Arkhabar prit son glaive et, sans un mot, trancha
La branche qui portait les bourgeons de mes rêves.
Il me tendit l’un d’eux et, dans le gantelet,
J’imaginai l’amour que nourrirait la reine
Pour mes jours décadents, majestueux et mous.
Je rosis de plaisir et attendis la nuit.
La nuit vint, s’étira et recouvrit enfin
Le dernier point du jour qui effrayait la lune.
Quand je rouvris les yeux, Arkhabar, toujours là,
Sourire sur les lèvres et glaive en son fourreau,
Lisait sur mon visage un songe usurpateur.
Nous partîmes très tôt dans cette autre journée,
Lui traînant sa cuirasse, moi supportant mon cœur,
Si lourd en ses pensées que la moindre raison
Aurait dû commander d’en laisser la moitié
Sur le bord de la route.
Nous fûmes en un fort où logeait un baron,
Ermite hobereau, étrange personnage,
Unique rescapé d’une concentration
D’activités bruyantes et de douleurs muettes,
Ardente mégapole où les âmes bien nées
Se consument sans bruit.
Il nous offrit du thé. Nous fumâmes quelque peu.
Arkhabar devisa sur le haut moyen âge,
Sur les crimes nazis et le creux des naseaux
D’un fabuleux cheval qu’Alexandre le Grand,
Jadis, apprivoisa.
Promenant sur les tours, vers le soir, à la fraîche,
Par la grâce de Dieu et d’un mâchicoulis
Un éclair de beauté zébra l’œil ébloui :
Là-bas, en contrebas, sur la route asphaltée,
Une femme superbe en ses atours réduits.
Je songeai à la reine, toute de blanc vêtue,
Qui attendait son heure.
Le jour mourut sans que parut la reine.
À l’aube du troisième jour, Arkhabar fit un signe.
Derechef, nous partîmes.
Nous parvînmes cette fois à une buanderie
Où rôdaient les fantômes d’accortes lavandières.
Depuis longtemps, l’humidité du lieu
Avait laissé la place à cette humilité,
Celle des vieilles pierres, vieillardes sclérosées
Qui se rident en dedans pour ne pas dénoncer
La trahison du temps.
Dehors, un entremêlement de froides hallebardes
Incitait au repli stratégique et bien sec.
Deux puissantes armées surgirent de mon bissac.
Arkhabar prit les noirs et je choisis les blancs.
Au dix-septième coup, les pas aventureux
De mon auguste fou
Mirent en grand danger la reine de mon cœur.
Elle esquiva la mort grâce au beau sacrifice
D’une tour destinée à sonner le tocsin
Et qui agonisa, cernée de toutes parts,
Tel un cerf aux abois,
Formidable machine à forcer des victoires
Déclinant sous les coups d’une infâme piétaille.
Je perdis la partie et, pour me consoler,
Arkhabar raconta, me parla de sa vie,
Faite de mille morts, d’autant de renaissances,
Et de son grand amour, dame Coryphea.
Il commença ainsi.
Sais-tu le finement raisonner sur l’amour ?
Sais-tu le finement aimer l’intelligence ?
Moi, je ne le puis plus : mon cœur, devenu sourd,
Ne sait plus déceler les sons de mon enfance.
J’entends, parfois, crier les chiffres de la mourre,
Je vois des doigts dressés, pauvrette résurgence
D’un torrent de jeunesse qui arrêta son cours.
Sais-tu, quand vient la nuit, deviner les contours
Du bonheur caressant la soie de tes paupières ?
Moi je ne le puis plus. Mes doigts, devenus gourds,
Ne savent plus tâter que le froid de la pierre.
Pendant qu’il me parlait, son front était plissé.
Sans doute repensait-il à ces choses bizarres
Que lui avaient montrées les planètes lointaines.
Le soleil était haut et nulle ombre muette
Ne laissait au hasard
Le soin de découvrir quelque ressort caché.
Le soleil était haut. Dans l’azur immobile,
Nul n’aurait pu ouïr le moindre battement,
Les prémices d’un thème,
Des bribes de message.
C’est alors que naquit un sifflement étrange,
Très doux en son abord mais riche de promesses,
Douloureux décibels bientôt insupportables,
Et, dans le même temps, que se leva un vent
Tout aussi inouï propulseur de poussière.
Demi-dieu chimérique ou héros véritable,
Arkhabar disparut comme il était venu.
Angon fatal
Il perça l’ennemi de son angon fatal.
Le Franc s’agenouilla, perdant sa contenance,
Une main vers le ciel, l’autre sur le métal,
Laboureur de sa chair moissonnant sa vaillance.
Arkhabar s’approcha, curieux du mystère
Que celait la visière. Pris d’un soudain remords,
Il piqua sa monture. Quand il mit pied à terre,
Il lui ôta son heaume. Le barbare était mort.
Vengeance
Le roi franc et ses leudes, antrustions serviles,
Petits et grands vassaux, guerriers impavides,
Toute la cour royale, le ban et l’arrière-ban
Vouaient à Arkhabar une haine mortelle.
On manda des hérauts par le travers des villes
Promettant cent tournois à quiconque aiderait
À quitter ses aguets le chevalier honni.
On fit par les campagnes résonner un édit
Proclamant désormais délit de félonie
Le gîte et le couvert offerts à Arkhabar.
Blessure
Je vais, par l’arbalétrière, signifier d’un carreau
L’endroit précis, sacré, où gisait Arkhabar
Quand dame Coryphéa s’en vint le secourir
À l’aide d’écuyers et en grande douleur.
Il était dans le ciel d’un rouge byzantin
Une étrange lueur.
Les oiseaux s’étaient tus mais la race canine
Gémissait de concert.
On mena Arkhabar jusque dans le donjon.
On ôta sa cuirasse. On nettoya ses plaies.
Le peuple du château s’abîma en prières.
Sur la foi du récit d’un arbalétrier,
On retrouva la trace des débris de l’armée
Qu’à lui seul Arkhabar avait mise en déroute
Et l’on comprit enfin le don surnaturel :
À peine les gens d’armes a-t-on exterminé
Qu’Arkhabar, derechef, peut reprendre sa route.
Déroute
Long serpent délové déroulant ses anneaux,
Le reste de l’armée rampait dans la campagne.
Les armes étincelaient, indiscrètes, au soleil.
Les rangs de la piétaille ondoyaient de fatigue.
Nul ne supportait plus le poids du cabasset.
Plus d’un laissait filer sur le bord de la route
Le camail destiné à protéger son chef.
Souveraine tristesse d’une armée en déroute
Ne cherchant de salut qu’en sa propre faiblesse.
En tête de colonne, le visage défait,
Bien droit sur son cheval dépourvu de sa barde,
Un gantelet crispé sur son horrible plaie,
Le captal avançait dans l’ombre que la guerre
Jette sur les vaincus en toute chantefable
Digne de divertir les donjons les plus sûrs.
Sursaut
Brave, courtois, loyal et protecteur des faibles,
Tel devra justement être ton bon renom
Mandé à comparoir devant le commandeur
D’un discours compendieux pour témoigner céans
Qu’il n’est nul chevalier appartenant à l’ordre
Qui ne soit ici-bas protecteur de la glèbe.
Aux jeunes damoiseaux ivres de leurs déduits
Tu narreras la mort du fier Galaxidor
Succombant à genoux mais la dague à la main.
Tu leur rappelleras les devoirs de leur rang,
Qu’il est en notre temps un peuple de débiles
Gouvernés finement par d’injustes tyrans
Et que tous les baisers des gentes damoiselles
Ne sauraient commander de rester immobile
Lorsqu’une juste cause exige votre zèle.
Arkhabar, remets-toi ! Gravis cette montagne,
Contemple les réseaux tissés par le malin.
Il faut lever bannière ! Il faut livrer bataille !
Nul autre ne pourra vaincre les Pharisiens.
Vois ces peuples épars savamment divisés
Rendant grâce à l’idole qu’on leur a imposée.
Ils entrent apeurés dans l’autre millénaire.
Mille ans auront suffi dont tout un siècle d’or.
Mille ans plus tôt ainsi parlait Archiméor.
Départ
Archiméor jeta un caillou dans la douve
Et compta, immobile, les cercles centrifuges.
Il en dénombra douze et sitôt décida
Que douze chevaliers erreraient par les âges,
Cherchant incessamment les traces de la louve,
Déjouant les complots de l’ignoble transfuge,
Repoussant l’assaillant dans ses retranchements,
Désentravant le juste et libérant le sage.
Là-haut, sur le créneau, blotti dans son échiffre,
Le guetteur épiait l’ombre crépusculaire.
De son pas solennel à force de fatigue
Le vilain, harassé, regagnait sa masure.
Arkhabar reposait, tout près de son armure.
Dans un coin du donjon, Sarharmar empilait
Les nombreux esterlins que contenait sa bourse.
Anhabar refaisait, pour ses amis pantois,
Le récit d’un haut fait qu’il aimait relater.
Profimo, Samuel, Melchior et Practéor
Demeuraient immobiles et retenaient leur souffle,
Attendant que leur sang interrompît sa course.
Ménageant ses effets, Anhabar déclama :
« J’ai séjourné longtemps au peuple des cervelles
Au corps évanescent et dont l’âme glacée
Pétrifiait l’ennemi d’une atteinte cruelle
Que nul autre poison n’a jamais égalée ».
Archiméor entra soudain dans la grande salle
Et mit fin dès l’abord au récit fantastique.
Il parla longuement et les sept chevaliers,
Cinq autres après eux, revêtirent épaulières,
Jambières et cuissots, mandèrent leurs valets
Pour qu’ils aillent sitôt seller leurs palefrois.