Un pâle soleil de février rôdait autour de ses fenêtres quand Charley s’éveilla. Il se prélassa un instant, puis, sauté du lit, bondit vers les persiennes qu’il ouvrit toutes grandes. Après un regard circulaire sur les hautes cimes du Jardin d’essai, satisfait du temps splendide qui s’annonçait, il s’apprêta pour son bain matinal. Tout au long de ses ablutions, il songeait à l’heureuse perspective de quinze jours de doux farniente en Alger avant de repartir vers des horizons lointains.

Frais émoulu de l’École navale, après le stage réglementaire sur un croiseur l’enseigne qu’il était se promettait de goûter aux joies terrestres avec toute l’ardeur de ses vingt-quatre ans. Charley appartenait à cette lignée de gens racés dont l’éducation soignée, alliée à un esprit subtil, fait le charme de la vieille race française. Brillant causeur, recherché dans les salons, plus d’un cœur féminin soupirait pour ce bel officier ; aussi, ce matin-là, eut-il un joyeux élan en prenant le bristol que sa mère lui tendait.
- Bonjour, mère ! Avez-vous bien dormi ?
- Merci, mon grand… Belle soirée en perspective, n’est-ce pas ?
- Oui, mère… Je le crois… C’est une invitation au veglione de ce soir, à l’Opéra.

Nous étions en pleine période de carnaval. L’année 1924 était encore une belle époque d’euphorie et les intrigues pouvaient se renouer sous le masque. Avec le déguisement, il semblait que chacun revêtit une autre âme. Ce veglione avait pour thème « La Renaissance italienne ». Le titre était prometteur et l’on ne pouvait évoquer cet âge « sang et or » sans penser à la somptuosité du décor, à la vivacité des couleurs que nous ont laissées les Botticelli, Bellini et Piero della Francesca.

Charley, vêtu d’un smoking impeccable et cravaté à souhait, fit son apparition à l’Opéra. Le bal était déjà ouvert. Il prit place dans une loge pour mieux juger l’effet d’ensemble d’un spectacle qui était féérique sous les lumières rutilantes. Les ors, la pourpre des costumes de Bolzano, de Come, Frascati, d’Orvieto, se mêlaient à ceux des Turcs, Dalmates et gondoliers en chapes de velours, avec de grands bonnets à l’Albanaise. Les arlequins évaporés étaient aux prises avec des médecins à l’air pédant. L’exubérance italienne, même, était soulignée de mots échangés dans cette langue si pure, si chantante.

Charley était ravi, mais non disposé à se mêler à la foule bruyante. Du haut de sa loge, il scrutait les masques. Quelques femmes travesties lui lançaient des quolibets flatteurs qu’il écoutait d’une oreille distraite. Il cherchait… Il ne savait trop quoi… Il sentait, confusément, la présence d’une intrigue.

L’orchestre venait de s’arrêter sur les dernières mesures du célèbre « Tango du rêve ». Charley, accompagné d’un ami, se dirigeait vers le buffet lorsqu’en fendant la foule, il sentit la douce pression d’une main sur son bras en même temps qu’une voix divine l’interpellait :
- Carlo ! Caro mio !...
Se retournant, il fut agréablement surpris par une femme, splendide, dans un costume de Vénitienne. Cette vraie reine de l’Adriatique portait, à ravir, la jupe de soie couleur terre de Sienne rehaussée du boléro de velours rouge. Une fine écharpe, croisée sur sa gorge, ajoutait à cet ensemble que complétait un charmant petit gibus, garni de trois plumes, posé crânement sur des cheveux dorés comme des épis. Un loup noir, frangé de fine mousseline, laissait entrevoir le bas d’un visage ravissant. Des lèvres délicieusement dessinées et une mouche à l’effrontée à la base du nez donnaient encore plus de relief à cette beauté.

Quelques secondes d’hésitation et Charley reprit son assurance. Il passa rapidement son bras sous le sien et l’entraina dans sa loge. Maintenant, tout près l’un de l’autre, Charley était fasciné par des yeux magnifiques dont il étudiait la forme et admirait l’éclat ; puis il s’attardait sur le galbe de ce bas de visage éclatant de fraîcheur sous la mousseline noire. Elle le regardait, amusée, une pointe d’ironie sur les lèvres. Il lui prit les mains ; elle les lui abandonna.
- Tu sembles parfaitement me connaître, dit-il. T’aurais-je rencontrée chez des amis communs ?
Elle resta muette.
- Au nom du ciel, dis-moi au moins ton prénom !
- À quoi bon… Demain, tu repartiras vers d’autres conquêtes. Qu’importe, après tout… Tu es là, près de moi… et c’est l’essentiel.
Il se rengorgea.
- Et si je n’étais pas venu ?
- J’étais sûre de ta présence à ce bal… Hormis le cas fortuit, évidemment…
Il pensa à la carte d’invitation reçue le matin même.

Cette voix chaude, le charme émanant de cet être exquis le troublaient. Devinant sa pensée, elle inclina la tête sur l’épaule de Charley. Ce doux abandon était bien une promesse. Il souleva délicatement la frange de son loup de satin et goûta la tiédeur de ses lèvres. Le trouble les envahissait peu à peu. Ils n’entendaient plus les quolibets, les rires sonores, la musique, ni les coups redoublés martelant la porte de leur loge. Soudain, le charme fut rompu par un groupe de sultanes aux costumes pailletés d’or qui venait de faire irruption avec toute l’effronterie de leurs masques.
- Tiens ! Charley ! dit l’une d’elles. Tu te retires déjà dans l’ilot de l’Amour !
- Oh ! la belle Vénitienne, dit une autre. L’aurais-tu enlevée à son pays de rêve ?
Charley était irrité mais certain de reconnaître, dans ces déguisements, les familières des réunions mondaines. Il n’y avait plus de doute : le mystère demeurait bien avec sa belle inconnue. Ils furent entrainés et poussés vers la piste de danse.

Le bal battait son plein. Les rythmes se succédaient sans interruption. Des projecteurs convergeaient leurs faisceaux sur les couples enlacés. Les serpentins se déroulaient et entremêlaient leurs rubans tortillés, brisés, emportés par les valseurs. Charley serrait contre lui le corps souple de sa belle Vénitienne. Il lui murmurait à l’oreille. Elle souriait et s’abandonnait, languissante. Il se demandait : « Où ai-je pu la rencontrer ? », puis, à brûle-pourpoint :
- Étais-tu au dernier thé dansant de l’hôtel Arletty ?
Elle détournait la tête pour éluder la question et, lui pressant doucement la main :
- Il me souvient une promenade au musée du Louvre… un beau garçon s’attardant devant un Utrillo…
Il tressaillit. C’en était trop…
- De grâce, tu me mets à la torture !

En effet, quelques heures avant, en compagnie d’une de ses connaissances, il avait fait une promenade dans les salles de peinture du musée. Hélas ! Combien de réminiscences de ces foules anonymes… Grande ville des mirages où l’on passe souvent à côté de l’intrigue…
- Angélica ! Murmura-t-il.
Il lui donna ce nom ; elle le trouva charmant.
- Si nous sablions le champagne ?
- Volontiers ! répondit-elle.
Ils se dirigèrent vers le buffet. Angélica minaudait tout en se désaltérant. Charley, nerveux, suivait ses gestes.

Vers minuit, l’orchestre jouait un paso doble quand de joyeux cris éclatèrent de toutes parts : Farandole !... Farandole !... Les couples, désenlacés, se tinrent par la main. Dans une ronde effrénée, les toilettes du soir associèrent leurs couleurs à celles des déguisements. La longue file s’étira, serpenta et finit par se disloquer dans une confusion générale au moment où la salle était soudainement plongée dans l’obscurité. Quand la lumière fut revenue, Charley avait perdu Angélica.

Pendant quelques minutes, il la chercha dans ce remous bigarré. De son regard perçant il scruta les loges, les baignoires, les coins et les recoins. Il s’engagea dans les couloirs et l’aperçut à l’instant où elle sortait par une porte donnant sur le grand vestibule. En hâte, il passa au vestiaire et s’élança à sa poursuite. Il la rejoignit alors qu’elle descendait lentement le grand escalier.
- Je t’attendais ! dit-elle.
- Pourquoi cette fugue… Angélica ?
- J’étais lasse du bruit… de ces gens indiscrets. Je désirais être seule avec toi !...
- Cependant, j’ai bien failli te perdre !
Vite, il l’aida à passer son manteau et l’entraîna vers une auto. Sur la place, de joyeux couples se dispersaient par les rues avoisinantes. Tandis qu’il saisissait le volant, Angélica pencha la tête nonchalamment sur l’épaule de Charley.
- Chéri ! Je suis heureuse. Depuis des mois j’attendais cet instant. Quoi qu’il advienne, ne me juge pas trop légère. Promis ?
- Promis ! Angélica.

Lorsqu’il était à Alger, Charley conservait la clef d’un pavillon que sa famille possédait sur les hauteurs d’El Biar. Cette banlieue est un véritable Éden avec ses maisons tapies sous les fleurs. C’est là qu’un quart d’heure plus tard, ils pénétraient dans le salon de l’une de ces charmantes demeures. Apercevant un piano, Angélica l’ouvrit et y plaqua quelques accords, tandis que Charley passait dans une pièce à côté. Il revint aussitôt pour étreindre Angélica. Il brûlait du désir de connaître ce visage mais reculait, comme à plaisir, le moment de percer ce mystère.
- Veux-tu me montrer le cabinet de toilette ? lui dit-elle.
Il s’effaça pour la laisser entrer puis vint s’allonger sur un divan, les mains croisées sous la nuque. Il l’attendait, le cœur battant. Elle s’avança avec une grâce majestueuse ; elle était toujours masquée. Charley se leva et, lui passant un bras autour de la taille, fit les honneurs du logis. Angélica éprouvait une joie indicible de pénétrer plus avant dans son intimité. Soudain, la chambre où ils se trouvaient fut plongée dans l’obscurité. D’un geste prompt, elle ôta son loup. Charley pouvait à présent palper ce visage satiné ; il en suivait voluptueusement les contours. Elle ne disait rien, mais il sentait tressaillir sa chair. Tout à coup, il fit mine de vouloir redonner la lumière. Angélica s’agrippa à son bras.
- Non… Charley !... Pas ça… Je t’en supplie !
Bientôt, Morphée, chassant Cupidon, s’empara de ces deux jeunes assouvis.

Le soleil était déjà haut quand Charley ouvrit les yeux. Sa main tâtonnante sentit le vide autour de lui. Il appela, en vain, Angélica. Alors, d’un bond il se leva et fureta dans toutes les pièces. Hélas, son amour s’était envolé. Sur une table du salon, il trouva le petit feutre à plumes et le loup de satin qui semblait le narguer. À côté, un fin mouchoir de soie filigrané portait, dans un angle, deux initiales entrelacées : G.D. Ce mouchoir, froissé, trituré au cours de cette nuit de folie, dégageait un doux parfum d’iris ; le même dont le corps d’Angélica était imprégné. Charley porta ce mouchoir à ses lèvres et en fut grisé. C’était tout ce qui lui restait d’elle.

Il rejoignit sa base à Toulon, puis parcourut les mers ; mais, dans tous ses périples, le souvenir de cette nuit le hantait.

Sept mois après, à la faveur d’une mission, il s’arrêta trois jours en Alger. Le lendemain de son arrivée – coïncidence assez troublante – un porteur lui livra un paquet dans lequel il eut l’agréable surprise de trouver six mouchoirs filigranés semblables à celui qu’Angélica avait abandonné. Dans un angle, deux nouvelles initiales étaient marquées : C.G. Charley crut tenir la clef de l’énigme et, sans perdre de temps, se rendit à la grande maison de lingerie dont l’adresse figurait sur l’emballage. S’adressant à un chef de rayons :
- Voudriez-vous me dire le nom de la personne qui vous a chargé de cet envoi ?
L’employé s’absenta et revint aussitôt :
- Mille regrets Monsieur ! Il s’agit d’un achat au comptant et l’acheteur ne nous laisse, dans ce cas, ni son nom, ni son adresse.

Charley, désappointé, vit s’évanouir son dernier espoir. Cependant, il rechercha avec frénésie l’ambiance des salons, des lieux de plaisir et des spectacles. Il se mêla à la foule pour dévisager les femmes élégantes et surprendre une réaction possible sur un visage ; mais combien est différente la femme sous un déguisement, ou vue dans la pénombre, de celle revêtue d’une toilette de ville et qui reprend, parfois contrainte, un masque impassible.

Il y a de cela vingt-huit ans. Aujourd’hui, si ces deux êtres vivent encore, n’ont-ils pas la douceur de penser, au retour du Carnaval, comme un écrivain célèbre, qu’un souvenir heureux est peut-être, sur terre, plus vrai que le bonheur ?