Devant le temps qui fuit et la multiplicité de nos tendances et de nos désirs, nous pensons tous plus ou moins souvent : « Si j’avais plusieurs vies, j’emploierais chacune d’entre elles à atteindre un but différent et bien défini » ; et de poursuivre, par exemple : « Dans la première, je serais marin, dans la seconde je serais pompier, dans la troisième écrivain, dans la quatrième artiste… ». Pourtant, qui nous empêcherait de diviser celle qui nous est parcimonieusement attribuée en autant d’étapes que nous avons de visées ? Pourquoi ne pas se dire : « J’ai cinq ou six vies de dix ans devant moi ; dans la première, je serai marin, dans la deuxième pompier … » ? Et pourquoi mourir marin sans avoir été pompier ? Si nous avions effectivement plusieurs vies, nous les occuperions vraisemblablement à faire ce que nous faisons durant celle qui nous est allouée.
Des hommes, d’ailleurs, vivent plusieurs vies en une seule. Meurent-ils plus heureux ? C’est une question de tempérament : certains creusent une galerie pendant toute une vie et ne peuvent que difficilement creuser ailleurs ; ceux-là, ils auraient trente-six vies et ils les passeraient toutes à creuser la même galerie. D’autres papillonnent de fleur en fleur, sans méthode, au gré de leurs désirs éphémères ; ils auraient plusieurs vies qu’ils continueraient de papillonner. Suivant le tempérament qui est le nôtre, on considère la vie comme de la cire ou du marbre et l’on y grave soit des dessins nombreux et hâtifs, soit une seule marque profonde ; et nous mourons comme nous avons vécu : le caractère primaire, le papillon, le graveur sur cire, meurt en regrettant de ne pas avoir vécu assez vite et de ne pas avoir assez vu, assez goûté le monde. Le caractère secondaire, la taupe, le graveur sur marbre, meurt en regrettant de ne pas avoir suffisamment creusé, analysé, fouillé le côté du monde auquel il s’est attaché. Ce n’est pas grave, c’est dans l’ordre des choses, ce n’est pas le malheur. Le malheur, c’est d’être né papillon et d’avoir vécu emprisonné. Le malheur, c’est d’être né taupe et d’avoir été sans cesse exclu de sa galerie. Le malheur le plus grave, c’est d’être tellement volage qu’on ne parvient pas à se fixer un seul instant, c’est d’être tellement exclusif, d’être tellement l’homme d’un seul amour que rien d’autre ne nous apparaît digne de notre exclusivisme et de notre amour.
Ce n’est pas plusieurs vies qu’il faut désirer avoir, c’est d’avoir un tempérament si bien composé, si bien équilibré, que notre petite vie s’avère un tout achevé s’achevant sans peine et sans remords ; mais ce bonheur-là ne dépend plus seulement du tempérament ; on entre ici dans le domaine de l’intelligence : malheureusement, un homme supérieurement intelligent souffre tellement que le tempérament le plus équilibré ne peut plus lui être d’aucun secours.