La technique n’est pas l’art : elle n’est qu’un ensemble de moyens mis au service de l’art. Or, bien souvent, l’artiste semble oublier qu’ici, la fin justifie les moyens, et s’obstine à retenir son inspiration créatrice au nom de règles sacro-saintes et pourtant contingentes. Cette attitude est dangereuse : elle tend à sacrifier le souffle, le génie des chefs-d’œuvre pour leur nombre, à ramener l’artiste au rang vénérable, certes, mais inférieur, du simple artisan. Elle est aussi dangereuse que l’attitude inverse qui consiste à se passer complètement, par principe préétabli, de toute règle réputée classique ; car, si la technique n’est pas l’art, il ne s’ensuit pas nécessairement que l’art puisse se passer de la technique ; mais celle-ci doit être considérée, dans son contenu, non comme un dogme inviolable, mais plutôt comme une base, faite de règles éprouvées, au besoin modifiables sans esprit de systématisation, élastiques dans tel cas déterminé, adaptées aux aspirations de telle œuvre particulière, et jamais rigides, générales et absolues.

Ce problème de la technique et de l’art n’est pas sans analogie avec celui des constitutions et des régimes politiques. La meilleure constitution du monde n’est pas, et ne peut pas être, éternellement suivie à la lettre, sous peine d’être souvent et brutalement violée à cause de son inapplicabilité dans des circonstances nouvelles et imprévues. De même, aucun régime politique n’est viable sans un minimum de principes sur lesquels il puisse s’établir ; et l’optimum consiste ici aussi à manipuler ces principes avec sagesse, pondération, nuances et discernement, les appliquant chaque fois que cela est possible et souhaitable, les amendant quand nécessité oblige.

Ce pragmatisme simple, dicté par le bon sens, semble avoir disparu de nos mœurs depuis près de trois siècles. Des révolutions politiques et esthétiques ont d’un coup aboli de nombreux siècles d’élaboration méthodique des techniques. Dans ces deux domaines, l’art et la politique, on paraît depuis quelque temps pris entre deux attitudes extrêmes et inconsidérées : l’attitude du dévot inconditionnel et celle de l’anarchiste farouche. Il ne faut donc pas s’étonner si les résultats sont, dans les deux ordres, si obstinément décevants, en général, et si les quelques chefs-d’œuvre politiques et esthétiques qui aient cependant vu le jour sont à peu près complètement ignorés.