Quand tout fourmille, comment y voir clair ? Par le génie. Le génie est l’aptitude à trouver l’aiguille dans la botte de foin. Il doit être composé d’un certain nombre de principes éternels et mystérieux qui permettent de modeler le fourmillement contemporain, d’en extirper l’essence et d’y tracer une route sûre. Ces principes sont mystérieux car ils ne se laissent pas déterminer, sinon chacun d’entre les hommes pourrait facilement avoir du génie. Ils sont éternels parce qu’il y a une indubitable parenté entre les génies et les siècles. La route est la même ; elle est continuée la même. C’est celle qui constitue la civilisation. Elle a bien des tournants, qui sont autant de révolutions, mais elle est la même. Il y a bien des hommes qui croient la continuer et qui s’engagent dans l’erreur de la voie de garage, mais elle trouve toujours un génie parmi les grands pour la continuer. Il y a des siècles où, dans le fourmillement du monde, fourmillent les génies : la route est alors une large avenue, bien droite, puissante et majestueuse comme un fleuve de l’Amazonie. Il y a des siècles pauvres où un seul homme, parfois, remplit le rôle du génial cantonnier : la route est alors mince comme un filet, sinueuse, à peine tracée ; mais c’est toujours la même route d’une civilisation.
Il ne suffit pas d’être un grand homme pour être un génie. Dans le fourmillement du monde, il est difficile de ne pas se tromper. Comment savoir que le chemin que l’on suit est le bon, l’unique, le seul promis à l’éternité ? On peut faire son propre chemin quand on est grand ; mais il faut être un génie pour que ce chemin coïncide avec la route de demain, pour que ce chemin ne soit pas un cul-de-sac qui s’achève piteusement avec les idées de son siècle ; car le fourmillement du siècle, étrangement, ne sait pas où il va, et quand, rarement, il le sait, il se trompe souvent. Le siècle d’après, les historiens retrouvent le tracé de la route antérieure, le tracé de la route bâtie par les génies, et ils disent d’eux : « C’étaient des visionnaires. Ils savaient à l’avance ou nous-mêmes marcherions. Ce sont eux qui ont ouvert notre voie. »
Et ainsi les siècles et les siècles, dans leur fourmillement, marchent à l’aveuglette, suivent aveuglement des routes incertaines, derrière les grands capitaines. Ils ne savent pas reconnaître, parmi ces capitaines, celui qui les emmènera sur la route salvatrice ; et, s’ils le reconnaissent de son vivant, ce n’est que par pur hasard. Il est difficile de ne pas faire partie du troupeau. Il est encore plus difficile de créer sa propre route. Il est surhumain d’y continuer seul, parfois ; mais, pour ne s’être pas, en plus, trompé de chemin, là, à coup sûr, il faut avoir du génie ; et les plus grands sont ceux que la mauvaise fortune de l’époque où ils vécurent a obligés à marcher seuls, à tourner seuls et à laisser leurs traces pour l’éternité d’une civilisation.