Si demain l’humanité apprenait qu’un vaccin a été découvert qui permettrait de l’immuniser contre la mort naturelle, les hommes se terreraient dans la peur, l’inactivité la plus complète, dans une sagesse forcée. Ils ne tarderaient pas d’ailleurs à glisser graduellement dans la sagesse des sagesses, c’est-à-dire la bestialité inconsciente ; mais auparavant, quelle étrange révolution, quel spectacle apocalyptique de naufrage universel ! Quelle peur immense d’animaux atterrés, quelle bousculade gigantesque et tragique, quel remue-ménage dantesque, quelle fin d’un monde ! Et ensuite, quel singulier monde nouveau : un monde où le crime prendrait tout son sens, un monde où la guerre revêtirait enfin toute son horreur, un monde où la mort d’un homme serait la chose la plus importante qui puisse arriver aux hommes. Tout serait fait pour qu’il n’y ait plus de batailles, plus de voyages, plus de machines dangereuses, plus d’exposition aux dangers multiples d’une civilisation industrielle. Les hommes s’assoiraient dans la poussière. Ils cesseraient de la soulever par d’insensées actions. En un temps où l’action serait indispensable pour tuer le temps, l’action deviendrait impossible pour qui voudrait conserver éternellement le temps. L’homme se recroquevillerait frileusement sur lui-même pour conserver la chance de ne pas rater sa vie par une mort absolument pas nécessaire. C’est alors sans doute qu’il se rappellerait les temps heureux où on ne pouvait pas ne pas mourir, où on pensait si peu à la mort et où on ne se souciait guère du risque de mourir. Il aurait alors des sueurs froides en pensant à ces temps-là et à l’insouciance de ces temps. Peut-être qu’un jour, le bienfaisant oubli de la conservation sacrée se glisserait-il dans son cerveau devenu de plus en plus épais ; la vie reprendrait-elle peut-être ses droits et avec elle la mort ? Dans le fond, y-a-t-il beaucoup d’animaux qui meurent de vieillesse après une vie souvent organiquement très courte ? Cela arrive certes souvent aux animaux domestiqués ; mais les animaux sauvages… Ils se nourrissent les uns les autres. Ils naissent, se nourrissent d’autrui et finissent, un jour, par nourrir autrui. Peut-être, qui sait, sont-ils cependant dotés de la vie éternelle et mourir accidentellement n’est-il chez eux qu’une fâcheuse habitude de renouvellement cyclique…
On peut bien lutter contre la précocité de la mort, mais on ne peut lutter contre la mort elle-même, car ce serait aussi lutter contre la vie. La vie et la mort sont l’inspiration et l’expiration d’un cycle qui nous dépasse, nous submerge, dont nous ne sommes que les organes aveugles et impuissants. Si demain l’humanité apprenait qu’un vaccin a été découvert qui permettrait de l’immuniser contre la mort naturelle, cela ferait un beau charivari, mais cela ne permettrait peut-être pas aux hommes de perdre l’habitude de mourir.