs. Une vive discussion s’engage sur le moment précis du départ pour Paris. Le match ayant lieu, cette année, exceptionnellement un samedi, le président et le secrétaire général voudraient que le départ soit fixé au vendredi matin de bonne heure. Charles Albert et le médecin exigent de partir le jeudi en fin d’après-midi. Le président du club des supporters suit la direction. Lui, au moins, est franc : il pense à ses supporters qui ne peuvent pas se permettre de perdre une journée de plus. Si l’avion décolle à dix-sept heures, c’est pratiquement le jeudi après-midi de perdu. Charles Albert s’énerve. Il demande que l’on fixe officiellement les priorités. Faut-il avant toute chose, oui ou non, mettre tout en œuvre pour gagner ce match ? Sept ou huit degrés de température séparent en ce moment Madrid de Paris. Plutôt huit que sept, dit le médecin. Le secrétaire général du club évalue pour sa part le nombre de milliers de pesetas qui distingue un séjour de deux jours d’un séjour de deux jours plus une nuit. La discussion s’envenime. Le président traite Charles Albert de perfectionniste. Le médecin qualifie le président du club des supporters de vil mercantile et d’organisateur de voyages touristiques pour soit disant supporters. Le secrétaire général rétorque au médecin qu’il ferait mieux de soigner un peu mieux ses patients car, si ça continue, il n’y aura même plus de déplacement faute de joueurs capables de porter dignement le maillot des Rojos y Negros. Charles Albert calme le médecin qui a bondi de son fauteuil. Le président, la bouche pleine d’un délicieux sandwich au caviar, réclame le silence. C’est dans le silence enfin obtenu qu’il est décidé par le président que le départ se fera jeudi soir à vingt heures trente. Ordre est donné au bras droit du secrétaire général d’aller prendre séance tenante toutes les mesures utiles avec les autorités françaises, les transporteurs, les hôteliers. Le téléphone est à son entière disposition.

On en arrive enfin à la composition de l’équipe. Charles White, malgré sa fugue et sa mauvaise conduite, conservera le capitanat. Le président du club des supporters suggère faiblement qu’on devrait profiter de l’incident White pour confier le capitanat à un joueur espagnol. Il est le seul de cet avis. White est le capitaine de l’équipe depuis deux saisons. Il est adoré de ses camarades. C’est le meilleur stratège du team. Le relever de ses fonctions serait la pire des erreurs. Le cas de Raimundo est moins vite tranché. Le jeune gardien remplaçant paraît plus saignant à plus d’un. Même l’entraîneur semble être hésitant. Le président avoue en l’occurrence son incompétence. C’est le médecin qui finalement emporte l’adhésion en faisant remarquer que le calme et l’équilibre nerveux de Raimundo, alliés à une longue expérience des matches au plus haut niveau, militent en sa faveur. Les yeux bleus de Charles Albert fixent la table basse recouverte d’ardoise. Ils y voient une cage. Faut-il y mettre Raimundo ou ce petit jeune plein de grandes promesses ? Charles Albert regarde à présent le docteur. Il semble vraiment sûr de sa vérité. L’entraîneur acquiesce. Il prendra Raimundo. Le petit, naturellement, sera du voyage, comme remplaçant.

Le président évoque maintenant le cas d’Amadeo, l’Argentin qui souffre de pubalgie. Il foudroie du regard et remet à sa place le président du club des supporters qui commençait à donner son avis. Il lui rappelle que le responsable de la composition de l’équipe est, jusqu’à preuve contraire, Charles Albert, que c’est à ce dernier de parler le premier et qu’en l’occurrence, l’assemblée présente ne peut qu’émettre des avis susceptibles d’éclairer l’entraîneur dans ses choix. Le président du club des supporters fait une sale gueule. Il menace de se retirer, fait même mine de quitter son fauteuil et y retombe lourdement, étant donné son embonpoint et la mollesse de sa tentative. Le médecin se marre doucement. Il est le seul à le faire car les autres se rendent bien compte que tout va se jouer dans les minutes à venir. Leurs regards son unanimement braqués sur Charles Albert, l’homme qui renflouera les caisses vides des Rojos y Negros ou qui, au contraire, enfoncera un peu plus ce grand club dans sa misère, terrible parce que recouverte de dorures.
- Amadeo jouera une mi-temps. Je le ferai entrer en fin de première période ou au début de la seconde, selon la tournure que prendront les événements.

Tous se regardent, gênés, car, en disant cela, Charles-Albert vient, par là-même, de signifier qu’il a l’intention d’aligner au départ Roberto. Il y a un long moment de silence. Le président oublie d’être froid et bougon. Le médecin paraît encore plus petit dans son fauteuil. Le secrétaire général regarde désespérément le président du club des supporters qui, lui, semble n’avoir d’yeux que pour le secrétaire du président. Ce qui étonne dans ce silence embarrassant, c’est le calme et le naturel de Charles-Albert, presque malicieux, presque narquois même. Le président se décide enfin à rompre ce silence gênant.
- Je présume que vous avez longuement soupesé toutes les solutions possibles et imaginables. Je ne vous poserai pour ma part qu’une question, une seule : Roberto sait il qu’il débutera le match et qu’il sortira aux alentours de la pause ?
- Oui, président. Nous sommes, lui et moi, en parfait accord. Il sortira très probablement entre la quarantième et la cinquantième minute. Il sait parfaitement ce qu’il a à faire. Notre plan à tous deux est précis. Par contre, Amadeo n’est au courant de rien.
- N’en dites pas plus, Charles. C’est votre affaire, mais, pour l’amour de Dieu, ne vous trompez pas. Ce serait une catastrophe pour le club si nous perdions ce match. Vous le savez bien.

La maison de Mike

Confortablement installé devant son breakfast, Mike mange et boit lentement son thé en feuilletant les pages sportives des quotidiens du matin. La bonne va et vient entre la cuisine et le living et cette présence féminine affairée et bruyante lui procure une satisfaction et une sérénité qu’il apprécie chaque matin à son déjeuner mais qu’il détesterait subir le soir quand, fourbu et plus triste que jamais, il rentre chez lui pour se déshabiller, compulser ses notes de la journée et s’affaler dans le lit de camp qui lui a toujours servi de plumard depuis des années. Mike est un solitaire invétéré qui se fond avec délices dans une collectivité, un peu comme l’on se perd dans la foule pour être bien sûr de ne pas avoir à saluer, à parler, à nouer et dénouer quelque relation sociale que le premier coin de rue ou n’importe quel arbre vous réservent immanquablement quand vos pas résonnent trop fortement sur le macadam trop peu peuplé. Les pièces remplies de monde lui ont toujours paru des refuges, les couloirs soit-disant déserts l’ont toujours effrayé. La bonne est quelque peu bruyante mais elle ne dit rien, ou pas grand-chose, et toujours avec le respect de quelqu’un qui dérange et qui sait qu’il dérange. Ce n’est pas comme la belle-sœur de Mike qui interrompt son pauvre frère à tout moment et à tout propos, comme si ce malheureux était un miroir ou un micro, une horloge ou un annuaire téléphonique.

La presse londonienne n’a pas sa pareille pour faire monter la pression dans l’attente des grands matches. Les plus petits potins décelés, ou inventés, dans les deux camps sont décortiqués, analysés, soupesés. Ainsi Mike apprend-il que le capitaine des Rojos y Negros a été aperçu en charmante compagnie dans une boîte de nuit de San Sebastián. Et le commentateur de conclure que : 1) Les Espagnols, on le savait, ignorent ce que c’est que d’imposer une discipline ; 2) Charles White n’est pas à l’aise dans cette équipe des Rojos y Negros et il le fait savoir par son attitude ; 3) Il faut quand même se méfier d’une équipe qui se paye le luxe de ne pas surveiller son capitaine alors même qu’elle est déjà privée de son meilleur élément, en l’occurrence son avant-centre. L’arbitre polonais qui doit officier ce soir-là est marié et a deux petites filles. Il se rendra en France dans deux jours et sera hébergé par un compatriote, le stoppeur de l’une des équipes parisiennes, son ami de toujours, celui-là même qui avait marqué un si beau but en coupe du monde de 1982, en Espagne. L’arbitre polonais apprécie les vins français, le tennis et le karaté. Il déteste l’alcool blanc, le show business et les rumeurs perfides qui veulent accréditer l’idée qu’il est tentant pour un homme dans sa position de profiter de cet événement pour demander l’asile politique et quitter la Pologne. Les Français sont incorrigibles : la pelouse du Parc des Princes ne sera pas follement douce et égale pour le grand match. Une finale de rugby et un orage épouvantable ont massacré le gazon, labouré la terre. Ils s’aperçoivent seulement maintenant que quelques précautions élémentaires auraient considérablement limité les dégâts.

De leur côté, les Anglais ont aussi quelques petits problèmes. Mike, le coach, fait d’ailleurs une sale gueule depuis deux jours. Il se serait assez violemment disputé avec le manager général, James Griffith en personne, au sujet de la méforme de John Stark dont le genou n’est toujours pas très performant. On a en outre surpris John Stark dans un jardin public en train de se faire caresser les cheveux par une fille, fort jolie de sa personne, qui, de toute évidence, essayait de lui remonter le moral. Mike éclate de rire et repousse le monceau de journaux. La bonne passe une tête inquiète de derrière la porte du living. Elle s’en retourne dans sa cuisine en se demandant comment elle peut bien faire pour supporter un homme pareil qui ne lui adresse jamais la parole et qui rit tout seul comme un fou qu’il doit être. Celui-là n’est pas plus équilibré, se dit-elle en apercevant James Griffith ouvrant la barrière du cottage.

James Griffith est rouge comme un coq. Il tient à la main un énorme sandwich qui devait l’être bien davantage quand il était intact, vu que les joues de James sont manifestement pleines de jambon et de ketchup. La bonne ouvre la porte après avoir annoncé à son boss l’arrivée de son copain. Le copain fait mine d’essuyer ses pieds sur le paillasson et entre comme un bulldozer ; sans élégance, pense la bonne, sans façon et sans amabilité. Mike s’essuie la bouche et allume une cigarette. Il lance le paquet de journaux sur une chaise qu’il montre du doigt à James.
- Je vais préparer mon sac. J’en ai pour une minute. Profites-en pour lire les journaux. Selon le Sun, nous sommes sensés nous être disputés hier à cause de John.

James Griffith n’écoute pas, perdu dans la contemplation d’une rousse plantureuse dont les charmes proéminents repoussent à l’infini et jettent dans le néant, de part et d’autre de la photo, les lignes laborieuses de deux journalistes dont l’un s’évertuait à fustiger Kadhafi et l’autre exprimait ses opinions sentencieuses sur le fiasco complet du dernier festival de Cannes.
- Prends ton temps, Mike ; j’ai de la lecture.

Il a aussi de la conversation, en l’occurrence celle de la bonne.
- Dites, Sir, pourquoi vous ne vous mettez pas devant la table pour manger votre sandwich ? Ce tapis, je viens de le faire et il est déjà plein de miettes.
- On va gagner ce match, Elisabeth, et après Mike sera tellement riche qu’il pourra vous payer une assistante pour nettoyer vos tapis... Où a-t-il vu que je me suis disputé avec lui ?...
- C’est pas dans ce journal. C’est pas ce journal qu’il tenait quand il a ri comme un démon. D’ailleurs, vous avez pas le temps de lire, il arrive.
- Allons-y, James, on a un sacré boulot, aujourd’hui. Il ne nous reste plus que quatre jours. On va se repasser une dernière fois la bande du match contre Séville et on arrêtera définitivement notre tactique.
- D’accord, mais, auparavant, tu me raconteras comment on s’est disputé. J’y tiens. Au revoir, Elisabeth. J’ai laissé mon sandwich. Mettez-le dans le frigo. Je le terminerai demain.


 

J-3

La salle de rédaction du journal El Globo

Pendue au téléphone depuis plus de vingt minutes, Pilar vient d’obtenir ce qu’elle souhaitait : elle a promis au premier secrétaire de rédaction du journal Deportivo qu’elle dînerait avec lui un soir de la semaine prochaine et, en échange, elle disposera sous vingt-quatre heures d’une fiche technique pour chacun des dix-neuf joueurs des White Stars susceptibles de figurer sur la feuille du match de Paris. Elle fait signe à l’Écrivain, assis en face d’elle, perdu dans la contemplation religieuse de ses jambes, que ça se présente bien. Elle voudrait en finir et raccrocher, mais le gars de Deportivo, là-bas, à l’autre bout du fil, se paye déjà un petit acompte téléphonique en lui débitant sans vergogne une multitude de compliments plats à souhait. Il veut bien fouiller dans les archives de son propre journal mais il désire déjà, manifestement, en être récompensé. Pilar rit, Pilar glousse, et fait mine de se pâmer de plaisir, mais Pilar en a déjà plein le dos. Un instant, elle met la main sur le combiné et fait remarquer à José Fernandez qu’il ne pourra jamais dire qu’elle n’est pas une chic fille. L’Écrivain acquiesce dans un sourire, se lève et lui dépose une bise sur le front.
- Allo ! Oui, je suis encore là. Excusez-moi, c’était un admirateur de passage qui me prenait pour la secrétaire personnelle du rédac en chef. Mais bien sûr que je dînerai avec vous ! J’attends ce soir-là avec impatience. Allez, au revoir... Et n’oubliez pas non plus de me donner quelques renseignements sur le club lui-même : sa date de fondation, ses hauts et ses bas, ses grands présidents ; son histoire, quoi !

Pilar raccroche et arrange ses cheveux. Elle fait toujours ça, machinalement, quand elle raccroche après une conversation téléphonique trop longue à son goût.
- Alors ! Tu ne peux pas dire que Pilar n’est pas chic avec toi. C’est pas beau, ça ? Tu pourras faire tes fiches dès demain. Au juste, c’est pour quand le départ ?

L’Écrivain ne répond pas. Il est déjà devant sa machine à écrire, un mégot éteint aux lèvres, la mine renfrognée, la cravate errante. Pilar lève les yeux au ciel et s’en va, de sa démarche de rêve qui fait que toutes les machines à écrire situées au bord de l’allée manifestent, les unes après les autres, des ratés inquiétants.

L’Écrivain se sent plein d’inspiration et tape régulièrement. “À l’heure où nous écrivons ces lignes, tout laisse à penser que la petite guerre des nerfs entre les Rojos y Negros et les White Stars ira jusqu’à son aboutissement, c’est-à-dire jusqu’à une divulgation tardive des deux feuilles de match. Espagnols comme Anglais ne sont pas près de découvrir leurs batteries en ce qui concerne la composition de leurs équipes respectives. Espérons que cette guerre saura s’arrêter là et qu’elle n’aura aucun prolongement fâcheux sur le terrain. En Espagne, tout au moins, on souhaite que les spectateurs et les téléspectateurs puissent assister à un bon match de football qui se déroulera normalement, sans brutalité, sans anti jeu. Les Espagnols, particulièrement, devront s’attacher à démontrer que les propos désobligeants qui circulent depuis quelque temps sur le comportement de leurs équipes ne sont que pure calomnie. Les Madrilènes auront à cœur, on peut en être sûrs, d’offrir aux Parisiens et à toute l’Europe le spectacle merveilleux de leur technique en mouvement, de leur jeu chatoyant, de leur circulation de balle toujours fine et agréable à l’œil. Quant aux Britanniques, on peut s’attendre à ce qu’ils montrent comme d’habitude un respect inné des règles du jeu que ne bafoue jamais leur manière, virile, certes, mais toujours en deçà des limites que la générosité et la vivacité de leur engagement se donnent d’elles-mêmes. Reste évidemment le problème que risquent encore de poser certains de leurs supporters. Les autorités françaises ont pris d’importantes mesures de prévention tout en annonçant qu’elles séviraient avec la plus grande rigueur contre d’éventuels fauteurs de troubles. Il est temps en tout cas que le football européen se débarrasse de cette gangrène qui le menace en tant que spectacle populaire par excellence. En notre époque troublée où toute activité sociale se heurte invariablement aux germes d’une violence très dangereuse parce que proprement omniprésente et universelle, il faut particulièrement veiller à ce que notre sport roi ne devienne l’un des foyers principaux de la désagrégation des rapports sociaux dans et en dehors de la cité. Comment oublier que, pour la première fois, cette violence a atteint le football tout en étant issue hors du football ? Un joueur prestigieux a été enlevé et retenu contre son gré, victime de son art, de sa popularité, de sa réussite professionnelle et sociale. N’est-il pas à craindre que ce kidnappage ne fasse malheureusement école ? Le football, comme la religion, est peut-être l’opium des peuples. S’il en est ainsi, nous disons qu’il n’a pas à en avoir honte. Plus que jamais, depuis que des groupuscules politiques ont, de par le monde, pris cette détestable habitude d’imposer leur mégalomanie par la terreur et par le sang, justifiant et excitant du même coup les méthodes de la délinquance traditionnelle, cet opium ne saurait être, pour le tissu social des pays de l’univers, un vice honteux ; il est devenu une nécessité. Le football n’a pas à rougir de nous faire oublier les crimes, les enlèvements, les viols, les bombes, les détournements, les prises d’otages. Ceux qui cherchent à le culpabiliser en sont d’ailleurs pour leurs frais. C’est du moins ce que nous espérons qui sera démontré dans un peu plus de trois jours, lorsque le magnifique stade français du Parc-des-Princes s’embrasera de la formidable ovation saluant l’entrée de vingt-deux artistes du ballon rond, les meilleurs du moment en Europe. Qu’il nous soit donné alors de voir, parmi ces vingt-deux acteurs, un garçon simple qui a pour nom Roberto”.

Le stade d’entraînement des White Stars

James Griffith et Mike procèdent à la revue de l’effectif. Ils sont unanimes à constater que James Parker, le gardien, est en pleine forme. La petite fête qui a eu lieu pour marquer dignement le second titre de champion du club n’a laissé apparemment aucune trace sur lui : il saute comme un cabri, court comme un lièvre ; tout son corps puissant et souple respire la santé et la joie d’être.

Thomas, comme d’habitude, a le visage déformé par le rictus que déclenche chez lui l’effort. Chaque foulée semble lui causer mille souffrances obscures. Il faut voir Thomas, dans la tourmente d’un derby, sous une pluie battante, rameutant ses troupes à grands renforts de grognements, pour avoir une idée de ce que peut être un capitaine courageux luttant dans la tempête.

Bailey, qui court en ce moment à ses côtés, est par contraste la discrétion même : la bouche souple et à peine entrouverte, il respire sans bruit, sans à-coup ; quand le visage de Bailey est marqué par l’effort, c’est que Bailey n’en peut plus.

Robinson, le noir sud-africain, le stoppeur de race des White Stars, paraît avoir un air triste, pense Griffith qui en fait part à Mike. Mais ce dernier rassure Griffith : Robinson a un peu froid, tout simplement, et, de surcroît, a horreur de courir comme ça, pour rien, autour d’un stade. Griffith hausse les épaules en disant que le nègre n’a qu’à courir et se taire. Mike approuve. C’est en habituant cette brochette de joueurs exceptionnels à travailler quotidiennement et obscurément comme des petits débutants que les deux compères ont fait des White Stars cette équipe extraordinaire de force tranquille, de professionnalisme, cette machine à victoires assurées d’avance.

En queue de peloton, John Stark a trois bons mètres de retard. Est-ce dans sa jambe ou dans sa tête que ça se passe ? Griffith penche pour la jambe, Mike opte pour la tête. Stark court comme si sa jambe droite était en sucre ; cela lui procure un petit déhanchement qui, dans les dribbles, a immanquablement pour effet de mettre dans le vent l’adversaire mais qui fait aussi que le moindre contact envoie le pauvre John aux pâquerettes ; John Stark tombe plus souvent qu’à son tour dans la surface de réparation adverse. James Griffith a coutume de le comparer à un fusil qui serait le plus précis du monde mais qui aurait malheureusement tendance à s’enrayer trois fois sur quatre. Il passe justement en face du manager et du coach et ceux-là voient bien que son genou droit semble le faire souffrir. C’est évident. Le médecin, qui prétend qu’il ne souffre pas, est un imbécile, selon James. Mike n’est pas de cet avis. Le médecin a raison : John Stark n’a rien. Il a seulement pris l’habitude de courir ainsi, comme un mec qui s’est donné un jour une entorse et qui s’imagine que ça peut recommencer à tout moment dès qu’il court. Heureusement que le proprio n’est pas là. Il aura tout le temps de se faire du mouron, dans la tribune, quand l’avant-centre des White Stars pénètrera sur le terrain.

À présent, les joueurs entament leur troisième tour de piste. Mike les encourage de la voix. James Griffith émet un juron sonore car il vient d’apercevoir au loin, venant vers eux, un personnage qui le dégoûte profondément, qu’il n’a vu que deux ou trois fois mais qui, en l’occurrence, lui a toujours donné la nausée. Mike, à son tour, reconnaît Sam Lawson, l’éminence grise du proprio. Les deux hommes ont décidé de faire semblant de ne pas le voir et discutent tous deux calmement. Sam Lawson les aborde.
- Bonjour, Messieurs. Sir Losey s’inquiète de la forme du team et m’a demandé de m’en enquérir auprès de vous... Bonjour, Messieurs ! Une seule minute d’attention, s’il vous plaît...

Mike se sacrifie :
- Que désirez-vous ? Vous voyez bien que nous sommes en plein travail.
- Je viens seulement m’enquérir de la forme de l’équipe pour en rendre compte à sir Losey.

James Griffith n’y tient plus :
- Dites plutôt que vous venez essayer de semer la merde ici. Si vous n’avez rien d’autre à foutre, mettez-vous en tenue et tournez. Rattrapez les gars et demandez-leur comment ça va.
- Inutile de vous énerver, manager. Je sais bien que seule l’intolérable pression qui s’exerce sur vous progressivement de jour en jour, d’heure en heure devrais-je dire, oui, d’heure en heure... C’est quand même terrible, quand on y pense, un match pareil. Jouer toute une saison, toute une réputation, en quatre-vingt-dix minutes. C’est fou ! Je comprends votre énervement. Vous devez avoir hâte de vous retrouver à dix secondes du coup d’envoi. À propos, savez-vous que le coup d’envoi sera donné par... par cette célèbre et délicieuse chanteuse française... C’est bête, j’ai son nom sur les lèvres et je ne parviens pas à... Vous savez, cette jolie brune qui chante si joliment bien... Bref ! Peu importe.

James Griffith s’éloigne en direction de ses joueurs. Mike sort son calepin pour prendre quelques notes. Tout en écrivant, il dit doucement à Sam Lawson :
- Vous venez de le dire : notre tâche n’est pas facile. Vous allez être gentil : vous allez retourner voir Gary Losey, lui dire que tout se passera bien à condition qu’il nous foute la paix. Maintenant, laissez-nous. Nous avons vraiment du travail.
- Au fond, vous vous prenez tous deux pour des généraux à la veille d’une bataille. Sur vos épaules repose le sort d’une nation. Vous êtes sans doute le dernier rempart de la liberté. Ai-je tout prévu ? Ai-je bien agi comme il le fallait ? Qu’adviendrait-il si la balle entrait dans nos filets ? Peut-être allez-vous me dire qu’une défaite du club entraînerait sûrement le suicide d’une centaine, au moins, de nos supporters, une dizaine de crimes, même, au cours de disputes familiales dues au désespoir de quelques maris trompés ? Avez-vous pensé un seul instant que l’unique enjeu de cette partie historique qui aura lieu en France dans trois jours est finalement l’argent ? Savez-vous seulement quel est le nombre de milliers de livres que sir Losey a englouties dans votre beau jouet ? Sachez que des matches historiques de cette envergure, sir Gary en joue pratiquement chaque jour, que ce soit dans le calme de son bureau ou dans le tumulte de la Bourse. Et ça ne l’empêche pas, lui, de garder son calme et sa disponibilité. Et il ne pense pas que ça lui permet de se conduire envers autrui avec votre outrecuidance. Que sarait-ce, vraiment, si vous étiez un général...

Griffith devait raconter une bonne histoire bien grasse à ses joueurs car ceux-ci, dans leurs rires, n’ont pas entendu le son mat du poing de Mike s’aplatissant sur le menton de Sam Lawson. Quant à la chute du corps dans l’herbe, elle n’a fait aucun bruit. Même sur leur simple pelouse d’entraînement, les White Stars disposent d’une herbe si douce, si douce.


 

J-2

La maison de Charles Albert

Carmen tâte de la main droite le lit accolé au sien. Elle n’a plus de doute : son mari s’est levé. Elle se dresse sur les coudes et se penche vers la table de nuit pour consulter la pendulette. Il est cinq heures. Un moment, elle pense se laisser aller à dormir, mais se ravise. Les yeux mi-clos, elle regarde le plafond où les premières lueurs de l’aube, filtrant à travers les volets entrouverts, accusent la patine du temps et la poussière. Elle se dit qu’il faudrait se décider un jour à refaire les peintures des pièces de l’étage car cela commence à bien faire. Elle se dit aussi qu’il suffirait qu’elle demande un devis pour qu’elle apprenne aussitôt leur prochain déménagement. Comme à Alicante. Elle se souviendra toujours du coup d’Alicante. Charles était sur le point de renouveler son contrat, à deux matches de la fin du championnat. Elle se faisait une joie à l’idée de repeindre entièrement l’intérieur de la jolie maison qu’ils occupaient en dehors de la ville. Elle avait choisi les couleurs, ôté les rideaux et les tableaux. Le peintre devait venir un mercredi. Le dimanche, Alicante se faisait écraser quatre à zéro à l’extérieur et perdait du même coup ses dernières chances d’enlever le titre. Le lundi, une véritable émeute populaire se déroulait devant le siège du club, en plein centre de la ville. Le mardi, Charles était convoqué par les dirigeants et apprenait qu’il devrait exercer ses talents d’entraîneur ailleurs. Le peintre était furieux car, devant l’insistance de Carmen, il avait renoncé à un contrat dans un petit chantier. Allongée dans son lit, les yeux au plafond, à présent Carmen en sourit, mais, à l’époque, son mari et elle n’en avaient pas ri.

Carmen se lève. Elle veut voir ce que fait son mari. Elle n’entend pas l’eau couler dans la salle de bains. Peut-être est-il en train de se faire du café ? Carmen soupire. Il n’a pas dû tellement dormir. Comment peut-il tenir le coup ? Ce soir, il se couchera tard. Demain soir, il ne dormira pas du tout. Et elle non plus. Carmen enfile sa robe de chambre en pensant qu’elle a finalement juste le temps nécessaire pour préparer leur voyage.

Charles Albert est dans la cuisine. Il déjeune lentement, comme un paysan qui s’apprête à ahaner lors d’une dure journée. Parfois, sa tartine beurrée reste suspendue plus que de raison au-dessus du bol, bloquée par une image, une pensée, un sentiment que respecte la main de son propriétaire. Il faudra qu’il dise à Carmen d’emporter un manteau. Paris n’est pas Madrid et Carmen est si frileuse. Non, ce serait ridicule, un manteau en cette saison. Combien de ballons vont-ils mettre à notre disposition pour l’échauffement ? Surtout, ne pas s’énerver ; si nécessaire, revendiquer fermement mais sans s’énerver. Ils seront bien, à Paris. Le président a certainement gratté le fond de la caisse. Ils seront bien. Du luxe, même. Pour l’image de marque du club, le président est capable de vendre son âme. Raison de plus pour ne pas perdre ce match.

Carmen entre dans la cuisine. Elle embrasse son mari, comme elle le fait chaque matin depuis trente-cinq ans, quand elle a le bonheur de le trouver, au réveil, dans sa maison, bonheur quantitativement comparable, à peu près, à celui de la femme d’un marin, ou d’un pilote de ligne, ou d’un représentant de commerce.
- Où on se retrouve, ce soir, pour le départ ? À l’aéroport ?
- Je crois que c’est le plus pratique. Je vais être très pris toute la journée et, de toute façon, il vaut mieux que je prenne le car avec les joueurs.
- Tu déjeunes ? C’est bien. Je croyais que tu prenais seulement une tasse de café. Tant mieux ! Il faut que tu manges. Pour l’instant, ça va, mais, comme je te connais, tu vas te nourrir de moins en moins au fil des heures.
- Ne t’inquiète pas, ça ira très bien.
- Oh ! Mais je ne m’inquiète pas... À propos, comment ça va se passer exactement avec Roberto ?
- Quand il sortira, il dira à Amadeo quelque chose de gentil, du genre : “À toi de jouer, mon vieux, et, pour l’amour de Dieu, j’ai besoin de cette coupe d’Europe pour me refaire une santé. Je t’en prie, Amadeo, défonce-toi !”.
- Pas mal. Comme je connais Amadeo, il va en être bouleversé. Des mots pareils venant de Roberto, ça risque effectivement de lui faire soulever des montagnes.
- S’il tient le coup et si sa pubalgie ne se réveille pas ! Je compte aussi sur le fait que les Anglais relâcheront leur emprise sur le centre-avant après la sortie de Roberto. Ils auront mis deux joueurs sans doute sur son dos et n’en maintiendront qu’un sur Amadeo. Finalement, cette petite tactique psychologique dont j’attends beaucoup, c’est à toi que nous la devons. Tu ne m’as jamais vraiment expliqué ce qui s’est passé entre toi et lui.

Carmen rit.
- Rien dont tu aies à rougir, si c’est ce que tu veux dire. En fait, le déclic s’est produit quand je lui ai dit que j’assisterai au match. Je lui ai parlé comme une mère parle à son fils à la veille d’un examen dont dépendra sa carrière, sa vie.
- L’heureux avant-centre ! Ce n’ai pas moi qui aurais eu la chance d’avoir pour mère poule la femme de mon entraîneur quand j’avais son âge. Au juste, je saute du coq à l’âne mais, à ta place, j’emporterais une veste de laine à Paris. Il ne doit pas y faire très chaud en ce moment.
- Ne t’inquiète pas. J’aurai suffisamment de pulls pour réchauffer toute une équipe. Et toi ? Il te faut un costume, je suppose. Le bleu marine fera l’affaire. Il me reste à donner un coup de fer au pantalon.
- Emporte-moi aussi un costume pour traîner, si jamais je flâne dans les rues de Paris. Je ne te l’avais pas dit mais j’ai l’intention d’y passer une semaine avec toi.

Carmen a cassé la biscotte qu’elle était en train de beurrer avec précaution.
- Tu veux dire qu’on ne rentre pas avec l’équipe ?
- Quoi qu’il arrive, j’aurai besoin de détente après ce match. Une semaine à Paris, en amoureux, ce n’est pas pour te déplaire, non ?
- Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ? Je n’ai rien à me mettre...

Charles Albert allume une cigarette. Il regarde sa femme. Elle a du mal à lui cacher sa joie. Et là, maintenant, en voyant la nervosité subite avec laquelle elle tente maladroitement de beurrer ses biscottes, il se dit qu’il aurait dû plus souvent faire plaisir à sa femme. Sacrés Rojos y Negros ! Combien de bonheur simple et silencieux ne lui ont-ils pas pris !

L’aéroport de Manchester

Gladys est très excitée. Son père a tenu à l’accompagner jusqu’à l’aéroport et elle est parvenue à lui présenter John Stark. Les deux hommes ont juste eu le temps d’échanger quelques banales politesses mais l’essentiel est qu’il se soient vus et soupesés du regard. John n’a pas osé embrasser Gladys en les quittant, non pas tant à cause de la présence du paternel, mais bien parce que le coach, pas content du tout ce Mike de malheur, rôdait autour d’eux, tel un gardien autour de prisonniers. Qu’importe ! En se retournant, John lui a adressé un sourire si beau, si plein d’affection, que Gladys a eu du mal à se maîtriser et, du coup, a embrassé son père ; celui-ci est resté tout ébahi, abîmé qu’il était dans la contemplation des journalistes, essaim de guêpes étouffant littéralement James Griffith dans la salle d’embarquement.

James Griffith est heureux comme s’il était le pape du football. Il va et vient entre les joueurs, les officiels, les employés de l’aéroport, et, à chacun de ses courts déplacements, la meute des journalistes sportifs le suit docilement et fougueusement. Il est d’autant plus heureux que l’une des hôtesses de l’air chargées de bichonner son équipe est une ravissante rousse, un peu maigre peut-être, mais ce qu’il y a de plus rousse. Il est superbe, Griffith. Ses rares cheveux en bataille, le blouson largement ouvert sur son torse imposant d’ampleur et de rotondité, une liasse de cartes d’embarquement dans une main, un monceau de papiers dans l’autre, un crayon passé derrière l’oreille et un stylo bille entre les dents, il souffle, grogne, s’agite, tel un avion à hélices s’apprêtant à décoller.

Les joueurs sont de bonne humeur et, comme de grands élèves en sortie, rient et s’esclaffent bruyamment. Des supporters les assiègent inlassablement pour leur demander des autographes et ils s’exécutent tous avec bonne grâce. La cohue est gaie, bon enfant. Même le proprio semble ravi. Dame ! Il le serait à moins. Les médias ont fini par prendre conscience que cette équipe britannique qui s’envole pour la première fois vers une finale de coupe d’Europe n’est que l’émanation des jus de fruit fabriqués par la société Losey and Co. Qui plus est, aux dernières nouvelles, l’équipe de biochimistes chargée de mettre au point une boisson énergétique pour sportifs semble près d’aboutir. Il l’a appris hier soir. Il s’est promis de trouver un nom pour cette boisson pendant le court vol jusqu’à Paris. Très important, le nom. C’est lui qui fait vendre ou pas. Un bon nom pour un bon produit, telle est la clé du succès. C’est ce qu’il est en train d’expliquer à Andy Apple, le boss de la Fédération anglaise de football, qui a tenu à venir saluer les vaillants petits gars avant leur embarquement et qui n’a présentement qu’un seul souci en tête : éviter les pieds du sale gosse qui accompagne son interlocuteur du moment. Ned, le petit-fils de Gary Losey, une main sagement rangée dans celle de son grand-père, l’autre occupée à maintenir une sucette dans sa bouche cruelle, ne cesse en effet de lui décocher des coups de pied dans les chevilles depuis un bon moment. Un futur footballeur, a dit de lui son grand-père, en riant. Une sale petite vermine de môme mal élevé, pense, pour sa part, Andy Apple. Tout en faisant semblant d’écouter attentivement les explications de Gary Losey sur la commercialisation de sa boisson énergétique, il se prend à rêver que ce sale gosse est effectivement devenu un grand footballeur professionnel et que lui, Andy Apple, a enfin le plaisir de lui ôter sa licence et de le radier à vie du football anglais ; mais il se dit qu’étant donné l’âge du gosse actuellement et le sien propre, il ne pourrait de toute manière jouir de cet insigne plaisir puisque, dans une douzaine d’années, il ne présidera probablement plus la fédération. Pris dans ses pensées, il n’a pas compris que Gary Losey était en train de lui exposer qu’il paierait très cher pour avoir la caution de la fédération en ce qui concerne l’excellence, officiellement reconnue, de sa boisson.

Le moment du départ est arrivé. Seuls les journalistes et Andy Apple sont autorisés à pénétrer sur l’aire d’embarquement. Gladys peut apercevoir une dernière fois John Stark, occupé à fouiller dans son sac. James Griffith paraît ému, subitement. Mike hurle quelques ordres. Les supporters applaudissent très fort Gary Losey qui remercie tout le monde à la cantonade. Les journalistes se bousculent pour atteindre les premiers le pied de la passerelle. Ned s’échappe comme un diable vers l’avion. Le père de Gladys sent monter la migraine et entraîne sa fille. Par haut-parleur, le représentant de la compagnie aérienne souhaite un bon voyage et un grand succès à l’équipe. Pour les White Stars, qui se font photographier devant l’appareil, dans leur belle tenue blanche des grandes occasions, la coupe d’Europe, c’est parti.

Mike pénètre le premier dans l’avion, suivi de Gary Losey et de son petit-fils. Il tient à la main une petite médaille qu’il dissimule le mieux qu’il peut en la serrant très fort. C’est un rite qu’il observe chaque fois qu’il pénètre avec son équipe dans un avion. Du côté de Manchester, on est superstitieux depuis qu’un 6 février, il y a de nombreuses années, l’avion qui transportait la grande équipe de Manchester United s’est écrasé près de Munich, au retour d’un match de coupe d’Europe. En souvenir des Byrne, Jones, Whelan, Colman, Bent, Pegg, Taylor et Edwards, tous disparus dans cette terrible catastrophe, Mike prend ses précautions.


 

J-1

Le parc du château de Saint-Germain-en-Laye

Après un long footing dans la forêt, l’entraîneur des Rojos y Negros a décidé d’accorder à ses hommes une petite heure de détente touristique. Gilberto, Luiz, Jeronimo et Charles White, accompagnés du médecin, en ont profité pour visiter le château. Les autres se sont égaillés dans le parc et retrouvés sur la terrasse qui domine la vallée. Il fait un temps magnifique sur la région parisienne et les joueurs contemplent avec nostalgie le paysage au fond duquel la tour Eiffel semble une invite à venir arpenter les artères ensoleillées de la capitale. Raimundo et Amadeo, du coup, ont demandé à Charles Albert s’il n’y aurait pas moyen, cette après-midi, de faire un saut sur les Champs-Élysées ; Charles Albert a dit non.

Malgré l’heure matinale, des gosses jouent déjà dans le parc. Certains d’entre eux ont reconnu les joueurs de football et se précipitent vers eux. Roberto est naturellement le plus entouré et cela n’est pas fait pour déplaire à l’intéressé. D’abord intimidés, les gosses s’enhardissent et posent des questions. Ils veulent en savoir, des choses ! Raimundo, qui parle un peu le français, sert d’interprète. Charles Albert observe et note que l’un des gosses, qui doit avoir entre huit et neuf ans, a une manière de jongler avec la balle, tout en parlant, qui est remarquable. Évidemment, les petits Français ramènent tous leurs points de comparaison aux joueurs qui sont leurs compatriotes et Raimundo et ses camarades apprennent ainsi une foule de détails sur les clubs français du moment et les qualités et les défauts de la sélection nationale. À les entendre, la France sera championne du monde. Le match de demain soir ? Ils sont naturellement pour les Rojos y Negros, bien sûr, puisqu’ils les ont vus en chair et en os et même touchés du doigt. Un petit bonhomme pas plus haut que trois balles fait cependant remarquer sentencieusement qu’il faudra se méfier des Anglais qui sont toujours là dans les grandes occasions. Et ce petit bonhomme-ci conseille maintenant à Charles Albert de ne pas trop garnir son milieu de terrain puisqu’aussi bien les défenseurs anglais passeront par-dessus en donnant de longues balles aériennes à leurs attaquants. L’entraîneur et Raimundo rient de bon cœur et leur rire est communicatif. Les autres gosses se moquent du petit bonhomme et voudraient le renvoyer à ses biberons. Le petit bonhomme se fâche et dit que tous ses camarades ne sont que des imbéciles qui ne comprendront jamais rien au football. Raimundo demande au petit bonhomme s’il compte aller au Parc-des-Princes demain soir. Il voudrait que l’entraîneur lui fasse avoir une place, à lui et à son père, ou à son frère, car ce gosse pourrait être leur mascotte.

Charles Albert est satisfait de voir ses hommes discuter ainsi, dans la bonne humeur, par le truchement de Raimundo, avec ces petits Français, loin des yeux indiscrets des adultes et de leurs caméras. Le football devrait être un spectacle réservé aux enfants, pense-t-il. Eux seuls savent y croire sans le mêler à l’argent, au chauvinisme, aux autres passions souvent impures des hommes. Et c’est vrai qu’il aimerait lui aussi savoir ces enfants dans les tribunes, demain soir. Roberto suggère que l’on offre des places gratuites à tous les enfants de Saint-Germain ; mais il ne se rend pas bien compte que Saint-Germain-en-Laye est une ville et non un petit village. Charles Albert invite les enfants à venir les voir, avec leurs parents, au Camp des Loges, pour assister à leur ultime entraînement. Tous sautent de joie. Le petit bonhomme demande si on l’autorisera à marquer un penalty à Raimundo. On avisera.

Les autres apparaissent à l’horizon, à la recherche du gros de la troupe. Charles Albert charge les gosses d’aller leur dire de les attendre car il convient à présent de regagner la sortie du parc. Les gosses, fiers et excités, s’enfuient de toutes leurs jambes vers Gilberto, Juiz, Jeronimo, Charles White et le médecin. Comme à regret, après un dernier regard sur le point de vue qu’offre la terrasse, Charles Albert et ses gars prennent le même chemin, à la rencontre du reste de l’équipe. Mais le petit bonhomme n’a pas suivi la meute de ses camarades. La main dans celle de Raimundo, il trottine allégrement à côté du portier qui en fond de tendresse, à moins que ce ne soit de chaleur car le soleil, pourtant bien loin de son zénith, commence à taper assez fort.

Le médecin est ravi de sa visite du château. Il espère bien trouver un moment pour le visiter de nouveau. Il prévient Charles Albert : en sortant, près de la grille du parc, ils ont aperçu un groupe de photographes et deux ou trois voitures de reporters. Ils ont pu passer inaperçus mais, en sortant en masse, ils n’échapperont pas à l’interview. Les gamins connaissent une autre sortie qui donne directement dans la forêt. Charles Albert décide un léger footing jusqu’à cette sortie salvatrice et toute la troupe s’ébranle au petit trot. Le petit bonhomme, lui, ne peut pas suivre longtemps. Alors Raimundo, qui l’attend et qui voit bien qu’ils perdent tous deux de plus en plus de terrain, le saisit sous les bras et le juche sur ses épaules. Les autres se marrent et couvrent à qui mieux mieux Raimundo de quolibets. Après le match, il faudra songer sérieusement à marier Raimundo. Charles White suggère de lui offrir un baigneur pour son prochain anniversaire. Un autre propose de l’employer comme gardien d’enfants du club. En se retournant pour mieux jouir de la cocasserie de la scène, le médecin est entré dans un arbre. Une branche acérée lui a légèrement entaillé le front. Le médecin est bon pour l’infirmerie et déclare qu’il ne pourra pas assister au match. On se moque de lui. Ne faudrait-il pas l’hospitaliser ? Doit-on prévenir sa famille ? Il n’a même pas de pansement sur lui, ce médecin d’occasion. Heureusement, les gosses connaissent les moindres recoins de leur parc et ont vite fait de trouver une fontaine où le médecin peut laver sa plaie.

Charles Albert, assis sur un tronc d’arbre, contemple la petite troupe et se dit que, jamais, depuis une semaine, ses joueurs n’ont paru aussi gais et détendus. Ces gosses, manifestement, leur ont rafraîchi l’esprit autant que l’eau de cette fontaine rafraîchit le front douloureux du médecin. Il sourit en apercevant une jeune fille, en short et basket, qui arrive vers eux dans son jogging. Les autres vont l’apercevoir très bientôt et... Raimundo l’a vue et siffle d’admiration. Les autres sifflent à leur tour et applaudissent et c’est dans un concert de sifflets et d’applaudissements qu’elle traverse le groupe, jolie, souple, souriante et légère. Quel agréable présage, pense Charles Albert. Il lance à la cantonade :
- Allons, les gars ! Cette jolie fille, c’est notre coupe. Demain soir, sur le gazon, il faudra que vous la rattrapiez et elle sera à vous.

Un murmure de plaisir enfantin les parcourt comme une onde, brisée par le fou rire d’Amadeo. Le médecin, qui ressemble à un noyé, vient de dire que lui ne l’a pas vue, la coupe, que c’est injuste et qu’il déposera une plainte auprès de l’U.E.F.A. Alors Charles White lui déclare qu’il va la lui décrire et se lance, dans son espagnol incertain émaillé de quelques mots tirés de toutes les langues qu’il a pratiquées sur tous les terrains du monde, dans une description minutieuse de la fille qui leur est passée sous le nez. Les enfants sont ivres de joie. Seul le petit bonhomme, qui n’y comprend rien, ne rit pas. Profitant d’un trou dans l’inspiration du capitaine des Rojos y Negros, il crie de sa voix suraiguë :
- C’est pas sérieux, les gars ! Il faut reprendre l’entraînement !

La place de l’Opéra, à Paris

Pantalon et blazer blancs, cravate, chaussures et chaussettes bleu marine, les White Stars passent cependant inaperçus dans la densité des touristes qui s’entrecroisent aux quatre coins de la place. John Stark n’est pas heureux. Shopping pour shopping, il aurait préféré que ce soit avec Gladys et il ne voit pas en quoi cette pause touristique dans le cœur de Paris est moins fatigante et dangereuse en groupe qu’en solitaire. Les femmes sont décidément les ennemies des entraîneurs qui ont toujours préféré pour leurs joueurs une entorse à un rendez-vous galant, suspect de receler en général une trop importante potentialité de décontraction et de décompression. En attendant, John Stark a le mouron et déambule sur le boulevard des Capucines en pensant qu’il y serait mieux aux côtés de Gladys qu’entouré de tous ces pseudo-officiers de marine en quête de leurs casquettes. Griffith, lui, a bien de la chance qui doit être en train de filer le parfait amour avec l’hôtesse de l’air rousse qui électrisait leur avion. Sous prétexte d’aller tester un nouveau modèle de crampon, il a quitté l’hôtel à neuf heures en disant à Mike qu’il n’aurait pas le temps de revenir avant quatorze heures. Sur le coup, Mike n’a rien dit, mais, un pied sur le marchepied du car, il a hoché la tête d’une manière signifiant clairement sa désapprobation.

À présent, au milieu de ses joueurs, Mike, lui, apprécie beaucoup cette escapade sur le macadam parisien. Lors des déplacements de l’équipe, il s’attache toujours à faire provision d’images pour les jours tristes et pluvieux de Manchester. La secrétaire comptable du club, la fille du concierge du stade, une cousine et une voisine de quartier l’ont chargé de leur acheter des parfums et lui, le célibataire endurci et taciturne, se promène allégrement, les bras chargés de précieux étuis de carton, Casanova ayant fait son ravitaillement de baumes pour ses victimes. Il ne cherche même pas à imaginer qui la secrétaire comptable, la fille du concierge et sa cousine comptent séduire ainsi ; quant à sa voisine de quartier, il espère... sans trop y croire.

Des supporters des White Stars croisent leur chemin. Drapeaux, écharpes, trompettes au vent, ils s’avancent, déjà titubants de marche et de bière, hirsutes. Ceux-là ne sont pas dangereux. Les joueurs les connaissent. Ils vont parcourir Paris pendant deux jours et, le soir du match, après une bonne collation dans une brasserie, prendront sagement place au stade avec leur attirail voyant et bruyant pour défendre et soutenir leur équipe de toute la capacité de leurs poumons. Pour l’heure, ils entourent Mike et ses joueurs, fous du plaisir de les rencontrer, de leur donner des tapes sur les épaules et de pouvoir recharger leurs accus de toute la volonté tendue, hargneuse, du supporter anglais moyen. Les White Stars mettent dix bonnes minutes à se dépêtrer de ces supporters gluants. Autographes, poignées de main à la française, serments de gagner et d’écraser ces Spaniards, tout y est passé, comme il se doit. Seul John Stark a échappé à l’engloutissement : caché dans la galerie d’un magasin de chaussures, il en a profité pour contempler à son aise ces magnifiques objets au bon goût français sur lesquels évoluent les femmes qui attachent du prix à leur démarche sur les voies de leur supériorité.

Les supporters enfin décramponnés, les joueurs reprennent leur promenade en évoquant les dangers qui menaceront l’après-match si une cohorte de hooligans réussit à pénétrer au Parc. Les journaux de la capitale ont presque tous consacré un article à ce fléau du football anglais et souligné que certains commerçants français des abords du stade se souviennent encore des actes de vandalisme qui ont suivi une précédente finale de coupe d’Europe des clubs champions. Les supporters de Leeds United sont ici restés dans les mémoires.

Par la rue Royale et la place de la Concorde, la petite troupe rejoint les Champs-Élysées au haut desquels l’attend son car. Lente remontée des Champs-Élysées ponctuée de haltes autour d’un banc pour relacer une chaussure, éponger un front et commenter le passage d’une jolie parisienne. James Parker est particulièrement déchaîné et n’hésite pas à siffler comme un vulgaire titi parisien, ce qui amuse beaucoup ses camarades et fait même flotter un mince sourire sur les lèvres de Mike. Toute la troupe s’esclaffe quand une superbe rousse juchée sur des aiguilles, moulée dans un pantalon blanc qui semble fait d’un morceau de la tunique de Nessus, paraît à l’horizon, telle une sirène vivante à la proue d’un navire tanguant sur la houle. Les joueurs lui font une haie d’honneur et applaudissent en scandant le nom de Griffith, le malheureux absent. Mike laisse faire en se disant qu’après tout, son compère n’avait qu’à bien se tenir et être là. La fille passe, souveraine, et, de dos, son allure est encore plus tanguante. Bouche bée, les garçons contemplent ce dribble chaloupé de la fille qui s’éloigne vers un destin qu’ils ne sauront jamais. Curieuse coïncidence ? Chacun d’entre eux, à cet instant précis, a pensé à la fille qu’ils avaient rencontrée, ainsi, dans la rue, à la veille d’un match, vêtue de blanc, et qu’ils avaient de même applaudie. C’était il y a quatre mois, en Allemagne, et, le lendemain, les White Stars avaient gagné leur match.


 

J

Charles Albert allait s’asseoir. Il se redresse vivement en un ultime réflexe. Dans son émoi, il était sur le point d’oublier son petit rituel superstitieux consistant à ne prendre place sur le banc qu’une fois donné le coup d’envoi. Qu’est-ce qu’il attend, l’arbitre ? Enfin ! C’est parti. Quatre-vingt-dix minutes à souffrir, à fumer, à mourir à petit feu, le cœur défaillant, au bord de la crise cardiaque, avec, en plus, pour un match pareil, le souci lancinant de paraître le moins possible ridicule et spectaculaire puisqu’à tout moment, la caméra peut poser son œil sur vous et montrer votre bobine ravagée à des dizaines et des dizaines de millions de voyeurs. Les Anglais, comme ils en ont l’habitude, jouent vivement ou, du moins, essayent de jouer vivement ces premières secondes. Les Rojos y Negros, malgré les nerfs tendus et le souffle coupé par l’appréhension de début de match, gardent un sang-froid remarquable et calment le jeu. Bien. Par des passes latérales courtes et précises, ils conservent maintenant le ballon et font courir les White Stars qui ne se ménagent pas. Une passe en retrait de Gilberto permet à Raimundo de toucher la balle pour la première fois. Important, pour un gardien, ce premier toucher de balle. C’est là en fait qu’en tâtant, en manipulant le cuir, il prend contact avec ce qui se passe sur le terrain. Le public siffle. Le public parisien, Charles Albert le sait, siffle toujours quand un joueur effectue une passe en retrait à son gardien. De même qu’il a pour habitude, quand ledit gardien dégage ensuite, d’accompagner son geste par un “hoooo... hisse !” scandé avec humour, comme si la balle pesait une tonne. Raimundo dégage à la main pour Luiz. Luiz, au petit trot, monte lentement vers le milieu du terrain. Le médecin a bien travaillé : le bandage à la cuisse droite est une petite merveille. Quant à l’hématome qui se trouve dessous, le médecin a affirmé qu’il ne devrait pas empêcher Luiz de tacler et de tacler encore pendant tout un match. Luiz passe la balle à Roberto qui faisait un appel.

En voyant Roberto toucher sa première balle, Carmen a un petit pincement au cœur et, instinctivement, elle saisit le bras de sa voisine, la femme du président des Rojos y Negros. Roberto dribble un, deux, trois White Stars et, sous les acclamations du public, s’envole sur l’aile droite. Centre ! C’est le président qui vient de hurler ainsi. Comme s’il l’avait entendu, Roberto centre. Robinson, le stoppeur adverse, a bien anticipé et, d’une tête parfaite, renvoie la balle vers l’autre aile où l’arrière droit des White Stars, étrangement seul, attend sagement pour la récupérer. Les Anglais repartent mais Charles White les stoppe en mettant en touche. Touche pour les Anglais. Non, dit l’arbitre, touche pour les Espagnols. Thomas, le capitaine des White Stars, que Carmen reconnaît grâce à son brassard, dit quelques mots à l’arbitre. Celui-ci maintient sa décision. La touche, très longue, est effectuée sous les sifflets des supporters britanniques. Thomas chipe la balle à Charles White et effectue une longue passe aérienne à se attaquants. Comme un seul homme, les défenseurs espagnols montent et John Stark se trouve hors jeu. Carmen regarde le président. Elle note que, pour l’instant, il est assez calme. Il respire même la confiance. Les Espagnols, c’est évident, paraissent d’ailleurs plus sereins sur le terrain que leurs vis-à-vis. C’est ça, l’expérience. Carmen jette un regard circulaire sur le stade. Les tribunes sont pleines à craquer, multicolores et bruyantes. Les deux armées de supporters, séparées par le peuple des neutres, n’ont pas encore donné leur mesure. Seuls quelques tambourins espagnols et quelques trompettes anglaises encouragent un faux rythme qui est celui du match, pour l’instant. Carmen n’y connaît pas grand chose, mais elle sent bien qu’elle a sous les yeux deux équipes aux styles diamétralement opposés qui s’observent et s’étudient dans la prudence et l’expectative.

Raimundo sent que ce joueur anglais qui descend tout le terrain ne va pas faire de fioritures et va tirer des trente mètres. Il hurle un ordre à Gilberto et à Luiz, leur demandant de s’écarter car ils lui cachent la trajectoire du ballon qu’il anticipe. Le tir est parti, dur, tendu, véritable boulet de canon à mi-hauteur d’homme. Raimundo le capte sans peine et avec élégance. La foule applaudit. C’est là le premier projectile des White Stars qui ont très bien compris ce qu’ils savaient déjà, à savoir qu’ils ne passeront pas aisément balle au pied dans cette super-défense des Rojos y Negros et qu’ils ont donc intérêt à tirer de loin dès qu’un créneau se présente. La foule applaudit. Elle va aimer Raimundo qui est un gardien spectaculaire. Raimundo donne à Luiz, Luiz à Gilberto, Gilberto à Jeronimo. Jeronimo lance Roberto qui démarre et se heurte à Thomas. Les deux hommes roulent à terre. L’arbitre siffle. Roberto se prend la cheville droite à deux mains. Thomas lève les bras au ciel. L’arbitre donne un coup franc aux Espagnols. Roberto semble en rajouter et reste assis dans le gazon en dodelinant de la tête. Thomas lui tend la main et le relève. Le public français apprécie et couvre les sifflets des supporters anglais. L’attaque espagnole fuse soudain, à cent à l’heure : deux magistraux ”une deux” ont mis dans le vent la défense britannique. Charles White se présente seul devant James Parker. Le public se lève. James Parker plonge dans les pieds de Charles White. D’entrée, les Rojos y Negros ont bien failli marquer sur cette accélération brusque venant rompre une apparente torpeur.

Mike, pour la seconde fois, donne un coup de coude dans la panse de James Griffith qui n’en finit pas, c’est agaçant, de gigoter, de s’éponger le front et de crier. Il est vrai que ça chauffe depuis une minute pour les White Stars, victimes d’un sacré pressing offensif. Mike et Griffith se consultent. Les Anglais jouent en 4-4-2. Ne faudrait-il pas changer de tactique et jouer en 5-3-2 ? Mike est d’accord. Griffith hurle à Thomas de rétrograder d’un cran et de venir appuyer Robinson, son stoppeur. Cela ne tourne pas très rond dans la défense des White Stars. Les crampons volent bas ou un peu trop haut, les tacles sont douteux. Roberto, ce sacré joueur que personne n’attendait plus, multiplie les débordements, les centres en retrait. Il mord dans le ballon comme un chien de garde dans les mollets d’un visiteur. En cet instant précis, il effectue un véritable festival de dribbles machiavéliques. Robinson en tombe sur le gazon tout seul, pris à contre-pied. Thomas a le masque des mauvais jours. Deux fois il récupère la balle, deux fois il la reperd. Il se bat comme un démon, retrouve le ballon et le glisse à son gardien si maladroitement que James Parker est obligé de mettre en corner. Les supporters espagnols se réveillent. Ils poussent leur équipe en scandant le nom de Roberto. Combien de temps ce Roberto va-t-il tenir à ce train-là, se demande Mike. Le corner est tiré. Bailey, qui est venu soutenir ses camarades, reprend de la tête et dégage. John Stark récupère et lance la contre-attaque. C’est magnifique. Tous les White Stars ou presque remontent le terrain à toute allure. Attention au hors jeu ! C’est Griffith qui hurle. Mike respire. Ses hommes semblaient lourds et hypnotisés. Ils reprennent du poil de la bête. Allons ! Ce match ne fait que commencer.

Gladys consulte sa montre. Remuée comme elle l’est, elle s’y prend à deux fois pour constater que le verre en est brisé. Il lui a bien semblé, en effet, que la hampe du drapeau que la petite amie de Bailey, sa voisine, agite en tous sens depuis dix secondes a heurté sèchement son poignet. Tant pis ! John lui en paiera une autre. Il pourra le faire avec les quinze mille livres qu’il encaissera s’il gagne ce match. Et il le gagnera ! Un frisson parcourt le corps de Gladys. John Stark a tiré. Un “oh !” de désappointement, poussé à l’unisson parfait par quarante mille poitrines, succède, un dixième de seconde après, au bruit sec et sourd à la fois de la balle qui a heurté violemment la barre transversale de Raimundo. Sur la reprise de volée de Thomas, le gardien espagnol s’est couché royalement et a bloqué le bolide. Tout s’est passé très vite, trop vite, et Gladys ne sait même plus si John a tiré du pied droit ou du gauche et si Raimundo a ou non effleuré la balle avant qu’elle ne heurte la barre. Thomas s’est pris la tête à deux mains. Gladys a de la peine pour lui en le voyant courir au petit trot vers son poste, peiné comme s’il venait de dilapider bêtement une fortune. Dans sa foulée pleine de classe, John Stark, lui, paraît se foutre éperdument de cette occasion perdue. Le balancement harmonieux de ses boucles noires semble dire : une de perdue, dix de retrouvées. Gladys lui envoie un baiser. Pourquoi John ne regarde-t-il pas vers elle ? Elle tape du pied et la petite amie de Bailey hurle soudain de douleur. Elle peut toujours hurler, elle peut même accoucher ou s’évanouir, si elle veut. Dans la marée blanche des supporters britanniques qui ondoie et crépite comme une vague pleine de mousse, personne ne s’en apercevra.

José Fernandez hoche la tête. Ce n’est pas de cette manière que les Rojos y Negros éviteront les contre-attaques meurtrières des White Stars. Il y a quinze minutes que l’on joue et la prestation des Espagnols l’a plongé jusque-là dans la perplexité, sinon dans le doute. Tout est renversé : les Anglais, après une minute seulement de pressing, jouent le contre ; les Espagnols, dont on s’attendait qu’ils jouent prudemment, font le jeu et s’offrent aux contres britanniques. Ceux-ci pratiquent un 5-3-2 depuis quelque temps et cela semble leur réussir. Qu’attend Charles Albert pour modifier ses batteries ? Un but dans les filets de Raimundo ? Fernandez griffonne quelques notes au grand étonnement de Gary Spencer, intrigué par ce drôle de personnage. Est-ce un journaliste ? Mais alors pourquoi n’est-il pas dans la tribune de presse avec ses confrères ? Ne ressemble-t-il pas plutôt à un Ibère ? Mais alors que fait-il noyé ainsi dans les escadrons de supporters britanniques ? Sur le terrain, les choses se sont calmées. De nouveau, les deux équipes semblent s’étudier, s’observer, à moins qu’elles n’aient décidé toutes deux de souffler un peu avant les prochaines passes d’armes. Fernandez note toutefois que, dans ce calme factice, les gestes d’anti jeu commencent à devenir nombreux. L’arbitre ne siffle pas. Il a tort, pense Fernandez. Roberto, particulièrement, paraît nerveux et parle en tout cas beaucoup. L’arbitre comprend-il l’espagnol ? Luiz espère que non. Mais la gueule de Roberto est malheureusement à elle seule suffisamment éloquente. Il est vrai que les Anglais s’en prennent surtout à Roberto qui, comme ici, est proprement pris en sandwich et descendu sans autre forme de procès. Cette fois, l’arbitre a sifflé. Un coup franc somme toute bien placé, à vingt-deux mètres des buts de James Parker. L’arbitre parlemente pour faire reculer le mur.

Il n’y avait pas coup franc, déclare sentencieusement Sam Lawson à Gary Losey qui opine du bonnet. Ned, placé entre eux deux, se décrotte consciencieusement le nez. Il demeure sagement assis, bouche bée, le môme. Ses jambes sont immobiles. Manifestement, le spectacle qui se déroule sous ses yeux le fascine. Non, il n’y avait pas faute, répète Sam Lawson. Il dit ça, Sam Lawson, pour dire quelque chose, mais, au fond, il s’en fout. Il est venu là avec un seul désir secret : voir deux ou trois hommes de sa connaissance souffrir mille maux, et mille, ce ne serait même pas assez. Il attend paisiblement que se réalisent certains événements dont il se délecte déjà en pensée. Il aimerait voir ce joueur britannique, qui, en ce moment, prend son élan, il aimerait voir ce Charles White, dont les cheveux blonds et les yeux clairs sont une insulte aux White Stars, se casser la jambe. Tibia ou péroné ? Sam Lawson, sur ce point précis, hésite beaucoup. Il se marre ostensiblement : l’Anglais des Rojos y Negros a complètement raté sa frappe de balle. En fait, son pied a d’abord touché le gazon et le ballon a pris une petite trajectoire si ridicule que même l’arbitre polonais semble en rire sur le terrain. Il y a aussi une autre circonstance que Sam Lawson voudrait bien voir naître dans cette enceinte du Parc-des-Princes : le coach des White Stars en proie à un malaise. Un bon petit malaise bien sérieux avec arrêt au moins momentané du cœur. Sam Lawson se caresse le menton. Pourvu que les Espagnols ne perdent pas ce match ! S’ils le perdaient, Gary Losey serait bien capable de surseoir à sa décision de balancer James Griffith. S’il est un spectacle que Sam Lawson ne voudrait pour rien au monde manquer, c’est bien celui du licenciement de James Griffith... Le stade explose : les Anglais viennent de marquer.

Thomas, les bras en V, court comme un fou vers la tribune d’honneur. Bailey et Robinson, puis les autres, le rattrapent, le jettent à terre et l’étouffent littéralement sous leurs embrassades. Même John Stark est déchaîné. Les caméras de la télévision française s’attardent sur ce gros plan. Thomas s’extirpe enfin de la pile d’hommes qui le recouvrait complètement, telle une mêlée de rugby écroulée. L’arbitre désigne le rond central. Les White Stars mènent par un but à zéro. Les joueurs réintègrent leurs postes, les Espagnols sombres mais déterminés, les Anglais radieux et en même temps soucieux de leur dangereuse décompression. Du geste et de la voix, Thomas recommande à ses hommes de redescendre sur terre et de bien reprendre leur sujet. Lui-même ne sourit plus et, tel un gladiateur prêt à défendre professionnellement sa peau, s’élance avec détermination vers le porteur du ballon pour lui couper la route. L’Espagnol s’arrête pile, le regarde droit dans les yeux et l’injurie dans sa langue. Thomas fait de même dans la sienne. L’Espagnol parvient à le dribbler et à le passer. Thomas s’élance derrière lui, bien décidé, s’il le faut, à le tacler par derrière.

Charles White est à terre, dans son camp. D’un petit geste de la main, il rassure Raimundo qui, à douze mètres de là, lui demande avec inquiétude si ça va. Il se sent vidé, découragé ; il n’est plus dans le match. Il pense à Florence qui être quelque part cachée dans cette tribune. Il pense également à Sam Lawson qui voulait l’acheter et qu’il aurait sans doute dû écouter. À présent, il serait riche, très riche, et sur le point de se dorer en Floride, ou ailleurs, avec Florence. Que fait-il donc de mieux, assis sur cette pelouse, dans cette cuvette remplie d’un air chaud et lourd, dans cette étuve irrespirable ? Pourquoi faut-il qu’il soit là, vaincu et humilié, devant cinquante mille témoins de sa déconfiture ? Il sourit faiblement en se disant qu’il apparaît peut-être en gros plan, en ce moment même, sur des dizaines de millions d’écrans. Il se voit nettement figurant ainsi sur l’écran, assis dans l’herbe, avec, au-dessous de lui, juste sous son derrière, en incrustation, son nom : Charles White. Il regarde vers Raimundo qui lui crie encore quelque chose tout en quittant sa cage -il est fou, pense-t-il- et en s’approchant de lui. Il tourne la tête et voit l’arbitre se pencher vers lui. Il ne comprend pas un traître mot de ce que l’homme en noir raconte, semble-t-il avec sévérité. Le médecin accourt à grandes enjambées, sa trousse ballottant à la main. Roberto, maintenant, est là aussi qui lui parle doucement, comme s’il parlait à une femme. Il comprend enfin : il doit être commotionné ou, peut-être même, blessé, et l’homme en noir, à présent, est en train de dire au médecin d’aller exercer son art de l’autre côté de la ligne de touche et non pas dans l’aire de jeu. Charles White se relève péniblement, aidé par le docteur. Il respire un grand coup, secoue sa tête pleine d’eau glacée et fait signe à l’arbitre que le jeu peut reprendre.

La femme de Sam Lawson, de sa main droite, caresse les cheveux de son garagiste adoré et, de sa main gauche, dégrafe son soutien-gorge. Elle est inquiète. L’homme qui la tient dans ses bras, ou plutôt auquel elle se cramponne sous peine de choir grotesquement, est visiblement à une année lumière de sa bouche et de ses seins. Il est happé par le petit écran où s’agitent en tous sens les acteurs de ce match qui doit être vachement important, si captivant que ce beau gosse en oublie ses désirs. Elle pense à son mari. Est-il sagement assis dans une tribune, aux côtés de son boss, ou a-t-il réussi à s’échapper pour inspecter les sous-vêtements d’une petite Parisienne ? Elle prend la main droite du jeune homme et la pose sur sa poitrine. J’t’en fiche ! Le garçon la retire vivement pour la porter à sa tempe, sous prétexte que les Anglais auraient pu faire le break et marquer leur second but. Le poteau ! Quelle déveine ! L’épouse de Sam Lawson se dégage brusquement de cet homme insensible. Elle va dans sa chambre, se déshabille complètement, se parfume, enfile ses chaussures les plus hautes et retourne dans le salon, bien décidée à rivaliser avec ce match de football indécent, ce cirque pour homosexuels qui ne tentent de marquer des buts que pour le plaisir de se caresser ensuite devant des millions de gens. Dégoûtant, abject et répugnant. Elle s’assoit carrément sur les genoux du garagiste, faisant écran de son corps à l’écran, enlace ce cou puissant et embrasse ces lèvres juvéniles qui trahissent déjà les marques des mégots que des mains ordinairement trop occupées viennent rarement saisir. De sa main gauche, le garçon maintient une boucle de cheveux de sa maîtresse qui masque à son œil droit la moitié du petit écran. Les Espagnols se ruent à l’attaque. Le grondement des spectateurs s’amplifie. La voix du commentateur est au bout de ses cordes vocales. La femme de Sam Lawson tente désespérément d’entrouvrir cette bouche rigide. Le récepteur explose. Roberto vient d’égaliser à la trente-septième minute. Tout est à refaire au Parc. Tout est fini entre la femme de Sam Lawson et son garagiste.

Le petit bonhomme de Saint-Germain-en-Laye est aux anges. Il l’avait bien dit, à son grand frère, que les Rojos y Negros égaliseraient avant la mi-temps. Il a bougrement envie d’aller faire pipi mais il a peur que ça lui pompe trop de temps et que le match reprenne avant qu’il ne soit revenu à sa place. D’un autre côté, qui sait ? Peut-être rencontrerait-il Raimundo ? Il pourrait alors lui donner des conseils. Ses dernières sorties lui ont paru quelque peu hasardeuses ; en tout cas, elles lui ont causé une trouille affreuse. Depuis qu’il a rencontré et approché de près les Rojos y Negros au complet, le petit bonhomme sait qu’il sera un jour footballeur, et plus précisément gardien de but. Raimundo, le plus grand gardien d’Europe, est son ami. Plus tard, il le retrouvera en Espagne, quand il sera grand. Raimundo lui a dit qu’une petite taille chez un gardien n’était pas forcément un handicap mais qu’il avait quand même intérêt à manger tout ce que lui donnait sa mère. Justement, en ce moment, le petit bonhomme a faim et mangerait volontiers une glace ou des bonbons. Il le dit à son grand frère. La jeune fille qui est à côté du grand frère a entendu et offre des bonbons. Le petit bonhomme la remercie et lui demande hardiment pour qui elle est. Elle répond qu’elle est pour Charles White, qu’elle connaît très bien, et pour les Rojos y Negros. Le petit bonhomme est ravi et son grand frère est rouge comme un coq. Il doit certainement être impressionné de savoir que cette jeune fille est une amie du capitaine des Rojos y Negros. Elle est très belle, cette amie, et très gentille, et puis au moins elle s’y connaît en football. Elle parle de Charles White comme si elle était sa sœur. Le petit bonhomme le lui dit et maintenant c’est elle qui rougit. Elle s’appelle Florence et elle est mannequin. Elle aime beaucoup Charles White et peut-être qu’un jour, elle se mariera avec lui. Maintenant, le petit bonhomme comprend. Elle aurait pu le dire avant, qu’elle était sa nana. La musique militaire quitte la pelouse et le petit bonhomme, tendu et oppressé, guette l’entrée des joueurs. Les voilà qui paraissent ; d’abord les Anglais, et, maintenant, les Espagnols. Le petit bonhomme les compte et cherche à les reconnaître. Il ne voit pas Roberto, l’avant-centre. Pourquoi Charles Albert l’a-t-il remplacé ? Le grand frère, pas plus que Florence, n’est pas capable de répondre à cette question.

Andy Apple n’est pas à la fête. Depuis quelques minutes, le jeu s’est durci. Tout a commencé avec le fauchage d’Amadeo, le remplaçant de Roberto, qui a failli quitter le terrain sur une civière. Les Espagnols ont répliqué, les Anglais ne veulent pas se laisser impressionner non plus et, si l’arbitre ne se décide pas à intervenir, pense Andy, ce sera bientôt la bagarre généralisée. Il y a pire : il y a ces coups de pied et de poing qui pleuvent en ce moment, là-bas, dans le virage Boulogne ; la police est en train d’envahir les gradins. Pourvu que cela ne dégénère pas. L’U.E.F.A. a été formelle : si des incidents graves devaient éclater, lors de la finale de la coupe des clubs champions, du fait de supporters anglais, les clubs britanniques seraient privés la saison prochaine de coupes d’Europe. Un œil sur le terrain, un autre sur le virage Boulogne, Andy Apple passe de sales minutes, angoissantes à souhait. Malgré cela, il note cependant que ce joueur qui remplace Roberto est en passe de faire un malheur dans la surface de réparation adverse. Ses “une-deux” avec Charles White sont proprement prodigieux. C’est un véritable feu follet, difficile à contrer et encore plus à arrêter. Les White Stars n’en mènent pas large et, s’ils encaissaient un but en ce moment, personne ne pourrait crier au scandale. Pour l’instant, ils encaissent principalement des coups car le jeu espagnol devient de plus en plus dur. John Stark n’en finit plus de tomber. Bailey a une arcade sourcilière ouverte. Dans le virage Boulogne, les matraques pleuvent et Andy Apple remarque que, là où il se trouve, dans la tribune d’honneur, un spectateur sur deux ne regarde plus le match. Le maire de Paris a quitté son fauteuil, sans doute pour consulter le chef du service d’ordre. D’instinct, Andy Apple ne regarde plus du match que les phases de l’action susceptibles de porter en elles une concrétisation. C’est ainsi qu’il délaisse longuement le spectacle du virage Boulogne pour suivre Jeronimo dans sa course fantastique le long de la ligne de touche. Sur l’autre aile, Amadeo place aussi sa vitesse de pointe. Jeronimo déborde, centre. Charles White reprend et passe à Amadeo. Amadeo dribble un, puis deux défenseurs, pénètre dans la surface, met Jeronimo en position de tir. Le gardien anglais repousse sur Amadeo qui, dans le vacarme de dix Boeing passant en même temps au-dessus du Parc, met la balle au fond.

L’arbitre consulte encore son chrono. Depuis cinq minutes, c’est devenu un tic chez lui. Il reste un peu moins de vingt minutes à jouer et il a suffisamment d’expérience pour sentir que l’explosion peut se produire d’une seconde à l’autre dans un match aussi tendu, aussi âpre, aussi échevelé. Les Anglais sont menés au score et font donc flèche de tout bois. Les Espagnols défendent au couteau leur petit but d’avance. On devine en eux une volonté farouche de conserver coûte que coûte leur mince avantage et une solidarité étonnante de la part de Latins. L’homme en noir est aux abois. Il a peur. Il craint une interruption consécutive à un échange de coups. Il craint d’avoir à siffler penalty, ce qui, il en est sûr, mettrait le feu aux poudres. Alors, il siffle des coups francs. Tant pis pour le spectacle. À deux reprises, il a mis la main à sa poche, prêt à sortir le carton jaune, mais, chaque fois, il s’est ravisé au dernier moment, constatant d’extrême justesse qu’il allait le coller à un joueur espagnol déjà sanctionné et que cela entraînerait son expulsion, ce qui mettrait aussi le feu aux poudres. D’un autre côté, il se rend parfaitement compte, le Polonais, qu’en craignant la bagarre, il la suscite par son laxisme même. Il devrait avoir le courage de sortir ce stoppeur, par exemple, qui exagère de plus en plus dans ses interventions, à son nez et à sa barbe. Il se dit qu’en expulsant à la fois deux joueurs, un de chaque camp, il parviendrait peut-être à calmer les esprits sans encourir le risque de tout faire dégénérer. Il se le dit et il se le répète en consultant nerveusement ce sacré chrono et en serrant les dents sur le sifflet. Une bouteille de bière a frôlé l’oreille de l’un de ses juges de touche qui n’a pas bronché. Lui non plus. Il se souvient d’un quart de finale de coupe de Pologne où il avait arrêté le match à cause d’un fruit qui était tombé à ses pieds. La presse polonaise lui avait donné raison et c’était sans doute ce jour-là qu’il avait gagné ses galons de referee international. Pour faire quoi ? Pour trembler dans son short, ce soir, à Paris. Un craquement sinistre le distrait brutalement de ses souvenirs et de sa nostalgie. Ce genre de craquement, il ne l’avait jusqu’à présent jamais entendu dans un match. Le stade s’est tu l’espace de trois ou quatre secondes. Maintenant, il vocifère. L’homme en noir ne sait plus ce qu’il doit faire, où aller d’abord. Se précipiter vers ce groupe de joueurs qui s’injurient et se poussent avec haine ? Se diriger vers l’avant-centre anglais qui se tord de douleur ? Le médecin des White Stars déboule Dieu sait d’où, le bouscule au passage. Il ne lui a pas donné l’autorisation ! Les autres, là-bas, se parlent maintenant à coups de poing. John Stark s’est évanoui. Fracture du tibia, gueule le médecin. L’arbitre sort mécaniquement un carton rouge en priant le ciel d’avoir pris le bon. Il le brandit sous les yeux de Jeronimo en se disant qu’il y a peut-être une chance que ce soit lui le coupable. Les clameurs du stade sont telles que les brancardiers ont renoncé à remuer leurs lèvres et se font des signes pour coordonner leurs mouvements. L’homme en noir a envie de dégobiller. Le coach et le manager anglais sont sur la pelouse, le coach pâle comme un cadavre, le manager rouge et vociférant. L’arbitre regarde son chrono. Il a complètement oublié de l’arrêter. Là-bas, au fond, dans le virage, des femmes poussent des cris hystériques. Apparemment, c’est la panique, la bagarre générale et le sauve-qui-peut. Les juges de touche ont réussi à séparer les combattants de la pelouse. L’un d’eux suggère à l’arbitre de sortir deux autres cartons rouges, un pour les Rojos, un pour les White. Ainsi, la partie pourra reprendre dans l’équilibre, neuf contre neuf. L’arbitre fait non de la tête et siffle en désignant le ballon qu’il donne aux Anglais. Le plus long match de sa carrière va reprendre. Il le faut. Il faut un vainqueur, sous peine de scandale. Gare à la haine du vaincu !


 

J+1

Dans l’avion qui le ramène à Madrid, l’Écrivain fume nerveusement cigarette sur cigarette. Pour la première fois de sa vie, il ne parvient pas à écrire son papier. Il ne sait pas comment le commencer. Il voudrait tout dire à la fois et il voudrait aussi ne rien dire, de peur que les premiers mots ne trahissent trop de pauvreté au regard de cette richesse indivisible qu’il porte en lui, sorte de diamant non taillé, encore entouré de sa gangue. Un article pareil, il ne pourrait le donner que sous forme d’une image ou d’une série d’images. Un vidéo-clip. Oui, c’est ça, un clip, avec une musique... À moins qu’il ne l’écrive en vers ? De beaux vers, comme ceux de ce poète français de la légende des siècles. Seuls des vers, dans leur architecture musicale, dans leur suspens sonore, pourraient rivaliser avec l’image dynamique qui appelle l’image, comme un pas en appelle un autre dans une marche incertaine, la marche d’un bébé ou celle d’un vieillard se dirigeant vers le repos, vers sa fin de match. Il préfèrerait ne rien dire, tellement il voudrait dire.

Il voudrait dire, mais sans les séparer du reste, la tristesse indicible de Charles Albert, son visage marqué par l’amertume et la déception. Pourtant, son équipe a gagné ! Les Rojos y Negros ont gagné salement, mais ils ont gagné. Cette tristesse-là, José Fernandez a retrouvé la même sur le visage d’un petit garçon qui est resté là, apparemment de longues minutes, assis à côté d’un jeune homme et d’une jeune fille, alors que la tribune était déjà presque déserte. Et ce petit garçon répétait sans cesse : “Ils ont gagné mais sans jouer au football”.

Il voudrait dire, mais sans le mettre en exergue, le sourire du coach anglais. Dans ce sourire, il y avait l’espoir et la joie, malgré la défaite. On y sentait le coach somme toute satisfait de la prestation de son onze plein de promesses et de lendemains qui chantent.

Il voudrait dire, mais sans le retrancher de son contexte, le spectacle enchanteur, paradisiaque, de la première mi-temps du match, l’une des plus belles mi-temps jamais offertes par le jeu de la balle au pied. Quelle divine sensation, encore plus édénique au vu de la seconde mi-temps, effroyable.

Il voudrait dire, mais sans les passer au microscope, les yeux chavirés de John Stark et, avant, le craquement sinistre de cet os se brisant, et le silence, et la tempête, la stupeur de la foule, et la douleur de l’Écossais aux boucles brunes, vagues frémissant au vent de la course quelques secondes auparavant, et les coups de poing et de gueule de ces garçons en colère, Far-West ridicule sur cette pelouse entretenue avec le soin des fournisseurs de spectacle, de théâtre à l’antique. Et encore la déprime de cet homme habillé de noir, portant déjà le deuil d’une fête, et cette jeune fille dégringolant d’une tribune et se précipitant vers la civière du jeune homme, probablement condamné, ont depuis lors dit les chirurgiens, à ne plus pousser plus avant une balle sphérique dans une forêt de jambes, vertes et jaunes, ou rouges et bleues, ou blanches, ou noires, toutes caparaçonnées comme celles de gladiateurs.

Il voudrait dire, mais sans s’y arrêter, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, la joie sauvage de ces supporters espagnols s’agitant avec frénésie et faisant ondoyer leurs oriflammes, tels des guerriers du Moyen-Âge parvenus au faîte de quelque bastide, grâce à leur courage aveugle, à l’habileté de leur capitaine et au caprice de la mort jouant aux quilles dans la mêlée des humains réunis pour un sacrifice, pour le rituel guerrier. Et encore, et en contrepoint, cette marche silencieuse vers les vestiaires de onze gars tout d’un coup vidés de leurs organes et de leur bonhommie, traversant, courbés, cette foule dantesque, cohorte de malheureux vaincus emmenés en esclavage. Et cet Écossais hilare se donnant sur les cuisses des coups à assommer un bœuf.

Il voudrait dire... Mais est-ce possible de le dire avec des mots ? Il voudrait dire l’enchaînement logique, implacable, et en même temps si ténu, si fragile, de la douceur de ce brin d’herbe scintillant sous les projecteurs, de cette frappe pure de la balle par le pied d’un artiste, de cette clameur terrifiante issue des profondeurs de la nuit, de cette crispation d’un visage perdu dans cette clameur, du bruit des pétards, de la fumée colorée et d’un homme qui se jette dans les airs pour capter son désir. Il voudrait dire la haine guerrière et la joie immense, barbare et incontrôlable, la folie des hommes et leur tendresse, les épouses délaissées et les télés transformées en autels sacrés, les haussements d’épaules profanes, les crampons attaquant les chairs, les hurlements des joueurs, les gros mots, les glissades, les empoignades, le défoulement collectif, la bêtise vivante, bien vivante, de ces hommes enfin redevenus hommes, entre deux guerres, pour le plus grand bien du clocher, de la cité, de la nation. Oh toi ! Football ! Dernière messe noire incantatoire de la tribu, que roule ta balle vers les mystères profonds de l’homme en collectivité.

L’avion s’est posé. Il roule lentement après avoir quitté la piste. Il s’arrête définitivement. Les passagers descendent et entament la longue marche qui les mènera vers là où commence la cité. José Fernandez aperçoit Pilar. Elle se jette dans ses bras, l’embrasse et lui fait une grimace. Elle est gaie et frondeuse. Elle lui dit :
- C’est le boss qui m’envoie te chercher. J’ai un taxi. On file directement en ville. On tient un scoop. Maradona a signé. Il revient à Barcelone. Qu’en dis-tu ?
- Je m’en fous. Le football, pour moi, c’est fini. Je reste sur ce match. Je vais le raconter.