Le rapide de nuit « Paris-Marseille » venait de rentrer en gare. Robert Grillot, une valise dans chaque main, se dirigea vers la sortie. Arrivé sur l’Esplanade, il posa ses bagages à terre, puis, avisant un taxi : Compagnie Transatlantique ! Cria-t-il au chauffeur.

Enfoncé dans les coussins de la voiture, il ne cessait de ressasser : « Tout de même… s’éloigner de la capitale un 23 décembre… Une nuit de Noël en mer… ». Cela l’irritait. Hélas ! La compagnie d’assurances, dont il était inspecteur principal, n’avait pu différer cette mission. Il s’agissait d’un contrat, très important, nécessitant sa présence, le 27 décembre, en Alger. Il aimait bien son métier. Pourtant, quelques jours avant, sa petite Janique, mignonne enfant de dix ans, lui avait dit :
- Père ! Sais-tu que j’ai un projet ?
- Lequel, mon petit ?
- Mère et moi aimerions passer la Noël à Versailles, chez tante Marguerite.
Il savait toute la tendresse que cette dernière lui prodiguait, aussi acquiesça-t-il avec joie.

Et voilà cette satanée mission qui le pousse, à cette heure matinale, vers les guichets d’une compagnie maritime. Encore, s’il avait fait beau ! Mais, ce jour-là, un violent mistral soufflait sur la cité phocéenne. Un ciel gris reflétait sa monotonie sur ces quartiers marins d’ordinaire si chauds d’exubérance. Devant la Joliette, les taxis ne cessaient de déverser passagers et bagages, ces éternels voyageurs du port de Marseille. Au môle J du bassin, le superbe paquebot Ville d’Oran était sous pression. Il appareillait, dans une heure, pour faire route sur Alger.

Nanti de son billet et tout à ses réflexions, Robert Grillot suivait, comme un automate, la file de passagers de première classe se dirigeant vers l’embarcadère, lorsque son regard s’arrêta, malgré lui, sur une femme, assez élégante, qui se présentait à la coupée du pont supérieur. Plus il avançait, plus il la détaillait. Soudain, son cœur battit violemment ; si c’était elle ? Se dit-il. Il gravit prestement la passerelle et, le temps de reconnaître sa cabine, il remonta, aussitôt, sur le pont. Apercevant le commissaire du bord, qu’il avait connu au cours de nombreuses traversées, après un échange banal de politesses il alla droit au but :
- Commissaire ! Serait-il indiscret de vous demander des renseignements sur une passagère ?
- Volontiers, Monsieur Grillot ! Mais de quels renseignements s’agit-il ?
- Rassurez-vous ! Je ne vous demande pas de faire une enquête. Je voudrais, si possible, le nom d’une femme qui vient de monter à l’instant. Elle porte un manteau de vison… Blonde, élancée, distinguée.
- Cette description est plutôt vague ; cependant, je crois pouvoir vous renseigner sur le champ : il s’agit d’une certaine Madame Lyliane Jabert, occupant la cabine 12 à tribord. La femme de chambre a reçu l’ordre de lui servir ses repas dans sa cabine ; ajoutant, même, qu’elle ne voulait être dérangée sous aucun prétexte. Eh bien ! Vous voilà fixé sur cette mystérieuse personne, Monsieur Grillot !
- Je vous remercie, commissaire !

Lyliane Jabert. Ce nom ne lui disait rien. Pourtant… cette taille, ce port de tête, la façon de marcher. Jabert… Jabert… répétait-il. Il est vrai que quinze années s’étaient écoulées ; depuis, ne s’était-il pas passé bien des choses ? Robert, appuyé au bastingage, insensible aux bruits, laissait parler ses souvenirs : Il avait 22 ans et poursuivait ses études aux Facultés. C’était un dimanche de printemps au jardin du Luxembourg. Il y attendait un ami. Pour calmer son attente, il avait déployé un journal qu’il parcourait distraitement. Bientôt, quelle ne fut sa surprise de s’entendre interpeller :
- Monsieur Grillot !... je crois…
- Lui-même, Mademoiselle… Oh ! Pardon… ne seriez-vous pas la belle inconnue du métro ?
- Exactement, Monsieur !
- Vous m’en voyez d’autant plus ravi que je vous ai cherchée longtemps, sans succès d’ailleurs ! Mais je bénis le ciel, Mademoiselle, de vous avoir remise sur mes pas.

En effet, un mois auparavant, à la station « Madeleine », ils s’étaient engouffrés, ensemble, dans le métro. L’affluence était telle, ce soir-là, qu’ils avaient dû jouer des coudes pour prendre place. L’ébranlement du convoi les avait jetés l’un contre l’autre. Il n’en fallut pas plus pour agrémenter une conversation qui prit fin à la station « Pasteur ». Cette jeune fille l’avait impressionné : son élégance sobre, sa grâce juvénile, ses cheveux d’or encadrant un visage éclatant de santé ; et ses yeux, surtout, ombrés de longs cils qu’elle abaissait avec tant de coquetterie. Il avait su, sans d’autres précisions, qu’elle habitait rue Vaugirard. Cette artère est si longue… Cependant, ils s’étaient donnés leurs noms.
- Jeanne Lautier, murmura-t-elle d’une voix suave.

Combien de fois était-il revenu dans le quartier. Le hasard ne l’avait point servi. Absorbé par de longues études, confiné à la cité universitaire, il perdait tout espoir de la revoir. Elle n’ignorait pas qu’il était étudiant. Un soir, en remontant le boulevard Saint-Michel, il avait cru l’apercevoir devant l’étalage d’une librairie. Mirage, sans doute. Enfin, en ce dimanche ensoleillé, la vie leur avait souri, dans ce jardin magnifique du Luxembourg. Elle y attendait, aussi, une amie. Ils n’y pensèrent plus et finirent l’après-midi dans un dancing.

Cette idylle devait se transformer en un amour profond. Jeunes et du même âge, ils allaient tout demander à l’existence. Robert se trouvait seul à Paris. Ses parents habitaient Orléans. Le père, avocat au barreau, entendait que son fils se consacrât à la magistrature. Issu, lui-même, de la basoche, il avait ses préjugés. La mère couvait son cher petit. Elle caressait, pour lui, le projet d’union avec la fille du procureur. Robert, subjugué par ses parents, appréhendait ce rapprochement avec une jeune fille qui le laissait indifférent.

Jeanne, seule, l’avait compris. Il en était follement épris et elle le lui rendait bien. Vendeuse aux magasins du Louvre, elle subvenait aux besoins d’une vieille mère impotente, veuve depuis quelques années. Jeanne était courageuse. Robert, par elle, se sentait soutenu. Le morigénant par ci, le cajolant par là, l’inévitable devait s’accomplir, comme l’aboutissement d’un lien spirituel et charnel.

Une année s’était écoulée dans la félicité. Robert venait de terminer son droit. Un matin de décembre, dans une lettre, son père lui signifiait de rejoindre Orléans. Maître Grillot vieillissait. Le moment était venu d’installer son fils à l’étude. D’autre part, Madame Grillot décidait de conclure cette alliance avec la belle-fille de son rêve.

Pour Robert, ce fut un dilemme. Il en causait à Jeanne, avec infiniment de tact, le soir même. Il revoyait, encore, la stupeur sur son beau visage, puis ses yeux noyés de larmes. Pressentant le drame familial, elle n’avait pu cacher son angoisse.
- Jeanne ! Sois sans inquiétude… Je partirai, demain, pour Orléans. Je défendrais notre amour… Je te promets de convaincre mes parents.

Elle avait pensé qu’une rupture était inévitable. Robert n’avait pas de situation et sa seule planche de salut était bien celle se succéder au père. Il partit le lendemain. Quinze jours passés en vaines discussions, au sein de sa famille, le ramenaient à Versailles, chez sa sœur Marguerite. Il avait compté sur une intervention de celle-ci, mais rien n’y fit. Vingt-trois jours après, il rentrait à Paris, complètement découragé.

Il ne devait plus revoir Jeanne. Elle avait brusquement quitté sa place sans espoir de retour. Le petit appartement qu’elle occupait, rue Vaugirard, était resté fermé. La concierge lui avait appris que la maman Lautier était morte, subitement, quinze jours avant. Depuis, sa fille n’avait plus reparu. Il partit à sa recherche, pendant des jours et des nuits. On le vit partout, sur les bords de la Seine, questionnant les clochards, la police. Hélas ! Combien de drames, à Paris, restent impénétrables.

Un coup de sirène strident le sortit de sa rêverie. Le paquebot s’éloignait et prenait le large. Dans une brume épaisse, c’était à peine si l’on distinguait la masse imposante de Notre Dame de la Garde et le sombre rocher du Château d’If. Robert resta longtemps à l’arrière du navire, le regard fixé sur le sillage écumeux d’une mer agitée. Le gong retentissait, un peu partout sur le pont, pour annoncer le déjeuner. Il n’y prêta aucune attention. Il descendit dans les coursives. S’arrêtant devant la cabine 12, il eut un moment d’hésitation, puis frappa résolument à la porte. Aucune réponse ne lui parvenant, il réitéra son geste, sans plus de succès. Remontant aussitôt, il pénétra dans la salle à manger où quelques passagers finissaient de déjeuner. Un rapide coup d’œil accentua son dépit. La mer devenait houleuse. Il se retira dans sa cabine.

Vers le soir, la grande bleue, complètement apaisée, scintillait de mille rides argentées. La nuit s’annonçait sereine. Robert Grillot ne perdait pas l’espoir d’une apparition de Lyliane Jabert. Il se disait qu’une journée de claustration la ferait sortir de sa cabine. Il conservait d’autant plus l’espoir que le commissaire Duchan avait annoncé une réception pour après-dîner, en l’honneur des passagers. Cette réunion devait être suivie d’une sauterie pour marquer la veillée de Noël.

Il pouvait être minuit. Dans les salons, deux ou trois couples achevaient un tango. Les ponts étaient déserts ; les derniers passagers regagnaient leurs couchettes. Robert, très nerveux, marchait de long en large à l’arrière du navire. Il s’était arrêté, près d’un canot de sauvetage, pour allumer une cigarette. Il se disposait à descendre, lorsque, soudain, il aperçut une femme appuyée au bastingage, du côté opposé au sien. Sous un rayon de lune, il ne discernait que le manteau, sa tête étant recouverte d’un foulard assez flou. Le cœur battant, il s’approche doucement, et, d’une voix où perçait l’émotion, il murmure : « Jeanne !... Jeanne !... »

La femme, surprise dans sa méditation, détourne légèrement la tête. « Jeanne !... répéta-t-il, me reconnais-tu ?... Robert !... Robert… Grillot. » Jeanne, car c’était elle, dut faire un effort pour ne pas tomber. Toute défaillante, il la reçut dans ses bras et l’entraîna vers une chaise longue. Ils s’étendirent, émus, mains enlacées.

Quelques instants plus tard, Jeanne, d’une voix contenue, s’inquiétait de savoir :
- Es-tu marié ?
- Oui ! J’ai même une adorable fillette.
- Habites-tu Orléans ?
- Non ! Je suis fixé à Paris, dans la branche « assurances ».
Elle réprima un geste de surprise.
- J’ai dû rompre, délibérément, avec ma famille.
Et il lui racontait sa vie depuis le jour où il était parti avec la ferme résolution de fléchir ses parents. Il lui dit son désespoir, ses regrets de l’avoir laissée vingt-trois jours sans nouvelles ; ses inlassables démarches pour la retrouver, ses alternatives d’espoir et de découragement. Puis, enfin, un travail opiniâtre pour oublier. Elle l’écoutait silencieusement. Dans l’obscurité, il ne pouvait voir ses yeux, toujours aussi beaux, noyés de larmes.
- Depuis quand es-tu marié ?
- Voilà dix ans !
- Et ta femme !... ajouta-t-elle en hésitant.
- À quoi bon… Mariage sans amour… Hélas ! Mais parle-moi de toi… Jeanne !
Elle ne répondit pas à la question.
- Parle ! Je t’en supplie. Es-tu mariée… aussi… Vis-tu seule ?... Pourquoi ce nom d’emprunt ?
« Je suis presque jaloux de ton passé… et même de ton présent » ajouta-t-il tout bas.
Jeanne se levait pour partir. Il lui serra le bras pour la retenir.
- Laisse-moi ! supplia-t-elle.
- Non ! Non ! Pas avant de t’avoir écoutée. Ne comprends-tu pas, Jeanne chérie ! Es-tu heureuse ? Parle !... Mais parle donc !
- Assez, Robert ! Tu ne peux savoir… J’ai honte… J’ai honte… à mourir.
Elle de dégagea de son étreinte et s’enfuit en gémissant. Robert, tout pantelant, s’immobilisa sur la chaise longue. Le jour commençait à poindre.

En ce matin de Noël, le paquebot « Ville d’Oran » approchait des côtes algéroises. Au travers d’une fine mousseline rose, l’on apercevait le Cap Matifou. Au-dessus, les maisons étagées d’Alger « la blanche » se découpaient dans un ciel pur. Robert, sous le choc, n’avait pu trouver le calme. Il s’était trainé jusqu’à sa couchette. Fiévreux, il entendait chuchoter, comme un leitmotiv, les dernières paroles, douloureuses, de Jeanne : « J’ai honte !... J’ai honte !... » De quoi pouvait-elle rougir ? Elle autrefois si pure, si délicate.

Le paquebot venait d’accoster. Par le hublot de sa cabine, Grillot vit glisser la passerelle le long du bord. En hâte, il remit un peu d’ordre dans sa toilette et prit l’escalier de service. Les premiers passagers commençaient à descendre. Il aperçut Jeanne à la coupée. Quelques personnes le séparaient d’elle. Il n’arriva pas à la rejoindre. Il donna un billet au garçon qui lui tendait une lettre.
- De la part de Mademoiselle Lyliane Jabert, dit-il.
Arrivé sur le quai, il s’apprêtait à lui faire un signe, mais, déjà, Jeanne se trouvait escortée par deux hommes à mine patibulaire. Ils filèrent tout droit vers la sortie. Revenu de son étonnement, Grillot, en tremblant, se mit à décacheter la lettre. Une écriture fébrile s’étalait, tâchée ça et là d’encre délayée par les larmes. Il lut :
« Cher Robert,
« Au moment où tu liras ces lignes, je serai prisonnière d’un milieu interlope. Ne cherche pas à me revoir car j’en suis indigne.
« J’avais rêvé d’être ta femme. Hélas ! Le destin en décida autrement. J’ai vécu des heures bien tristes, durant lesquelles j’aurais pu sortir de ce cloaque. Je fus lâche, Robert !
« Ma mère morte, il ne me restait pour toute famille qu’une vague cousine en province. Sa conduite, ignoble, m’écœura. Rentrée à Paris, je décidai d’en finir avec la vie.
« Par une nuit déserte, j’enjambai le pont de Bercy quand un homme, me saisissant par la taille, mit fin à mon funeste projet.
« J’aurais pu tomber sur un honnête garçon ; il n’était qu’un voyou. Depuis, sous la tyrannie d’un de ces êtres dangereux, je connais les pires dégradations.
« Pardonne-moi, Robert ! Et pense souvent à ta pauvre
« Jeanne. »
« P.S- Merci ! Pour ces quelques heures qui ont rafraîchi un peu mon âme. »

Robert acheva la lecture de cette lettre, les yeux embués de larmes. La gorge serrée, presque courbé, il reprit ses valises. Un garçon de bureau de la Compagnie maritime demandant partout M. Grillot, il s’avança vers lui.
- Un télégramme pour vous, Monsieur.
Il l’ouvrit sans hâte et lut : « Joyeux Noël père chéri. Nous t’embrassons bien fort. Ta petite Janique. » Il eut un pâle sourire et dit tout bas : « Tout de même… être si loin des siens… un jour de Noël. ».