Il y a deux façons de saisir le Monde : le comprendre ou le dominer. Le comprendre, cela suppose l’immobilité, le détachement, de la froideur et de l’imagination, un esprit synthétique et poétique, beaucoup de courage moral aussi devant les tentations des multiples engagements qu’offre le Monde. Le dominer, cela suppose au contraire l’action, l’engagement, de la passion et de l’expérience, un esprit analytique et pratique, beaucoup de courage physique. Le comprendre, c’est opérer une conquête principalement intellectuelle. Le dominer, c’est opérer une conquête essentiellement physique. La différence qui sépare ces deux sortes de conquête, c’est celle qui existe entre l’effort intellectuel, qui ne se perd jamais, qui s’acquiert définitivement, et l’effort physique, qui a besoin d’être sans cesse entretenu sous peine d’avoir été inutile. Cette différence fait que la conquête intellectuelle du Monde se transmet d’individu à individu, tandis que la conquête physique du Monde doit toujours être recommencée. Pour celui qui entreprend de saisir le Monde avec son âme, le danger c’est de perdre du temps aux jeux du corps. Pour celui qui entreprend de saisir le Monde avec ses sens, le danger c’est de vouloir parfois comprendre. On fait un mauvais penseur quand on aime le sport et l’aventure et on ne doit jamais se battre en se demandant pour quelle raison on se bat.
Il y a deux façons de perdre le Monde : par le renoncement et la mutilation. Le renoncement, cela suppose une crise morale telle qu’on se refuse dorénavant de réfléchir au Monde. Cela entraîne généralement la débauche et la dépravation. Le penseur vaincu se rue sur les plaisirs de son corps mal préparé aux souffrances qu’il lui inflige. Son intellect inutile lui devient nuisible : c’est lui qui change en érotisme les jouissances saines et naturelles. La mutilation, cela suppose l’échec dans toutes les batailles futures livrées au Monde. Cela entraîne beaucoup d’aigreur et plus d’une amertume : l’homme d’action mutilé se penche sur son passé et cela, c’est déjà réfléchir, essayer de comprendre. Son corps inutile lui pèse et le dégoûte. Qu’il ouvre un livre et le voilà perdu : le Monde lui a glissé entre les doigts et son intellect n’est pas prêt pour une autre conquête.
La grande majorité des hommes ne savent pas choisir entre ces deux sortes de conquête. C’est pour cela que le Monde n’appartient, chaque siècle, qu’à un petit nombre d’élus, les penseurs authentiques et les véritables aventuriers ; du moins à ceux qui n’ont jamais renoncé ou qui n’ont jamais été mutilés.
On cite cependant des héros qui ont atteint les plus hauts sommets avec une foi ou une jambe en moins ; mais ceux-là ne sont déjà plus des hommes : ils appartiennent à la légende des saints.