Je suis une pièce,
Une pauvre petite pièce de monnaie,
Et quelquefois je suis jalouse des billets.
Avec des billets, les hommes achètent
N’importe quoi :
Ils peuvent acheter l’amour,
Et même un semblant d’affection ;
Ils peuvent acheter les consciences,
Et même, parfois, les subconscients.
Ils achètent la vie et,
Quand ils meurent,
Ils peuvent se payer un bel enterrement.
Moi, je n’ai jamais servi qu’à faire l’appoint
Dans les épiceries, ou chez le pharmacien ;
On m’a souvent donnée à des petits enfants,
Pour qu’ils aillent s’acheter des bonbons
Et restent tranquilles.
Je voyage sans cesse et n’ai aucun repos ;
Les billets, eux, surtout quand ils sont gros,
Font de fréquents séjours
Dans les banques et les coffres forts
Où ils se prélassent voluptueusement.
Moi, je dois me contenter des tirelires
Dont on me tire bien vite
Avec la pointe d’un couteau
Qui m’écorche douloureusement.

Pourtant je suis injuste,
Et je dois avouer qu’il m’est arrivé,
Une fois,
De connaître une grande paix et une grande sérénité :
Un touriste m’avait perdue,
Au beau milieu d’un vaste pré,
Et j’ai pu ainsi me reposer tranquille
Pendant une année entière.
Hélas ! Un jour, un chemineau est passé,
Il s’est assis sur moi pour manger son casse-croûte.
Une atroce fatalité m’arracha à mon bonheur.
Et comble de malheur,
Pendant mon doux séjour
J’avais baissé de cours.
Le chemineau me saisit avidement
Et alla me donner à un cabaretier.
Pour moi, la danse infernale de l’échange
Avait recommencé.

Je suis une pièce,
Une pauvre petite pièce de monnaie,
Et combien j’aurais aimé être un billet.
Les billets, pour s’assurer qu’ils ne sont point faux,
On les élève vers la lumière,
Comme pour mieux les contempler.
Moi, on me jette à terre,
Et on apprécie mon authenticité
En écoutant mes cris de douleur.
Quand un pauvre homme me sort de sa poche,
Il murmure, d’une voix triste
Qui fait pleurer les pierres :
C’est tout ce qui me reste.
Quand un homme riche m’extirpe de son gousset,
Il s’écrie, en colère :
Que cette ferraille est lourde !
Je vis dans des fonds de poche,
Sur la poussière des meubles,
Ou dans des tiroirs-caisses.
Quelquefois, on me fait l’honneur d’un porte-monnaie,
Et moi je rêve alors d’un portefeuille.

Je suis une pièce,
Une pauvre petite pièce de monnaie,
Usée, rognée, méprisée,
Car je ne suis pas d’or.
Pauvre mendiant qui me serre si fort,
J’aurais aimé, pour toi, être un billet.