Lorsqu’un penseur se penche sur son siècle, s’il est intelligent il ne peut que le blâmer, car la satisfaction de soi n’a jamais été un signe d’intelligence. Il y a cependant deux façons de n’être pas content et c’est ici que le tempérament intervient. Il y a, comme chacun sait, des penseurs optimistes et des penseurs pessimistes, comme il y a des bouchers optimistes et des bouchers pessimistes ; et la manière de parler diffère. On pourrait penser qu’elle diffère essentiellement dans la conclusion ; le penseur optimiste dirait : « Tout est abominable de nos jours, mais, heureusement, tout est en voie de changement et il y a quelques lueurs d’espoir. Gardons confiance. » ; le penseur pessimiste dirait : « Nous sommes en plein siècle d’abomination et, hélas ! nous n’en sommes qu’aux débuts timides de l’abomination. ». De même que le boucher optimiste ne peut concevoir l’humanité future que comme une tribu de fauves super carnivores, tandis que le boucher pessimiste, mécontent de son chiffre d’affaires actuel, en conclurait que l’homme sera bientôt un pur végétarien. C’est exact, la conclusion diffère ; mais pas seulement la conclusion. Si je suis optimiste, comment vais-je m’y prendre pour démontrer la sottise et l’erreur de mon siècle ? En comparant, bien sûr. Je ne peux pas comparer avec les siècles futurs car ce serait verser dans l’utopie ; or, j’entends demeurer un penseur sérieux et réaliste. Je vais donc dire : « La politique actuelle est mauvaise car elle ne fait pas progresser dans la pratique nos grands principes démocratiques. Les arts sont médiocres parce qu’ils s’obstinent à ne pas développer les promesses du siècle précédent. L’économie se moque de l’économie. Comment se fait-il que nous en soyons là après de si belles promesses ? ». Et, pour conclure, naturellement : « Heureusement que des signes nombreux, quoique discrets, laissent présager que nous serons de plus en plus égaux, de plus en plus raffinés et de plus en plus riches. ». Maintenant, écoutez ce que dit le pessimiste : « La politique est mauvaise. Comment pourrait-il en être autrement puisque nos ancêtres ont inventé ce stupide suffrage universel ? Les arts sont en pleine décadence ; à qui la faute, si ce n’est à ces rénovateurs orgueilleux du siècle précédent ? L’économie sombre dans le néant. Pourquoi aussi s’est-on jadis engagé dans ces nouvelles voies ? ». Et, pour conclure, naturellement : « Hélas ! Tout nous parle d’une démocratie de plus en plus pesante pour les siècles à venir. Les arts vont devenir de gigantesques opérations industrielles. Quant à l’économie, il est à prévoir qu’elle nous fera de plus en plus riches en biens utiles à la décrépitude de l’esprit. ».

Il n’y a qu’à choisir. Le lecteur choisira, bien sûr, en fonction de son propre tempérament ; d’ailleurs, les deux sont nécessaires à la marche du monde ; mais si jamais, lecteur, tu t’aperçois, en parcourant un jour, sur Internet, les librairies du monde, que tous les penseurs, comme tous les bouchers, et les plâtriers, et les marchands de vin, etc… si tu t’aperçois, en un mot, que le monde entier se frotte les mains, alors fais bien vite ton signe de croix car cela signifiera que le monde agonise. Tu vois, je te rends service : je recule l’échéance de l’apocalypse !