La guérilla d’Algérie s’affirma dès le début de l’année 1955. Déjà, des éléments rebelles repliés dans les massifs des Aurès et de l’Edough avaient fait irruption dans les centres ruraux. Dans les villes, l’infiltration de commandos sérieusement entraînés terrorisait les populations.

La réaction ne se fit pas attendre et les dispositions prises par l’autorité militaire pour mettre sur pied des unités territoriales purent faire obstacle aux attaques par surprise d’un ennemi tapi dans l’ombre. Ces territoriaux, hommes de troupe, sous-officiers, officiers de réserve, tous âgés de vingt-cinq à quarante-huit ans, surent se montrer d’un courage et d’un dévouement remarquables. Malheureusement, combien d’entre eux durent payer de leur sang la sécurité de certaines zones d’habitat plus ou moins exposées.

À l’époque de ce récit, malgré une vigilance de tous les instants, le crime est toujours là. Il continue de frapper traitreusement d’innocentes victimes qui ne demandaient pas plus que de vivre en paix.

Ce dimanche de décembre 1960 était exceptionnellement doux. Le soleil brillait comme aux premiers jours du printemps. L’après-midi de ce jour-là, je flânais, inquiet, le long de ce cours Bertagna, ombragé de ficus, dont les Bônois sont légitimement fiers. Un ciel pur sur ce paysage doré n’atténuait pas le malaise qui pesait sur cette population d’ordinaire si exubérante. Sur les trottoirs, des patrouilles s’insinuaient, l’arme en mains, prêtes à intervenir contre un ennemi étrangement silencieux. Ces hommes marchaient en file indienne, d’un pas lent, le regard mi fureteur mi protecteur. De temps à autre, un bruit lointain de sirène rappelait qu’une ambulance luttait peut-être de vitesse contre la mort. Dans le ciel, un hélicoptère, comme un monstrueux insecte, filait vers un hôpital tout proche. Les gens allaient et, soudain, disparaissaient derrière des grilles placées aux entrées des cafés, des spectacles. La vie continuait avec ses servitudes et ses faux plaisirs.

J’allais et je songeais à la douce émotion que j’avais éprouvée, des années auparavant, en découvrant cette petite ville paisible dont les beautés naturelles sont incomparables : son excellente position abritée au fonds d’un golfe aux lignes harmonieuses, ses facilités de communication avec l’intérieur par les vallées de la Seybouse et de la Boudjimah, la fécondité des terres lui font une situation exceptionnelle. Près de l’ancienne Hippone, au sommet d’une colline ombragée d’antiques oliviers, se dressent les dômes de la magnifique basilique érigée à la mémoire du grand Saint Augustin. Du haut de cette éminence, on aperçoit la ville s’étalant au soleil jusqu’à la limite des promontoires rocheux qui l’abritent. Vers le sud, les vertes cultures forment une luxuriante région qui s’estompe jusqu’au lointain horizon des montagnes améthystes ; et, au bas de cette colline augustine, tout porte à rêver au prestigieux passé de l’impériale Hippone dont les vestiges, exhumés, se dressent comme un défi au souvenir des invasions barbares qui lui succédèrent.

Dans cette ambiance de l’époque apparaissait, vivace, le souvenir d’un vieil homme, rencontré par hasard, qui avait su me faire entrevoir tout le charme de la vie pastorale de ce pays.

Mes activités de représentant industriel métropolitain m’avaient amené à Bône, pour la première fois, en 1950. C’était un dimanche d’avril tout ensoleillé ; une animation inaccoutumée m’avait retenu au dehors, longtemps après que le joyeux carillon de la cathédrale eut annoncé l’angélus de midi. Tiraillé par la faim, j’avisai un restaurant dont la devanture était d’autant plus attrayante qu’elle faisait face à un jardin à l’anglaise. J’entrai donc dans la salle ; mais quelle ne fut pas ma surprise en voyant que toutes les tables étaient occupées. J’allais rétrograder quand un garçon me désigna du doigt, au fond de la salle, une petite table où était assis un monsieur. Discrètement, ce dernier me fit signe d’approcher. Il me pria de m’asseoir, en ajoutant, comme pour s’excuser, que si cette place était restée libre, c’était bien à l’intention d’un sien parent qu’il perdait tout espoir de voir arriver. Nous échangeâmes des politesses puis, sans ambages, il me demanda si j’étais de la ville. Quand il sut que je n’étais même pas du pays, je ne sais trop pourquoi un certain rapport d’inclination s’établit entre nous.

Au cours du repas, bavardant de choses et d’autres, je lui dis toute la joie que j’éprouvais au contact d’une cité qu’on surnommait avec juste raison « Bône la coquette ».

Mon interlocuteur était un homme de soixante-quinze ans. Il en paraissait dix de moins tant la raideur du buste, la vivacité du regard, le cheveu dru taillé en brosse, le teint frais dénotaient chez lui une extraordinaire vitalité.
- Oui ! Monsieur, me répondit-il, cette réputation est assez justifiée… Mais connaissez-vous seulement la plaine ? Ses jardins, ses vergers, ses vignobles, ses champs de blé et de tabac qui concrétisent les efforts, l’intelligence et la volonté de ces générations d’antan. Là où il n’y avait que terres incultes et marécages, la main de l’homme a défriché, assaini, tourné et retourné la glèbe jusqu’à ce qu’elle eût rendu ce qu’on attendait d’elle.
- L’activité rurale semble vous passionner… insinuai-je.
- Mais, Monsieur, toute la première partie de ma vie en a été imprégnée.

Je l’interrogeai du regard. J’avais l’intuition que certains épisodes de la vie de cet homme ne devaient pas manquer de signification. Devinant sans doute ma pensée, il ajouta avec vivacité :
- Je suis dans ce pays jusqu’au cou. Pensez ! Mon grand-père paternel, natif de Bourg-en-Bresse, dans l’Ain, et mégissier de son métier, avait traîné ses outils sur toutes les routes de France avant de venir planter sa tente en Algérie. L’année 1850 l’avait vu se débattre, comme tant d’autres familles, au milieu des pires aventures d’une colonisation naissante : l’inconfort, les épidémies avaient eu vite raison de leur santé. Après quelques années de galère, ma grand-mère disparue, mon grand-père avait abandonné sa petite concession de huit hectares. Peu de temps après, il devait trépasser à son tour, laissant un orphelin de quinze ans. Cet enfant avait évolué de ses propres ailes jusqu’à ce qu’il fût rompu aux durs travaux des champs. À vingt-cinq ans, il s’était libéré de toute servitude en faisant l’acquisition, avec ses économies, d’un vignoble de cinq à six hectares, près du village de B… Après quoi, il s’était marié avec une jeune fille issue d’une famille franc-comtoise qui l’avait pris en haute estime. De cette union étaient nés quatre enfants. Votre serviteur reste l’unique survivant.

Mon nouvel ami s’était mis alors à évoquer ses souvenirs d’enfance aussi loin qu’il avait pu les retrouver.
- Je revois, disait-il, notre petite maison, avec ses portes vitrées sous une tonnelle de vigne, faisant face à l’école du village. Derrière, une cour immense, avec écurie, cave, cellier, ouvrant sur un tronçon de route montant vers un tertre, d’où l’on pouvait découvrir, à perte de vue, des prés, des jardins et des bois. Notre petit vignoble se trouvait à deux kilomètres du village. Il était limité à l’est par une rivière appelée « l’oued Alouffa » (rivière du sanglier), dont les rives étaient bordées de frênes et de vigne vierge. On passait le gué et c’était tout de suite le pied d’une montagne broussailleuse où foisonnaient sangliers, lièvres et bêtes sauvages. Mon père passait pour un des meilleurs fusils de la région. Sa réputation, en cette matière, avait attiré chez nous de nombreux chasseurs. Ceux-ci ne manquaient pas, chaque dimanche, d’emprunter la diligence partant de Bône à l’aube pour couvrir les cinquante-quatre kilomètres séparant notre village de la ville. D’autres, plus heureux, arrivaient par leurs propres moyens : en tilbury ou tonneau attelé d’un poney ou d’un mulet.

C’étaient alors des parties de chasse interminables qui réunissaient, le soir venu, tous ces passionnés autour d’une grande table, pour une dernière collation avant de s’en retourner avec un amas de gibier. Je revois toujours ma mère se débattre autour de ces agapes. Elle ne ménageait ni son temps, ni ses forces, pour entretenir son ménage et veiller à la bonne marche de la maison. De mon père j’ai conservé un souvenir mêlé de tendresse et d’admiration. Les déshérités ne frappaient jamais en vain à sa porte. Il n’en fut pas toujours payé de retour. Un jour d’hiver, il avait recueilli une famille musulmane dont le père, la mère et un enfant de dix ans se trouvaient dans un état de dénuement le plus complet. Il les avait installés dans un petit pavillon attenant au cellier. Ces gens-là avaient vécu, assez décemment, du travail qu’il leur avait procuré. Le fils avait grandi à nos côtés. Il avait partagé nos jeux. Nous lui avions même appris les rudiments de notre langue. Bref, nous le considérions un peu comme un des nôtres.

Or, une nuit d’automne, mes parents furent réveillés par un bruit insolite. Des malfaiteurs avaient eu le cynisme de s’introduire dans leur chambre, donnant sur la cour, par une fenêtre laissée imprudemment entr’ouverte. Mon père, simulant le sommeil, avait soudain reconnu, dans l’espace de quelques secondes, la silhouette de son jeune protégé qui le tenait en joue avec son propre fusil, tandis qu’un comparse fouillait, sans succès d’ailleurs, une armoire placée dans un coin de la pièce. Ma mère ne s’était aperçue de rien. Plus tard, quand mon père lui avait narré les faits, elle en avait tremblé de peur et de rage.

Le lendemain de cette tentative de vol, tout était rentré dans l’ordre. Le fusil avait été raccroché à sa place, mais notre ingrat avait disparu du village. Mon père n’en avait pas moins gardé les parents à son service… Combien de fois ne s’était-il pas laissé apitoyer par quelque chemineau en quête de travail. Il le nourrissait pendant un jour, l’habillait des pieds à la tête, puis lui signifiait d’aller se faire pendre ailleurs.

L’époque des vendanges était pour lui un culte rendu à la vigne. Il aimait le travail bien fait. Toutes les équipes de vendangeurs le savaient. Aussi chacun exécutait-il sa tâche le plus consciencieusement possible.
Il tolérait souvent, au moment de l’action, et avant le coucher du soleil, que quelque musulman s’éloignât des sillions pour faire la dernière prière de la journée. Il considérait ce geste avec respect ; il était persuadé que le musulman est l’homme le plus religieux du monde. Ne doit-il pas prier cinq fois par jour ? Il ajoutait que notre irréligiosité nous déconsidère aux yeux de beaucoup de musulmans ; car, enfin, le Français pratique peu. Il reconnaissait toutefois que ce dernier suit rigoureusement la morale chrétienne. Il aimait souvent rappeler cette boutade du maréchal Bugeaud : « Faites bouillir dans la même marmite un chrétien et un musulman, vous aurez deux bouillons séparés ».

Notre repas était terminé depuis longtemps. Nous ne nous étions même pas aperçus que la salle du restaurant s’était vidée de ses clients. Le vieux monsieur s’excusa de m’avoir retenu par son bavardage. Je protestai en lui laissant entendre qu’il m’avait beaucoup intéressé et que, bien au contraire, j’aurais aimé, sauf indiscrétion de ma part, l’entendre poursuivre le récit de ses souvenirs.
- Alors ! Venez ! me dit-il, je connais un petit salon dans une brasserie où nous serons tout à fait à l’aise.

Assis confortablement, et tout en dégustant un excellent café, mon nouvel ami enchaîna :
- Je vous disais que mon père était la bonté même envers les gens qui le servaient. Ainsi, au moment des vendanges, lorsque le rendement de la journée avait été satisfaisant, il remettait toujours à chacun un supplément de salaire. Après quoi, il faisait distribuer une bonne ration de raisin. Il savait pourtant qu’au cours de la cueillette, beaucoup de vendangeuses ne se privaient pas de dissimuler des grappes énormes sous leur ample « gandourah », entre les seins et la ceinture. Elles montraient parfois une telle déformation du torse que mon père disait, non sans malice, qu’il fallait voir là des gestations de Bacchus. Il riait sous cape lorsque son contremaître, assez mal disposé, se mettait à leur presser la taille jusqu’à faire couler le jus de la treille tout le long de leur corps. Une d’entre elles, affligée d’un de ces maux que l’on dit mal placés, fut un jour convaincue qu’un de ces larcins liquéfié au bon endroit l’avait soulagée de ses souffrances. Le plus typique de l’histoire est que le jeune médecin de colonisation, ayant constaté le fait de visu, aurait presque crié au miracle.

La vendange terminée, les grappes foulées, le jus mis en cuve, on attendait le vin nouveau. Ce jour-là, devant le gros robinet de la cuve principale, se retrouvaient, verre en main, le maire, le curé, l’instituteur, le brigadier de Gendarmerie et le garde-champêtre. Ils saturaient tous leurs papilles d’un vin encore violet, mais prometteur. Chacun ingurgitait lentement pour mieux apprécier et critiquer judicieusement. À tout seigneur tout honneur et mon père, les yeux brillant de plaisir, laissait tomber la sentence :
- Fameux cette année !
- Hum ! osait dire le brigadier, peut-être… peut-être… mais il n’a pas le moelleux, le corps de celui de l’an dernier.

Et aussitôt, une grande discussion de s’engager entre ces porteurs de tastevins. Monsieur le Curé, lui, restait silencieux. En vrai méridional, il savait goûter le sang du Seigneur. Aussi chacun avait-il foi en sa divine compétence. Souvent, il détachait la phrase :
- Bonus vinus laetificat cor himinis.
- Exact ! s’exclamait l’instituteur. Je n’ai jamais autant aimé le latin.

Quand l’euphorie était générale et qu’ils s’étaient tous mis d’accord, le cantonnier pouvait aller porter la nouvelle, le long des chemins, que le vin du père François serait bon cette année.

Le moment venu, on préparait la futaille. Les barriques étaient lavées et soufrées pour y loger le vin. La récolte ne donnait jamais plus de deux cents à deux cent cinquante hectolitres dont la presque totalité était dirigée sur Bône pour être vendue à un courtier. Le transport se faisait par charrettes attelées de mulets. Il ne fallait pas moins de six heures de route pour atteindre la ville. Au début de l’année 1902, un chemin de fer à voie étroite fut mis en service entre Bône et La Calle. Ce train journalier passait dans notre village, vers quatre heures, l’après-midi. Le retour s’effectuait le lendemain matin.

Il me souvient qu’à l’époque, les rails suivaient parallèlement la route départementale. Celle-ci partageait le village en deux parties égales : d’un côté, l’église au milieu de sa placette, l’abreuvoir, la maison du garde-forestier et tous les magasins musulmans avec leurs étals où les mouches évoluaient à leur guise ; de l’autre côté se trouvaient la gendarmerie, la mairie avec son étroit perron contiguë à la cour de l’école où une vingtaine d’enfants pouvaient s’ébattre joyeusement à l’ombre de grands acacias. Quelques villas aux murs tapissés de bougainvilliers donnaient à cette partie du village un air de quartier résidentiel. Combien de fois ai-je vu mon père aux prises avec l’Administration, en la personne du chef de gare, parce qu’il s’obstinait, pour ne pas emprunter un chemin détourné, à faire rouler ses barriques tout au long des rails, un moment avant le départ de l’unique train de la journée. Le chef de gare se mettait dans tous ses états. Avec une dextérité inimitable, il remontait la visière de sa casquette qui glissait sur la nuque ; puis, les mains sur les hanches, il s’avançait vers mon père en le menaçant d’un sempiternel rapport.
- Vous êtes toujours sur les dents, lui répondait-il, et votre tortillard ne part jamais à l’heure, vous le savez bien !... Alors ! Pourquoi être si nerveux…

En fait, le passage de ce train était un amusement pour les villageois. À l’heure H, le convoi reculait pour prendre son élan car, depuis la gare qui se trouvait à cinq cents mètres, la voie ferrée montait progressivement pour atteindre son point culminant juste à la hauteur de l’église. La locomotive arrivait à cet endroit en donnant toute sa vapeur. Brusquement, elle ralentissait, elle renâclait et roulait sur place jusqu’à épuisement. Alors, à la grande hilarité des assistants, le mécanicien, l’air vexé, laissait repartir sa machine vers la gare. Elle reprenait son élan, une fois, deux fois, trois fois même, jusqu’à ce qu’elle eût franchi le point crucial. Bientôt, panache au vent, le tortillard filait dans la plaine pour rattraper le temps perdu. Au café, le soir venu, au moment de prendre le verre de l’amitié, le chef de gare, qui avait rentré ses galons, se faisait drôlement chiner.

Les modestes revenus de notre propriété vinicole ne nous permettaient pas de vivre dans l’opulence depuis que nous étions devenus des adultes assez exigeants, il faut bien le dire. Nous dûmes tirer un peu le diable par la queue.
Mon frère aîné avait vingt-cinq ans et moi-même vingt-quatre ans. Nous parlions de nous libérer. Quant à mes deux sœurs, dont l’une avait vingt ans et l’autre dix-huit, elles avaient le regard tourné vers la ville. Physiquement bien, assez coquettes, le village les ennuyait depuis qu’elles avaient eu l’occasion de séjourner, à plusieurs reprises, chez des amis de Bône. Aussi, elles n’eurent point de cesse qu’elles n’aient obtenu de mon père la promesse de monter une affaire à la ville. Ainsi fut fait.

Je vous ai déjà dit que mon père vendait sa récolte directement à un courtier. Il décida d’appliquer, sur le champ, le système de la vente directe au consommateur. Il fit donc l’acquisition d’une maisonnette dans un faubourg de Bône. Le rez-de-chaussée, assez vaste, comprenait un entrepôt et un magasin de détail. À l’étage se trouvait un très grand appartement pour y loger commodément toute la famille. C’est ainsi que ma mère, femme intrépide, se mit avec ses deux filles à la tête de ce nouveau commerce. Elle devait, ma foi, fort bien s’en tirer.

Quant à mon frère et moi-même, nous fûmes amenés à quitter le village à la suite de circonstances tout à fait fortuites. Un matin de novembre, nous vîmes arriver au village un homme de très haute taille accompagné d’une femme non moins gaillarde et d’un domestique chargé d’accessoires de toutes sortes. Il étaient affublés, tous trois, de la tenue du parfait chasseur : fusil en bandoulière, carnassière et cartouchière bien remplie. Ayant appris les exploits cynégétiques de mon père, ils étaient venus vers lui dans l’espoir qu’il voudrait bien leur servir de chef de file. Quand nous sûmes que nous avions affaire à un industriel allemand recherchant non seulement des émotions fortes, mais surtout des bois d’oliviers sauvages pour la confection de poignées de cannes dont il était fabricant, la randonnée en montagne fut poussée au-delà de ses limites ; et, après un repas froid pris à l’ombre d’un gros chêne, un marché fut conclu avec notre industriel féru de chasse.

A l’époque convenue, nous battîmes donc la campagne à la recherche de coupes d’oliviers. Un travail préliminaire consistait à scier les ramures de manière que chacune d’entre elles formât un angle droit. Les branches ne devaient pas dépasser quatre centimètres de diamètre et vingt centimètres de longueur. Mon rôle, en l’occurrence, était de ramasser et mettre en sacs toutes ces ramures que j’expédiais à mon frère installé à Bône. Nous avions loué un vaste local pour y entreposer, trier et calibrer ces bois que nous chargions, périodiquement, sur un cargo allemand à destination de La Haye. Ce genre de négoce, assez rémunérateur, nous avait procuré une aisance appréciable. Nous pûmes ainsi nous créer un foyer et trouver l’indépendance que nous souhaitions.

Au cours de l’année 1906, mes sœurs convolèrent en justes noces, l’une avec un fonctionnaire en activité à Constantine, l’autre avec un commerçant installé en Alger. Ces changements de situation devaient nous éloigner insensiblement de la vie rurale.

Ma mère, cependant, était restée seule à la ville pour continuer la vente des vins. Elle s’obstinait à poursuivre un labeur fatigant, en dépit des conseils de mon père. Hélas ! Elle avait trop présumé de ses forces. Usée par les travaux, le paludisme, elle avait dû revenir au village. Elle s’éteignit doucement un soir de novembre 1907, après qu’elle eut obtenu de mon père la promesse de garder, coûte que coûte, le carré de vigne sur lequel il avait accolé son patronyme.

Souvent, un malheur n’arrive pas seul. Deux ans après, nous apprenons, par la voie d’un syndic, que notre industriel allemand, fabricant de cannes, a déposé son bilan. Un lourd passif nous fait perdre tout espoir de jamais récupérer les sommes inscrites à notre crédit. Pendant ce temps, notre père lutte désespérément contre le mildiou collé à sa vigne. C’est un véritable désastre venant à bout de nos économies. Pourtant, il faut assurer la vie de nos foyers. Mon frère aîné devient employé communal. La mort dans l’âme, j’entre dans l’administration des chemins de fer.

Désormais, mon père vivra au village, en la seule compagnie d’un oncle, son beau-frère, cantonnier en retraite presque octogénaire. Ce petit homme sec et nerveux avait été volontaire pendant la guerre de 1870. Une légère claudication de la jambe gauche ne l’empêchait pas de marcher à vive allure. Il se couchait régulièrement à six heures, le soir, et se levait toujours à minuit pendant l’été. Quand le temps le permettait, sa canne à pêche sur l’épaule, il partait s’asseoir au bord de la rivière. Il revenait avant que le soleil ne brillât trop. Il ne mangeait pas le poisson qu’il pêchait. Il le donnait à une jeune moukère qui servait de bonne à mon père. Célibataire endurci, il ne cessait de répéter ce slogan : « Vieux garçon, vieux couillon ; vieille fille, vieille guenille ».

Une timidité morbide avait été la cause de son célibat. Il racontait volontiers qu’à l’âge de vingt-quatre ans, après bien des hésitations, il avait demandé la main d’une jeune fille qui avait manifesté quelque sentiment à son égard. Un jour, donc, il se présente tout tremblant et rougissant devant les parents. Ces derniers opposent un refus net à sa demande. Il se retire en bafouillant, sans même un regard vers la jouvencelle qu’il croise en sortant. Ce fut, au cours de sa vie, la seule expérience qu’il tenta.

Mon père et lui se vouaient une affection profonde ; n’empêche qu’ils se chamaillaient à tout propos. Mon père était affligé d’une surdité qu’il attribuait à un abus de quinine. À l’époque, le paludisme était tel que les services sanitaires distribuaient de la poudre de quinine en vrac.Certains colons en absorbaient, au jugé, de petites doses enveloppées simplement dans des feuilles de papier à cigarette.

Sa surdité fut une des causes de son esseulement. Ainsi, il fallait lui parler, assez fort, tout près de l’oreille droite pour qu’il comprît distinctement. Quand il avait affaire à un interlocuteur d’une taille bien au-dessus de la moyenne, il se baissait légèrement et les dialogues se poursuivaient normalement. Mon père avait une stature d’un mètre quatre-vingt-cinq. Par contre, le vieil oncle était de courte taille. Ainsi avait-il tourné la difficulté en installant un tableau noir sur lequel il écrivait des questions auxquelles mon père répondait. Inutile de vous dire que ce genre d’entretien était d’ordre strictement domestique. La moukère à leur service ne parlait pas un traître mot de français. Elle avait l’habitude de grimper sur un escabeau pour mieux se faire entendre de mon père qui, lui, parlait l’arabe vulgaire à la perfection. Barisa, c’était son nom, entretenait le ménage tant bien que mal. L’oncle, qui se nourrissait exclusivement de viande froide du lundi au dimanche, lui avait appris à rôtir les gigots. Pour mon père, Barisa s’appliquait à faire une cuisine mi européenne mi indigène où prédominaient force épices.

Tous les ans, avec mon frère, nous faisions coïncider nos vacances avec l’époque des vendanges. C’était avec une joie toujours accrue que nous retrouvions notre maison natale où étaient accrochés nos souvenirs d’enfance. Pendant un mois, la campagne et ses durs travaux nous faisaient oublier la monotonie de cette vie sédentaire à laquelle des échecs successifs nous avaient contraints. Puis, tout rentrait dans l’ordre habituel : nous retournions à la ville et mon père se replongeait dans une solitude s’adaptant parfaitement à son caractère.

Les années s’écoulèrent ainsi jusqu’à la grande guerre de 1914. Mobilisé dans la première réserve, j’eus l’occasion, pendant de courtes permissions, de me rendre au village. Durant ces laps de temps, il me fut donné parfois de surprendre mon père, assis sous un gros frêne, à proximité de sa vigne, au milieu d’un groupe de musulmans des douars environnants, en train de leur faire la lecture, dans un arabe parfait, de tous les communiqués de guerre. Il aurait fallu voir l’ébahissement de ces gens-là quand nos troupes avaient dû se signaler par quelque fait éclatant. Vibrant de patriotisme, mon père faisait passer dans l’âme des autochtones son grand amour de la France.

Il se déplaçait rarement ; cependant, de temps à autre, il aimait venir à Bône pour surprendre ses petits-enfants. Les jours d’été, il arrivait toujours habillé d’amples costumes de belle toile bleue ou blanche. Le col de sa chemise était fermé par une cravate lavallière de soie noire. Coiffé d’un demi-gibus, comme il était de mode à l’époque, il avait fière allure avec sa moustache et sa barbe bien taillée à la Victor-Emmanuel. Avec un air ironique, il nous annonçait, chaque fois, qu’il venait s’installer auprès de nous pour plusieurs jours. Invariablement, à la fin de la première journée, il parlait déjà de retourner au village ; et ça ne ratait pas : le lendemain matin, il se rendait chez un libraire, se faisait emplir une caisse de livres d’aventures, car il aimait ce genre d’ouvrage, et, l’après-midi même, il reprenait le train.

Un matin de décembre 1916, nous le vîmes arriver le visage amaigri, le corps lourdement appuyé sur sa canne. D’une voix presque aphone, il nous dit : « Je viens mourir ici… ». Il s’alita pour ne plus se relever. La bronchite aiguë qui l’avait terrassé aurait pu être enrayée s’il n’avait eu un cœur usé par toutes les fatigues endurées. Il avait soixante-seize ans. Gardant toute sa lucidité jusqu’à la fin, il murmura dans un dernier souffle : « La vigne… gardez la vigne… ».

Hélas ! Ce désir de mourant déjà exprimé par ma mère ne devait pas être exaucé. Mon père à peine enterré, maisons et vignes furent mis sous séquestre en vertu d’un jugement du Tribunal de commerce d’Alger remontant à dix années antérieures. En effet, je ne sais si vous vous en souvenez, je vous avais parlé d’une sœur mariée à un commerçant algérois. Ce dernier, à la suite de très mauvaises affaires, avait été contraint de déposer son bilan. Il avait, a priori, obtenu un concordat ; mais, quelque temps après, n’ayant pu faire face à ses engagements, il avait dû s’incliner devant la Loi. La faillite avait suivi avec ses fâcheuses conséquences. La procédure dura un an. La vente de ces quelques biens, par autorité de justice, nous permit d’amortir la créance et de régler nos hommes de loi. Nous avions définitivement rompu avec le passé.

Voilà, cher Monsieur, l’histoire naïve, un peu simpliste, d’une vieille famille de souche française que la colonisation, comme tant d’autres, n’avait pas enrichie.
- Certes, la chance n’avait pas été de votre côté ; mais permettez-moi de vous poser une question : avez-vous vraiment tenté l’impossible pour conserver ce petit patrimoine ? Car, enfin, vous étiez assez nombreux dans votre famille. Vous aviez certainement des amis ! N’auraient-ils pas pu vous aider à remonter la pente… ?
- Bien sûr ! Des offres spontanées ne nous avaient pas fait défaut ; mais nous étions devenus des fonctionnaires, des « culs de plomb » dont les émoluments de début suffisaient juste à l’entretien de nos ménages ; et puis, la perspective d’une dette à long terme nous avait effrayés. D’autre part, le propriétaire assez fortuné possédant une terre mitoyenne à la nôtre avait surenchéri jusqu’à l’extrême limite pour enlever ces hectares de vigne qu’il convoitait depuis toujours. Au terme de mon existence, je ne dirai pas que cette mutabilité, en pleine force de l’âge, n’avait pas été sans quelque amertume ; mais le malchanceux finit toujours par atteindre une telle sagesse qu’il arrive, en vieillissant, à connaître le vrai bonheur. Malgré mes soixante-quinze ans, vous me voyez en excellente forme. Pourtant, j’eus le chagrin de perdre successivement mon frère, mes sœurs et la plus chère de ma vie : ma femme. Elle m’a laissé une fille qui, à son tour, m’a donné la joie de voir un petit-fils se montrer, aujourd’hui, le digne successeur, dans les traditions, de son arrière-grand-père ; et, ce que je n’ai pu réaliser, il le fera, j’en demeure convaincu.

Soudain, le visage de mon vieil ami s’illumina. Il dit aussitôt :
- Quand on parle des loups…
Un homme jeune et robuste venait d’entrer dans le salon.
- Je vous présente mon petit-fils, Pierre M…, agriculteur à X. J’avais négligé de vous dire que c’est lui que j’attendais ce matin.
Le jeune homme s’excusa auprès de son grand-père de ce qu’au moment de quitter la ferme, son auto était restée en panne. Nous bavardâmes encore un instant, puis, comme il se faisait tard, nous nous séparâmes non sans une chaleureuse poignée de main. Je leur promis de les revoir lors d’un prochain séjour à Bône.

Les deux premières années, nous échangeâmes quelques cartes à l’occasion du nouvel An. Par la suite, ayant égaré leur adresse, je dus cesser de me rappeler à leur bon souvenir.

Après ces dix longues années, je me retrouvais ainsi dans cette ville éclatante de soleil, mais combien différente de celle que j’avais connue. Où pouvait-il être ce beau vieillard à mine altière ? Je pensais que, s’il vivait encore, son grand âge devait atteindre les quatre-vingt-cinq ans. Je reprenais l’avion le lendemain et je regrettais de n’avoir le temps matériel de le retrouver.

En cet instant, tout en me remémorant ces souvenirs, j’avançais vers le haut de la ville quand je vis sortir de la cathédrale un char funèbre précédé de sociétés drapeaux en tête et suivi d’autorités civiles et militaires. Ma curiosité mise en éveil, je m’approchai et me glissai dans ce cortège qui venait de s’ébranler en direction du cimetière. Dans le groupe où je me trouvais, j’observais et j’écoutais tous ces gens qui parlaient à voix basse des circonstances tragiques dans lesquelles le défunt, un homme jeune et plein de vitalité, avait trouvé la mort.
Huit jours avant, à l’aube d’un clair matin, cet homme s’était levé confiant et plein d’entrain pour rejoindre son contremaître musulman qui logeait, avec sa famille, non loin des bâtiments de la ferme. Ils étaient partis tous les deux pour installer les équipes embauchées pour la journée. C’était la pleine saison des agrumes et, sur ces dix hectares d’orangers, la cueillette occupait plusieurs hommes et femmes indigènes. Juchés sur des échelles, les mains gantées de caoutchouc, ils coupaient les fruits d’or à pulpe gorgée de soleil.

Ce garçon de trente ans, ingénieur agricole, suivait son affaire en parfait technicien. Après avoir donné les derniers ordres à son contremaître, il était parti au volant de sa jeep pour faire son inspection journalière autour de son orangeraie. Malheureusement, il ne devait plus reparaître. Toutes les recherches pour le retrouver étaient restées vaines. Une semaine après, le flair d’un chien policier entraînait les enquêteurs à un kilomètre de la ferme. Près d’un fourré, ils devaient découvrir, dissimulé sous un amas de branchages, un corps atrocement mutilé.

Nous arrivions au cimetière. Des soldats en armes rendaient les honneurs. Officier de réserve des unités territoriales, le défunt s’était montré d’un courage à toute épreuve au cours d’un accrochage avec des rebelles. À présent que je connaissais ce drame dans tous ses détails, j’aurais voulu connaître le nom de la victime. Je n’osais interroger autour de moi. Ma présence dans le cortège n’était-elle pas assez insolite ? Quatre hommes des unités territoriales soulevèrent le cercueil qu’ils transportèrent jusqu’à la sépulture familiale. Je me trouvais derrière plusieurs rangées d’assistants, mais je pus saisir nettement le discours d’une personnalité qui disait en substance : « … l’occasion s’en était offerte dans les unités territoriales où sa haute conscience, un sentiment du devoir lui avaient rapidement acquis une flatteuse réputation. Un haut fait d’armes, accompli, une nuit, à la tête de sa patrouille, lui avait valu de chaleureuses félicitations de ses chefs. » ; et, plus loin : « Cet ami si droit, ce père de famille admirable qu’un terrorisme lâche et ignoblement barbare est venu arracher brutalement à la profonde tendresse de vieux parents et d’une épouse qu’il aimait par-dessus tout ». Des sanglots émouvants suivirent la fin de ce discours.

Un deuxième orateur s’avança au bord de la tombe. Il devait exalter, à son tour, les mérites de ce Français modeste et simple qui avait suivi le chemin souvent difficile de la probité, de la droiture et de l’honneur ; et il concluait, tout vibrant d’émotion : « Adieu… Pierre M… Vous resterez toujours dans les cœurs et les esprits comme l’image d’un homme courageux et charitable ».

Ce nom prononcé d’une voix assourdie me troubla. En avais-je bien saisi la consonance ou était-ce que je me trouvais encore sous l’empire des souvenirs évoqués ? Je voulus être fixé. J’interrogeai discrètement une personne près de moi. Soudain, je dus faire un effort pour cacher mon émoi. Je venais d’apprendre que le défunt n’était autre que le petit-fils de ce charmant vieil homme dont le récit d’une vie remplie de déboires m’avait frappé dix années auparavant.

Pris par une sorte d’agitation, je me mis à fendre la foule. Je passai entre les tombes et les chapelles pour atteindre, au plus vite, le lieu de l’inhumation. Les discours étaient terminés ; un prêtre finissait de bénir le cercueil. L’esprit tendu, je cherchai, dans le groupe familial prêt à se retirer, un homme que je savais, une fois de plus, si douloureusement éprouvé. Je résolus de ne pas quitter l’Algérie avant de lui avoir exprimé, de vive voix, toute ma sympathie.

Je finis par le reconnaître au moment où il se détachait de la foule pour s’engager dans une allée transversale bordée de cyprès. Le dos vouté, il marchait, s’arrêtait, repartait, comme quelqu’un qui, dans sa tête, recherche ou repasse des souvenirs. Je le rejoignis et l’approchai, hésitant. Je lui rappelai mon nom. Il eut quelques secondes d’agitation, puis, me regardant bien en face, il enserra, avec une force incroyable, la main que je lui tendais. Redressant sa haute taille, dans un effort de volonté pour raffermir sa voix, il me dit ces simples phrases :
- Vous voyez… cette terre… nos aïeux sont morts de l’avoir défrichée. Nos jeunes meurent de vouloir la conserver. Ceux qui resteront… auront-ils la force… le courage de poursuivre ?