Ce que l’on reproche à Machiavel, c’est d’avoir dit tout haut ce que tout le monde a toujours pensé tout bas. On en est quelquefois à se demander si ce blâme unanime est de l‘hypocrisie ou de la colère (la colère de voir une bonne recette divulguée à tout venant). Si vous voulez être prince… nous dit Machiavel, et plus d’un préfèrerait sans doute que la suite ne soit entendue que par sa propre et seule oreille, dotée en l’espèce d’un privilège d’exclusivité. Si vous voulez être puissant (aussitôt les oreilles se dressent), dosez attentivement la force et la ruse et saupoudrez abondamment de méchanceté. Hélas ! la méchanceté étant déjà la chose la mieux partagée, allez dire à des innocents (il s’en trouve) comment la cultiver et comment l’employer, c’est simplement mettre une arme dans les mains de ceux qui n’en avaient pas encore et rendre par là-même les armes inutiles. Ce bougre de Machiavel divulgue les bonnes recettes ; il nous embête à la fin, il brouille les cartes, il raconte la partie, il fausse le jeu…

C’est un fait que, si chaque citoyen, le matin, en prenant son petit déjeuner, avait la précaution de faire précéder la lecture de son infâme journal, imprimé ou télévisé, par la méditation sur quelques lignes du « Prince », il n’y aurait plus de princes, plus de journaux et, partant, plus besoin de Machiavel, ce qui ne nous empêcherait d’ailleurs pas de prendre notre petit déjeuner ; mais il faut croire que le génial florentin n’a pas encore été lu par tout le monde, ou qu’il est très mal compris, car il est encore possible à notre époque de faire profit de sa lecture et de devenir puissant ; à moins que les innocents ne soient plus nombreux qu’on ne le dit ; auquel cas Machiavel a bien de la chance car, pendant que certains déclinent en barbouillant du papier en vain, lui n’a pas encore commencé, malgré sa renommée, à recueillir les fruits de sa franchise. Heureux écrivain qui a su dire, au moins, ce qu’il pensait.