Le paradoxe est une opinion contraire à l’opinion générale. On le dit parent de l’anticonformisme, et, comme l’anticonformisme et comme les membres supposés ou reconnus de cette famille turbulente qui scandalise l’unanimité, on ne l’aime guère. Ce n’est pas étonnant, « on » étant le terme employé habituellement pour désigner ce fléau qu’est l’unanimité. Or, un premier paradoxe doit être défendu contre ce « on » : le paradoxe n’est ni le frère, ni le cousin de l’anticonformisme. Ce serait plutôt son ennemi mortel. L’homme à paradoxes se soumet généralement aux us et coutumes avec la meilleure volonté. C’est aux opinions reçues qu’il s’en prend, pas aux mœurs ; alors que l’anticonformiste notoire est bien souvent un individu qui rougira de s’habiller comme ses concitoyens, mais qui ne mettra jamais en question les opinions courantes. On fait ici la même erreur qu’en ce qui concerne la notion de personnalité : l’habit fera toujours le moine, mais ce ne sont pas les moines qui prient le plus ardemment, et la personnalité se trouve chaque fois là où il n’est pas besoin de s’en créer une pour masquer son absence.
Le paradoxe est indispensable à la marche du monde et le monde a failli périr quand on s’est efforcé de le supprimer et de ne plus en rire. L’unanimité est un fléau pire que la peste. Au royaume des aveugles les borgnes sont loin d’être rois, mais sans borgnes le royaume des aveugles sombrerait dans l’aveuglement. Le corps social est ainsi fait que les idées qu’il a secrétées et longtemps pratiquées risquent de peser sur lui au point de l’écraser. Le paradoxe, heureusement, est là pour donner un peu de jeu et permettre aux idées de couvrir et d’abriter sans écraser. Un siècle sans paradoxes n’est donc pas viable. C’est parce que le nôtre est sensiblement chatouilleux quant à son orgueil et terriblement féroce pour ce et ceux qui ne se rangent pas à ses côtés qu’il risque de périr bientôt étouffé. Une apologie du paradoxe nous est donc apparue indispensable. Le péril est si grand qu’il faudrait tout remettre en question. Nous remettrons sur la sellette du doute ce qui nous viendra à l’esprit, espérant que cet exemple suscitera d’autres vocations. Lecteurs qui vous sentez mal à l’aise dans votre uniforme du XXIème siècle, de grâce, abandonnez vos enfantillages : renoncez à vivre en originaux et chargez votre fusil de paradoxes. Tirez sans viser : vous ferez toujours mouche. Comme disait Valéry, il faut abattre les perroquets. N’ayez crainte de faire mauvaise chasse : le monde est actuellement une immense volière. Il faut faire un peu d’air, c’est-à-dire qu’il faut en enlever : les oiseaux les plus lourds tomberont les premiers. Je vois déjà s’abattre les proverbes.