Il y a dans l’Art la beauté des sens et la beauté de l’esprit. La première ne peut être créée que par une tendance impétueuse pour la création du Beau : l’artiste ne peut pas ne pas peindre, ou sculpter, ou composer, parce qu’il y est forcé par un besoin impérieux et mystérieux. Pendant la création, son esprit dort et ses sens jouissent au maximum. C’est presque une manie d’opiomane. Cet artiste-là crée beaucoup, se montre souvent joyeux et donne en général les signes de la sottise. Il ressemble un peu au magnifique athlète doué de muscles incomparables et d’une vitalité débordante. Les œuvres d’un tel créateur ne peuvent s’adresser qu’aux sens. Elles sont le produit de la providence qui a fait naître chez un homme des qualités prodigieuses dans le domaine de l’Art et un besoin non moins prodigieux de jouir de ses aptitudes. Le type parfait de ce créateur est Rossini.


La deuxième sorte de Beau, celle qui s’adresse à l’esprit, est un peu plus élaborée. Elle ne peut ignorer les sens, le goût du beau, le besoin de l’Art ; mais il lui faut en plus une métaphysique, l’existence, chez le créateur (et donc chez l’amateur), d’un esprit morbide, assoiffé de questions et de solutions concernant l’invisible. L’artiste ne considère plus son art comme un joyeux exercice lui permettant de dépenser un trop-plein d’énergie, mais comme le moyen de se poser d’angoissantes questions sur la vie et la mort, le bien et le mal, la joie et la misère, la grandeur et l’humilité, etc… Pendant la création, ses sens travaillent farouchement et « vite » au service de sa pensée. Cet artiste-là crée peu, est en général un pessimiste impénitent et donne très souvent l’impression d’être aussi, et peut-être avant tout, un penseur. Ses œuvres ne peuvent s’adresser qu’aux esprits ; mais non aux esprits froids et rhétoriques, qui n’y trouveraient pas leur compte, mais à ces esprits supérieurs que sont les esprits poétiques.


De grands génies ont défendu avec âpreté la théorie de l’Art pour l’Art. Ils ont même comparé ou presque les jouissances que l’on doit tirer d’une œuvre d’art à celles que procure l’amour sexuel ; mais un Baudelaire n’a jamais écrit quoi que ce fut sans esprit et sans âme, sans inquiétude et sans douleur ; et quand il défend l’Art pour l’Art, il ne veut pas prôner la jouissance exclusive des sens, il veut seulement, se plaçant aussitôt, et par tempérament, dans le Beau de l’esprit, expurger de l’Art tout ce qui est esprit sans art, tout ce qui est rhétorique et n’est pas poétique ; car, ce qui sépare la pensée philosophique et l’Art poétique, ce n’est pas une différence de nature, mais une différence de moyens. La philosophie est logique tandis que l’Art est poétique ; mais il y aura toujours une différence « énorme » entre un Rossini, créateur du Beau sensuel, et un Beethoven ou un Wagner, créateurs du Beau spirituel ; tandis que la différence est bien mince entre ces deux derniers et un homme comme Kant ou comme Baudelaire.