Le christianisme a cru supprimer l’esclavage antique. Le libéralisme a cru supprimer l’esclavage féodal. Le marxisme a cru supprimer l’esclavage capitaliste. Il y a pourtant toujours des esclaves, de plus en plus nombreux avec les progrès techniques. L’idéologie politique s’est plu à dissocier liberté morale et liberté physique, respect de l’homme et puissance de l’homme, servilité et tâche servile : fadaises dangereuses et stériles. Le corps social est une immense armée : les soldats peuvent être plus ou moins bien vêtus, plus ou moins rudoyés, plus ou moins rivés à une caserne, ils sont cependant des soldats. Leur haine de l’officier ne date pas d’hier. Les ruses de l’officier pour faire avancer le soldat ne sont pas périmées. L’antiquité et la féodalité ont connu leurs révoltes d’esclaves, elles ont eu leurs Spartacus. Elles ont connu aussi la basse démagogie et les somnifères sociaux administrés à doses savantes ; de même pour le libéralisme, bien sûr, de même pour le communisme, de même pour demain. Alors ! Faire couler le sang pour améliorer l’ordinaire du soldat, c’est une révolte légitime, c’est une révolte plus ou moins rentable (cela dépend du rapport entre le sang versé et l’agrément obtenu). En général, c’est une révolte causée par la maladresse et l’orgueil des officiers qui, parfois, exagèrent et se croient tout permis ; mais que l’on ne s’imagine surtout pas que, ce faisant, il n’y aura désormais plus de soldats : en supposant, même, que tous les officiers ont été passés au fil de l’épée, il restera la nécessité inéluctable, du moins dans la conscience des hommes, semblables ici aux animaux sauvages, de l’officier ; et, dans les rangs des soldats victorieux, maints leaders s’empresseront de coudre des galons inespérés sur leurs tuniques d’esclave, d’esclave en chef.
Il existe parfois des hommes libres, sains et forts, qui ne veulent être ni des esclaves, ni des maîtres, qui n’ont pas l’esprit commun militariste. Ils méprisent la lâcheté du soldat et la tyrannie de l’officier. Ils ne sont faits ni pour obéir, ni pour commander. Ces hommes-là n’ont guère de repos, ni celui de l’obéissance passive, ni celui du commandement, dans cette vaste caserne du monde où le civil est l’étranger. Allogènes universels, ils ne sont même pas hommes mais des produits bizarres sans doute nés d’un accouplement monstrueux. Suivant leur nature et leur force, ils offrent des visages différents, mais leur costume mental les trahit partout où ils mettent le pied. De tous temps, il y a eu de tels hommes car les martyrs ne datent pas d’aujourd’hui. On les reconnaît à leur regard, car les yeux ne trompent jamais, regard terrible de supériorité écrasante et inutile, d’intelligence éblouissante et dédaigneuse, regard calme et triste, regard de la conscience des hommes qui ont horreur des miroirs. On les reconnaît donc à leur regard ; en temps de paix sociale on détourne les yeux, en temps de guerre sociale on leur crève les yeux pour les punir de ne pas être aveugles. Ces hommes-là, ce sont peut-être les envoyés de Dieu parmi le troupeau cruel des bêtes à âme.