L’homme a trois âges et trois peurs : dans son premier âge, il craint la vie ; dans son second âge, il a peur qu’elle ne soit un désert ; dans son troisième âge, il craint chaque jour de la perdre.

Depuis le temps des cavernes, la religion a eu inlassablement pour tâche d’endiguer la peur : à l’enfant qui avait peur de vivre, le christianisme, par exemple, disait : « La vie n’est qu’une courte étape, rassure-toi, elle est brève. » ; au jeune homme dans la force de l’âge qui brûlait de désirs il disait : « Calme tes ardeurs, réfrène tes désirs qui te sont une plaie ouverte sur des futilités. » ; au vieil homme enfin, au vieil homme surtout, il disait ce seul mot magique : « Paradis » !

Nos enfants n’ont plus peur de vivre : la vie moderne, quoiqu’on en dise, devient de plus en plus une partie de plaisirs. Nos jeunes hommes dans la force de l’âge ne veulent plus de prêtres qui calment leurs désirs et c’est peut-être très bien ainsi. Mais nos vieillards suintent de peur, d’une peur que nul mensonge, nulle charlatanerie, nulle religion, ne peut calmer. Nous sommes une époque sans promesse de paradis et c’est très bien ainsi mais c’est terrible.

Je vois un âge encore plus avancé où il n’y aura plus un seul homme pieux, un âge où la vérité et en même temps la peur seront vulgarisées universellement, un âge où les jeunes hommes feront sempiternelle bombance et où les vieillards n’arrêteront pas, nuit et jour, de souffler dans les cornues d’immenses laboratoires pour allonger la vie humaine. Les enfants n’auront plus peur, les adultes n’auront plus de désirs, mais les vieillards mourront de peur. Dieu aura reculé pour mieux se venger. Plus de prêtres noirs, plus de dévots jaunes et méchants, plus d’encens nauséabond, plus de canailles vendant la consolation à la petite semaine, plus de troncs et d’eau bénite et fétide, plus de sorcellerie et plus de sorciers ! Plus de Paradis. Et l’homme, l’esprit clair et sain, lesté de tous mensonges et de tous préjugés, serrera sa peur sur son ventre un peu moins passager.