En cette matinée de juillet, le soleil embrase la plage d’un bout à l’autre de son anse. La mer, glauque, trace l’horizon sur un ciel d’une pureté incomparable. À l’ouest, le contrefort du massif de l’Edough se profile jusqu’à la pointe avancée du sémaphore du « Cap de Garde ». À l’est, un des premiers contreforts de la Kroumirie s’estompe dans un bleu mauve vers le « Cap Rosa ». L’or du sable fin, le grouillement des maillots multicolores forment le gros plan de ce cadre où se retrouve toute l’intensité de la lumière africaine.

Dans l’eau, les baigneurs s’agitent ; les ballons de caoutchouc croisent leurs trajectoires dans un scintillement métallique. Les périssoires glissent à la cadence régulière de leurs rames d’où s’égrènent des gouttes d’argent. Les cris, les rires se mêlent au clapotis des vagues qui viennent s’étaler en franges écumeuses sur le bord de la plage.

Nicole sort de l’eau en courant et vient tomber à genoux sur la tache d’ombre de son parasol. Le maillot noir qui la moule ruisselle et brille comme le pelage d’un phoque. D’un geste prompt, elle enlève son bonnet, secoue ses boucles blondes, puis se jette à plat ventre sur le sable chaud. Sur ses bras arrondis, un côté du visage repose languissamment. Ses jambes, longues et nerveuses, s’agitent un instant et, soudain, s’immobilisent. Elle ferme les yeux pour mieux rêver au Prince charmant. Quoi de plus naturel quand on a 18 ans. Bientôt, elle perd tout contact avec le monde extérieur. Elle subit la manifestation de l’image du rêve, en même temps que la perception d’un petit coup discret à la porte de sa salle de bains.
- Est-ce vous, Jeanne ?
- Oui, Madame ! Monsieur vient de téléphoner. Il vous attend à onze heures à bord du yacht.
- Parfait !

Debout au milieu d’un bassin de marbre rose, Nicole s’éponge le corps en le tapotant. Son peignoir de bain s’harmonise avec la couleur jade des flacons de toilette placés sur une tablette. Tout en s’habillant, elle revoit son mariage avec Pierre, ce grand garçon athlétique, qui n’a cessé de l’entourer de prévenances, qui lui a fait une existence douillette, confortable, luxueuse. Ils s’étaient rencontrés chez des amis communs. Une attirance spontanée les avait unis pour toujours. D’humeur égale, d’une intelligence marquée au coin d’une subtilité charmante, d’une élégance sobre, Nicole avait su captiver ce garçon franc, empressé sans ostentation, décidé à faire d’elle la compagne de sa vie. À 25 ans, il était avocat et possédait, par surcroît, une coquette fortune leur permettant de vivre en dilettante, sans souci du lendemain. Elle songeait qu’ils formaient le couple idéal.

À présent, enfoncée dans les moelleux coussins de sa Buick, Nicole file à toute allure vers le port. Il est onze heures. Le yacht se balance gracieusement le long du quai, les machines sont sous pression. Un panache de fumée monte vers le ciel.

C’est un bateau de 300 tonneaux, fier d’allure, blanc comme une mouette. À la poupe, un nom se détache en lettres d’or : « Nicole ». Dans un ravissant costume de pont – pantalon de flanelle blanche, veston bleu garni de boutons dorés, une casquette marine posée crânement sur ses boucles blondes – Nicole gravit prestement la passerelle. À la coupée, Pierre lui tend la main.
- Hello ! Nicole !
- Hello ! Chéri ! Pas trop en retard ?
- Non, tout le monde est à bord, sauf André et Micheline qui se sont fait excuser.

Les couples se joignent à Pierre pour la saluer. Sur le pont, les matelots s’affairent pour l’appareillage. À la dunette, le commandant attend le signal du départ. Un coup de sirène strident et le yacht s’éloigne du quai en tirant doucement sur ses amarres. L’ancre est maintenant remontée à la hauteur de l’écubier ; le bateau glisse vers la haute mer ; ce n’est plus qu’un point blanc à l’horizon.

À midi, six couples, jeunes et joyeux, sont réunis autour d’une table finement décorée. La salle à manger, avec ses boiseries de teck et d’acajou, les fauteuils de cuir rouge, les cristaux taillés, la fine vaisselle, dénote une recherche de luxe et de bon goût.

Les hôtes devisent gaiement. Le sujet de conversation repose, enfin, sur l’itinéraire de la croisière. Les uns voudraient mettre le cap sur Nice ; les autres sur les côtes tunisiennes ; finalement, l’accord est unanime pour faire route vers la Sicile. Le voyage est merveilleux. La mer est calme. Chacun va et vient à sa guise et jouit de l’instant présent.

La nuit descend lentement. Bientôt, le ciel est constellé d’étoiles. Les feux de position vers et rouges, la lumière des hublots du salon semblent une féerie en mouvement. Du poste de radio s’échappe la mélodie d’une valse de Wéber. Pierre et Nicole sont appuyés au bastingage. La brise du large caresse leurs visages.
- Pierre ! Si nous dansions ?
- Volontiers !
Ils rentrent dans le salon. « L’invitation à la valse » les enlace ; ils tourbillonnent. La musique accélère son rythme ; Nicole est transportée, ivre de joie.

Soudain, pour elle, tous les objets perdent leur forme. Tout flotte dans une vapeur légère. Nicole se sent soulevée comme si elle avait des ailes. La voilà glissant… glissant sur la mer bleue. Brusquement, un choc, et ses pieds s’enfoncent dans une masse molle et tiède. C’est vraiment drôle ! Que se passe-t-il ?... Ces bruits, ces cris, ces vrombissements d’auto sur la route au-dessus…
- Hello ! Nicole !
Elle ouvre un œil, puis l’autre.
- Ah ! C’est toi… Pierre !
- Vite, ma petite ! André m’a prêté sa « Jeep ». Nous filons en promenade jusqu’au « Cap de Garde ».
Elle n’a pas fini de passer sa robe sur le maillot qu’il la tire par un bras, la pousse vers l’auto.
- Pierre ! tu n’es guère raisonnable ; je n’aime pas ces arrivées intempestives ! Ne pourrais-tu pas te montrer un peu moins casse-cou ?
- Ne t’en fais donc pas, Nicole !

À présent, ils roulent sur la route sinueuse ; elle se cramponne aux coussins rudes de la Jeep.
Une heure après, ils reviennent en chantant à tue-tête. En suivant la Corniche, à un endroit où la route déroule, tout droit, son ruban blanc, Pierre appuie, tant qu’il peut, sur l’accélérateur et les voilà lancés à une vitesse vertigineuse. Il faut le coup de sifflet d’un agent de police, suivi, aussitôt, d’un grincement aigu des freins de la Jeep, pour arrêter cette course insensée. Nicole, projetée en avant, se cramponne de justesse aux genoux de Pierre. À peine ont-ils redressé leur position que notre agent est là, les coudes appuyés à la portière de l’auto.
- Vos papiers, jeune homme !
Pierre fait mine de se tâter les poches, mais en vain car il se trouve en short et torse nu.
- Ah ! ça alors ! Je ne les ai pas…
- Je m’en doutais bien, allez !... Vos nom, prénoms et qualités.
- Pierre Coquier, étudiant, 19 ans.
- Vous êtes mineur… par-dessus le marché !... Et mademoiselle ?
- Mais !... Monsieur l’agent, mon amie n’est pour rien dans cet incident.
- Ah ! vous croyez !... Et puis, quel âge a cette demoiselle ?
- 18 ans, répond timidement Nicole.
- Mineure, elle aussi… Bon sang ! C’est le bouquet ! marmonne l’agent qui se penche prestement vers la plaque d’identité qu’il vient d’apercevoir près du tableau de bord. André Favard, s’exclame-t-il, ça par exemple ! Vous vous appelez comment, dites-vous ?
- Pierre Coquier.
- Cette fois, votre histoire est corsée, mon garçon !
- Il faut que je vous explique… Monsieur l’agent !
- M’expliquer… m’expliquer… quoi ?... Vous n’avez pas de papiers, vous êtes en caleçon de bain… mineur… excès de vitesse avec une voiture qui ne vous appartient pas !
- Je dois vous dire que c’est mon ami André qui me l’a prêtée.
- Votre ami… votre ami… et où il se trouve, celui-là ?
- Il est parti ce matin, avec son fusil harpon, pour la chasse sous-marine.
- Ouais ! et pendant ce temps-là, vous, vous chassiez sur la route… Allez ! Venez avec moi au poste de police. C’est à cent mètres d’ici.
- Nous pourrions nous y rendre en auto ? dit Nicole.
- Hum !... Hum !... Au fait, vous avez peut-être raison. Il vaut mieux que le « corps du délit » soit au complet.

Devant un brigadier, les mêmes questions posées sont suivies des mêmes réponses et, finalement, nos trois protagonistes sont convoqués le lendemain matin dans le bureau du commissaire. En présence du magistrat, notre rêveuse et nos deux « casse-cou » perdent un peu de leur assurance.

Mais la jeunesse étudiante ne porte-t-elle pas à l’indulgence ? Et, après une semonce toute paternelle, le trio se retrouve sur la chaussée, la mine toujours déconfite. Par pour longtemps, d’ailleurs, car, quelque part, dans un garage, la Jeep est là, encore prête à les emporter loin de la ville, vers ces plages splendides où l’or du sable fin, la mer verte, un ciel toujours bleu incitent cette jeunesse à des ébats joyeux.