Nous vivons avec notre ombre collée à nos trousses. Elle nous suit pas à pas, épiant nos moindres gestes, les commentant, les jugeant, les appréciant par rapport à sa logique, une logique souveraine ne devant rien aux préjugés sociaux. Son intelligence est parfaite, quelle qu’en soit l’acuité, tournée vers le bien ou vers le mal mais toujours conséquente dans ses désirs ; et ces désirs convergent tous vers notre bien-être égoïste. Parfois, nous sentons comme une main qui s’abat sur notre bras et qui nous détourne ainsi de commettre le geste que nous allions ébaucher ; et nous nous arrêtons, stupéfait, mais heureux ; et nous regardons de tous côtés, mais en vain : une ombre est une ombre. C’est pourquoi nous oublions vite sa présence. Nous oublions vite ce génie cent fois trahi et cent fois fidèle.
Quand le candidat à l’assassinat abaisse soudainement, à l’ultime minute, le canon de son arme, à qui, à quoi obéit-il ? Il l’ignore lui-même. Honteux de son indécision, mais soulagé d’un grand poids, il s’enfuit sans avoir tué. Quand l’homme généreux se ravise au dernier moment et range prudemment son portefeuille, à qui, à quoi obéit-il ? Quand l’écrivain déchire son manuscrit, pour qui, pour quoi le fait-il ? L’assassin, le donateur et l’écrivain ont senti la force invincible de leur ombre. Ils la sentiraient encore plus nettement s’ils s’avisaient de vouloir l’ignorer et ils se diraient : « Je vais faire ceci et je ne sais pas bien pourquoi je vais faire ceci ; parce que je veux me faire mal, sans doute. » ; et ils se feraient effectivement mal, et leur ombre gémirait.
Voyez cet homme. On pourrait croire qu’il n’a pas d’ombre, lui. Il en a une mais elle est tellement attachée à lui qu’elle semble incorporée à lui ; et vous vous dites, sans savoir pourquoi, sans savoir que cet homme a une ombre : « Cet homme me subjugue. Il a une forte personnalité. » ; en quoi vous avez raison, même si l’homme en question est un parfait imbécile. Voyez cet autre. Il est agité, nerveux, instable et perpétuellement inquiet. Il s’agace tout seul, tourne autour de lui-même comme un chien après sa queue. Il sursaute souvent, comme en proie à une attaque soudaine ; et vous vous dites : « Cet homme est fou à lier. » ; en quoi vous avez raison, même si cet autre en question est un génie ; mais ce que vous ignorez peut-être, c’est que cet homme se bat impitoyablement avec son ombre. Il la sent derrière lui, il voudrait la saisir, lui faire un sort et s’en débarrasser.
On passe, on s’inquiète ou on rit devant le spectacle d’un tel homme qui boxe ainsi le vide ; et on ignore ce que c’est. C’est pourtant bien cela, le démon de la perversité.