Au personnel de l’Unité de soins palliatifs
De l’hôpital Paul Brousse de Villejuif

AVERTISSEMENT

Ces poèmes ne sauraient être gais. S’il est vrai que le rire est le propre de l’homme, il est pourtant aussi des tristesses qui n’appartiennent qu’à l’humanité. Ce sont celles qui engendrent l’espoir et le renouveau. La mort d’un être humain que l’on affectionne peut, parfois, faire naître provisoirement la haine. Elle finit toujours, en fin de compte, par nous sublimer. Encore faut-il savoir la regarder en face.

Nos sociétés évoluées ont su réinventer l’accouchement sans douleur. Ne serait-il pas temps pour elles de ressusciter la mort sans désespoir ? Elles apprennent depuis peu à le faire, en Europe et ailleurs. Déjà, les médias frémissent et commencent à rendre compte de ce nouveau savoir. De nouvelles formes de maladies incurables récemment apparues ne sont sans doute pas étrangères à cet effort de l’humanité pour retrouver d’antiques réflexes naturels lors de la phase expirante du cycle de la vie. Malgré de récentes résurgences de la rivière Génocide, il se trouve que l’on meurt aujourd’hui de plus en plus lentement et le plus souvent dans son lit.

Le lit de mort peut et doit ne pas être un lit de douleur. Tel pourrait être l’axiome de ces unités de soins palliatifs qui commencent à surgir dans tous les coins de l’Europe. Comment mieux les décrire si ce n’est en y pénétrant intimement, en acceptant d’y vivre pendant un certain temps, autrement dit en s’y immergeant ?

Il y faut une sorte de courage semblable à celui que nécessite le premier saut en parachute ou la première descente en apnée. Il faut s’adapter très vite à ce qui pourrait être la devise de cette ambiance inconnue : mourir et laisser vivre.

Les poèmes qui vont suivre ont trait à la relation d’une mort et d’un accompagnement vers la mort. Non, vraiment, ces poèmes ne sauraient être gais. Puissent-ils être utiles en permettant d’espérer !

 

 

La mort de l’être aimé lave celui qui aime.
Pourquoi faut-il mourir pour laver les vivants ?
Mourir sans être aimé est le pire anathème
Que l’on puisse jeter contre les survivants.

Moi qui ne parle pas,
Je dirais : aimez-moi.
Aimez-moi de ne dire
Aucun des mots qui blessent,
De ces couteaux tranchants
Qui coupent bêtement
Sans que l’on vous agresse.
Moi qui ne bouge pas,
Je vous embrasserais
Pour peu que vous m’aimiez,
Pour peu que vous disiez
Qu’il est temps que l’on aime
Ceux qui ne parlent pas,
Ceux qui ne bougent pas,
En la sagesse extrême.

Chuchotements infimes de mots révélateurs,
Mes pensées vagabondent sans qu’ils s’en aperçoivent.
Je vois sur leurs visages comme une pesanteur :
Y glissent sans remords les signaux qu’ils reçoivent.
Ils sont là, désolés comme des nouveau-nés
Ayant perdu leur mère, tandis que je suis lasse
D’épier leur récit d’une belle journée
Et d’entendre mon cœur scander le temps qui passe.
Quand ils seront partis, je dormirai, enfin.
Chuchotements infimes de pensées passagères,
Les mots se chaîneront en un réseau sans fin
Et berceront mon âme de leurs rimes légères.

J’ignore si le vent soulève la dentelle
Que forment les nuages qui s’accrochent aux monts.
J’ignore si les bœufs que je vois qu’on attelle
Partent pour le tombeau de quelque pharaon.
Je ne sais la hauteur de la ramure verte
De l’arbre qui, dit-on, ombrage ma raison.
Je ne sais même pas si la fenêtre ouverte
Donne sur un jardin ou sur une maison.
Ceux qui passent me voir et qui me revisitent
Connaissent tout cela mais ne m’en soufflent mot.
Sans doute ignorent-ils que ma mémoire hésite
Entre se souvenir et chérir un ormeau.

Le temps n’est plus le même. Tout est passé si vite.
Les bourgeons dans les arbres tarderont à fleurir.
Ma sagesse grandit. J’attends qu’elle m’invite
À ne considérer que le temps de mourir.
Dehors le temps de vivre égrène ses secondes.
Ceux qui pressent le pas étourdissent l’instant.
Jamais on ne verra la reine Cunégonde
Succomber de nouveau au charme du printemps.
Le temps n’est plus le même. Demain n’est plus si tendre.
Le souvenir d’hier a perdu sa texture.
L’enfant que je demeure sait à présent attendre
Que cessent les prémices de la grande aventure.

Je fus petite fille lisant en son jardin
Les mots ornementés de poèmes en fleurs.
Vous qui m’avez aimée en ces joyeux matin
Savez-vous que je puis encor dans ma douleur
Scander les doux parfums qu’exhalent les couleurs
Et caresser les notes que me chante la pierre
Quand elle est épurée par la main du sculpteur ?

Il régnait en ce lieu une étrange douceur.
On eût dit que la vie avait chassé la haine.
On eût dit que la mort s’offrait cette langueur
Que s’offrent les vivants dans les îles lointaines.
Parfois, un visiteur exprimait le tourment
À mots feutrés, discrets, souveraine tristesse.
Il suffisait alors d’attendre le moment
Où perleraient, furtives, les larmes de détresse.
Il régnait en ce lieu une paix ineffable.
On eût dit que la vie avait banni l’effroi.
On eût dit que la mort se désirait affable
Pour peu qu’on oubliât le secret désarroi.
Parfois, un rire clair défiait le silence :
Bambin déambulant, ignorant du malheur.
On eût pensé alors que la vive innocence
Voulût offrir aux morts un ultime bonheur.

Les mots ne me disent plus rien. Ils sont muets,
Muets dans leurs mensonges et dans leur à peu près.
Lisez-vous les regards ? Moi, je lis dans vos yeux :
Je suis, c’est vrai,
Comme un oiseau blessé
Qui rassemble ses forces pour un dernier envol.
Dites bien à mon âme, si vous la rencontrez,
Ce mot que j’ai gardé
Et que j’emporterai :
Aimer.

Quand les armes se taisent,
Quand le champ de bataille revêt ce long silence
Qu’entrecoupent les cris et les gémissements
De ceux qui agonisent,
Quand la terre n’a plus aucune raison d’être
Si ce n’est que de boire le sang des moribonds,
Des hommes et des femmes vêtus de blouses blanches,
Singuliers brancardiers, étranges vivandières,
Se frayent un chemin, furtifs, entre les morts,
S’approchent des mourants
Et, leur tendant la main,
Les aident à mourir mieux qu’ils n’auraient vécu.
Ces hommes et ces femmes, je les ai rencontrés
Au détour d’une vie.
La guerre faisait rage dans un lit de douleur.
Ils étaient là.
Ils étaient là quand tout était perdu,
Quand il ne restait plus qu’à feindre le courage.
Les armes s’étaient tues.
Lors, dans le long silence,
Leurs allées et venues,
Leurs gestes et leurs dits
Résonnaient tendrement comme autant de prières.
Singuliers brancardiers,
Étranges vivandières,
Qui peut vous oublier
Quand il vous a connus ?