J’ai beau dire et beau faire,
Tourner et retourner,
Quoi que je dise et quoi que je fasse,
Je me retrouve toujours devant l’idée de la mort.
Elle me hante, elle colore tous mes objets,
Elle est partout où je me porte,
Elle m’environne comme un halo
Impalpable et diffus
Mais terriblement concret.
C’est elle qui me laisse,
À chaque entreprise, à chaque geste,
À chaque pensée et à chaque parole,
Cette impression de vanité et d’inachevé
Que d’autres n’éprouvent que de temps en temps,
Au cimetière devant le cadavre d’un ami,
Au café devant une tasse vide
Que nul garçon ne vient à nouveau emplir.
Je lis une ardente biographie
Et je me dis invariablement,
Comme une puissante litanie
Que l’on invoque à mi-voix :
Il est mort.
Je vois à ma fenêtre un homme passer,
Et, qu’il me paraisse ridicule en ses habits,
Ou fier en sa démarche,
Ou soucieux en ses rides,
Je murmure pour moi :
Cet homme va mourir.
Pourtant je mange, et je bois,
Et j’ose même dormir ;
Et quand je vois circuler un convoi funèbre,
Je ne prends même pas la peine de souffrir,
Ne serait-ce qu’une seconde,
Pour qu’une veuve éplorée,
Ou un pauvre orphelin,
Puisse pleurer en paix
En voyant sur mon visage l’absence du bonheur.
Le convoi passe, et la charcutière
Chez qui je vais acheter une tranche de jambon,
Car j’ai l’indécence, la folie,
D’aller acheter une tranche de jambon,
Me dit : « Et oui ! Il faut mourir un jour »,
En me tendant de quoi vivre.
Si les hommes s’aimaient vraiment,
S’ils étaient de vrais frères,
Ils passeraient leur temps
À pleurer dans les cimetières.
Ils le font, parfois,
Quand la perte leur est proche,
Ou quand un grand cataclysme
Fait disparaître à la fois
Un grand nombre de leurs voisins.
Ces morts-là ont de la chance de mourir
Sans passer inaperçus.
L’indifférence des vivants !
Terrible bonheur des hommes :
Elle leur permet de vivre en côtoyant la mort
Et en n’en souffrant pas.
Certains même, c’est horrible,
Vivent de ce voisinage macabre :
Je pense aux croque-morts,
Aux marchands de couronnes
Et de cercueils.
Dans le fond, c’est surtout ça qui est répugnant :
L’indifférence devant la mort,
C’est une légitime défense,
Mais vivre en puisant sa vie dans le culte des morts,
Je crois bien que c’est le pire sacrilège
Que l’on puisse commettre de son vivant.