Les grandes douleurs sont une taille qui permet à l’homme de ne point pourrir trop vite en son âme. Le bonheur sans discontinuer finit par étouffer, par trop charger, et par gâter. La mort des êtres chers, les échecs et les maladies sont donc des épreuves dangereuses mais nécessaires à une certaine santé morale. Ne jamais souffrir, c’est s’affaiblir par un excès de richesse. Pourquoi s’appesantir sur cette vérité des contraires sinon pour nous mieux armer à supporter les mauvais côtés de la pièce, à accepter l’envers du décor, sans lequel le décor n’a plus de raison d’être parce qu’il n’a plus de bases et d’efficacité. Qu’est-ce qu’un bonheur sans souffrance ? On peut longtemps y baigner, peut-être, à condition de se ressouvenir sans cesse d’une épreuve qui laisse un goût amer et nous permet de mieux jouir du présent. Si ce goût amer disparaissait, c’en serait fait du bonheur et notre instinct nous préviendrait sans doute qu’il nous faudra traverser prochainement une épreuve pour préparer le bonheur de demain, pour assurer la survie de notre âme, malgré, et à cause de la profusion de joie dont elle est baignée. C’est une question d’équilibre à respecter ; car il y a de ces êtres qui font songer à un arbre que l’on taille sans cesse, sans le laisser reprendre. Il y a de ces êtres que guette une autre mort de l’âme, celle du dessèchement. Le sort, tel un jardinier, apporte à chaque homme les soins de l’enrichissement et de la taille. Il peut souvent se tromper, faire mauvaise mesure de l’un ou de l’autre. C’est à l’arbre à savoir être sage et à compenser ces défaillances et ces trop-pleins. L’optimiste à tout prix doit savoir penser au malheur. Le pessimiste impénitent doit connaître la pensée de la joie ; sous peine de pourriture ou de dessèchement.
Il faut être un vaillant optimiste lorsque le sort ne cesse de vous tailler. Il faut être pessimiste lorsqu’il n’arrête pas de vous cajoler. Quant à la solution qui consiste à ne plus bouger et à fuir habilement les peines aussi bien que les joies, elle équivaut à refuser de vivre, à faire le mort. C’est peut-être la sagesse, mais une sagesse qui ne dépend finalement que de causes extérieures. Encore faut-il que la Parque consente bien à tisser la trame de nos jours avec des fils absolument neutres, incolores. Une très grande joie qui vient vous chercher jusque dans la plus profonde indifférence, une catastrophe imprévisible, comme la plupart des catastrophes, et c’en est fait de cette sagesse-là. D’ailleurs, il n’existe pas vraiment de sagesse. Il n’y a qu’une sagesse : c’est le suicide. Le reste n’est que compromission avec la vie, pacte de paix, négociations avec la douleur. Quand elle avance un peut trop, il vaut mieux reculer sans la laisser quand même vous envahir. Quand elle perd du terrain, il faut avancer, sans pour autant en profiter pour la détruire.