La grandeur d’âme ne saurait se passer d’une certaine sauvagerie, d’une certaine timidité et d’un certain mépris envers les manifestations de grandeur consacrée. Il est des hommes qui meurent en demandant des obsèques nationales. Après avoir quémandé, durant leur carrière, des médailles, des postes et des honneurs divers, ils font le total, sur leur lit de mort, et, comme un pauvre salarié réclame sa pension de retraite en fonction des points accumulés, ils réclament le respect et le dérangement des foules, la pompe funèbre la plus éclatante. Ces hommes, quoi qu’ils aient dit ou écrit, quoi qu’ils aient fait ou défait, ne sont pas de grands hommes.
Je me souviens de ma stupeur lorsque j’appris, enfant, qu’il fallait « demander » la légion d’honneur. Cette distinction, qui m’apparaissait alors comme la marque de la reconnaissance nationale pour la capacité et la dignité, devint pour moi la médaille des sots et des vaniteux ; même stupeur lorsque j’appris qu’il fallait « demander » l’honneur d’entrer à l’Académie française, qu’il fallait pour cela faire la tournée des académiciens. J’en ressentis une grande douleur et un soudain respect pour notre humble facteur. Depuis, je suis méfiant et l’existence de toutes ces médailles et breloques me gâche souvent des admirations qui, sans cela, seraient très légitimes. Par exemple, j’en veux sourdement à Valéry, ce saint de la littérature et de l’intelligence, d’avoir fini académicien, encore que je sache, heureusement, que ses obsèques nationales ont été dues à l’entêtement passionné du général De Gaulle.
Je n’ai jamais pu m’empêcher de tenir compte de l’homme. Les œuvres belles deviennent pour moi magnifiques quand je sais que leur auteur était comme ceci ou comme cela. Les œuvres honnêtes deviennent au contraire exécrables quand l’homme me déplaît ; et ce qui me déplaît souverainement, c’est l’orgueil ; non pas l’orgueil dans les paroles, mais l’orgueil dans l’action. L’orgueil dans les paroles est souvent, quand l’homme a du génie, un signe de distinction et d’aristocratie, de délicatesse même. L’orgueil dans l’action répugne ou fait sourire. Il fait sourire quand l’homme est petit. Il répugne quand l’œuvre faisait de son auteur un grand homme.
Question de caractère, on ne peut pas se refaire : j’aime l’homme qui s’écrie : « Je suis grand ! » et qui se fait tout petit quand on veut lui rendre les honneurs. Je garderai toujours une sacrée horreur de l’homme mesuré, objectif et humble qui, on ne sait comment, plie cependant sous le poids de ses décorations et fait ployer les foules sous le poids de son tombeau.
La grandeur d’âme ne saurait se passer d’une certaine conscience d’elle-même et d’une certaine humilité, la vraie : celle du cœur.