Le courage n’est-il que de l’inconscience ? On dit que des survivants de la terrible bataille de Stalingrad se sont évanouis en se voyant, à l’écran, en train de se lancer à l’assaut vers une mort quasi certaine. Être courageux, n’est-ce pas oublier, pendant un certain temps, son instinct de conservation ? Ou n’est-ce pas ignorer simplement le danger ? Il y a pourtant un courage à froid, un courage intellectuel pourrait-on dire. Il consiste justement à braver l’instinct de conservation, à le rejeter, à le mépriser. Ce courage-là, qui est rare, l’est encore davantage quand la mort est le prix du mépris. En général, celui qui se tue pour les autres ou pour une idée n’a plus tout à fait ses esprits ; et qu’est-ce que l’héroïsme ? Est-ce un courage particulier ? L’héroïsme ne veut rien dire. Il n’a aucun rapport avec le sentiment de l’acte. Il n’est qu’une teinture qui vient colorer le résultat de l’acte. Il veut marquer l’utilité de l’acte ; utilité pour autrui et surtout pour la société entière. L’héroïsme militaire est le plus complet car il concerne le groupe total.
Il y a du courage sans héroïsme comme il y a de l’héroïsme sans courage. Les deux notions peuvent même être attribuées à des actes complètement opposés. Ainsi, l’homme qui revient seul d’une bataille sanglante est un héros. Il peut très bien n’avoir pu être courageux. Son retour parmi les vivants indiquerait plutôt qu’il a gardé au plus haut point son instinct de conservation ; à moins qu’il n’ait eu une chance extraordinaire… Au contraire, l’homme qui se suicide pour une raison égoïste est considéré comme un lâche. Il a bien pu faire preuve de courage, il ne sera jamais considéré comme un héros ; et ce qui est certain, c’est que des actes considérés comme socialement utiles sont toujours loués et attribués au courage et à l’héroïsme quand ils impliquent le mépris de l’instinct de conservation ; mais, que ce mépris ait été voulu ou apparent, c’est une autre histoire ; et ce qui est certain aussi, c’est que des actes contraires aux intérêts de la société seront toujours blâmés et attribués à la lâcheté même s’ils impliquaient véritablement un mépris de l’instinct de conservation. Au mieux, ils ne seront pas taxés de lâcheté, mais seulement de folie.
Ainsi, un homme qui a perdu complètement la tête, qui ne voit plus clair, au sens propre comme au sens figuré, couvert comme il l’est de sang et de fumée, qui s’élance chancelant vers le sommet d’une colline et qui, de quelques coups de fusil étale par terre cinq ou six ennemis sans trop savoir pourquoi, comment, et si les hommes qu’il a visés étaient vraiment des ennemis, cet homme-là est un héros magnifique. Un homme qui, courageusement, froidement, consciemment et consciencieusement, brûle d’un seul coup un gros amas de billets de banque, pour protester peut-être contre le règne de l’argent, cet homme-là est un fou ; avec l’aide de ses héritiers, il sera enfermé.