Les hommes, on le sait, sont plus ou moins matérialistes, au sens vulgaire du terme, c’est-à-dire qu’ils ont une nature plus ou moins attirée par les biens matériels. Prenons les deux cas extrêmes : celui du matérialiste forcené et celui de l’homme sans appétit, éthéré, ayant horreur de la matière et que l’on nommera conventionnellement le poète. Quel est pratiquement le plus heureux des deux ? Est-ce le matérialiste, tourné vers les biens et les jouissances ? Ou est-ce le poète, qui marche sur la lune ou qui, comme on dit encore, semble traverser la vie une rose à la main ?

Le grand atout du matérialiste, c’est sa conformité avec la plupart de ses semblables. Pour un poète, il y a peut-être mille matérialistes. Comme l’homme ne peut vivre qu’en société, le bonheur consiste donc pour lui à ressembler à la société. La société ne pouvant être par définition que matérialiste, puisque tout groupement sous-entend la défense d’intérêts matériels communs, le matérialiste est exactement dans le cas du poisson qui vit dans l’eau. À l’inverse, le poète est, lui, un inadapté : il doit se mouvoir dans un monde qui ne le comprend pas et qui le supporte à peine. Malgré l’intensité de son rêve, de son somnambulisme, il est fatalement obligé de se heurter à ce monde et de se meurtrir douloureusement. Il est faux de dire de notre homme qu’il traverse la vie une rose à la main, car le poète donne plutôt l’impression d’un homme traqué, d’un homme qui va se noyer dans un verre d’eau. C’est le matérialiste qui semble décontracté quand, entre deux batailles, il s’assoit confortablement dans son fauteuil et boit posément la vie, à petits coups de dégustateur.

Le grand atout du poète, par contre, est de ne pouvoir absolument pas se situer par rapport à ses semblables. L’argent, cet étalon qui sert à mesurer la valeur sociale des hommes, lui fait horreur et il n’y croit pas. Il ne souffre donc pas de ne valoir que cent mille quand son voisin vaut cent millions. Pour lui, ces chiffres n’indiquent rien, ne veulent rien dire. La poésie ne se laisse pas mesurer : chacun est roi dans son rêve. Pour un marchand de cochons, être le premier est une obsession car il y a effectivement une place de premier : c’est la place de celui qui vend le plus grand nombre de cochons dans le monde. Pour un poète, être le premier est une certitude car il n’y a aucun moyen objectif de dire quel est le plus grand poète du monde et des temps ; chacun peut donc se croire secrètement tel sans invraisemblance. C’est là où le bât blesse le matérialiste car, pour lui, la notion de force ou de faiblesse entre en jeu, car la force et la faiblesse se remarquent, se mesurent, se cotent, dans le domaine du matériel. Si je suis persuadé que l’argent fait l’homme, et si j’ai très peu d’argent à la fin de ma carrière, je suis malheureux car je me juge un homme de rien du tout, un homme qui n’a pas « réussi ».

La douleur du poète, c’est d’avoir à marcher sur la terre.

La douleur du matérialiste, c’est de ne pouvoir atteindre le ciel.