Tout le monde écrit. C’est très bien. Jamais le monde n’a été ainsi inondé de papiers, de mémoires et de récits. Le métier d’écrivain n’existe plus en un certain sens puisque écrire est devenue une occupation aussi courante que la vie, comme prendre des vacances, rouler en voiture, fumer du tabac, s’habiller proprement. C’est très bien ; mais qui ne voit dans cet état de fait un recul masqué par un progrès ? Un recul pour mieux faire jaillir le progrès de demain ?... Le véritable progrès ?... Progrès apparent, certes, que celui du nombre : écrire n’est plus réservé à une élite, comme autrefois ; mais recul caché derrière ce progrès : car les productions d’aujourd’hui, nombreuses, sont, par rapport aux quelques rares d’hier, d’une médiocrité affolante. Tout le monde écrit, mais on écrit n’importe quoi et n’importe comment. Il reste la consolation d’imaginer que ce recul n’est qu’une étape transitoire, qu’un début maladroit d’une grande révolution, qu’un recul pour mieux sauter en avant. Peu à peu, la masse littéraire s’affinera en quelques pointes : tout le monde continuera d’écrire mais certains se mettront auparavant à réfléchir. Ils formeront l’élite, les seuls écrivains lus et commentés. Les autres écriront comme présentement nous lisons : tout le monde lit de nos jours, mais certains seulement sont acteurs dramatiques.
Les arts semblent suivre le même schéma que la littérature : la peinture, notamment, réservée autrefois à une élite, les peintres, est devenue aujourd’hui un exercice quotidien chez presque tout un chacun. On peint allègrement, un peu n’importe comment, à l’emporte-pièce, comme des peintres en bâtiment. Un jour viendra, du moins espérons-le, où les hommes étant accoutumés à peindre, quelques uns parmi eux feront de la peinture.
En attendant ces jours bienheureux, l’élite, car elle existe, se retranche fièrement dans l’inactivité ou l’anonymat : elle ne veut rien produire, dégoûtée d’être mélangée avec les barbouillages informes du menu peuple maladroit et ivre de publications et d’expositions.
En extrapolant peut-être un peu, on peut dire d’ailleurs que le processus dont il vient d’être question se retrouve dans tous les domaines de l’humanité. L’idée ou l’habitude naît, grossière et primitive, chez quelques privilégiés. Elle s’affine de plus en plus, avec le temps, jusqu’à devenir parfaite. Puis, les digues de la démocratie et du nombre sont rompues et l’idée ou l’habitude se répand de plus en plus dans la masse, où elle prend des allures médiocres et vulgaires, tandis que l’élite, effrayée, se rétracte. Ensuite, l’idée ou l’habitude, pratiquée couramment par le nombre durant des décennies, retrouve un jour une nouvelle élite qui la reconstruit lentement en des formes supérieures.
En littérature, les digues de la démocratie et du nombre sont en train de se rompre. La littérature est en train de faire sa révolution de 1789. Le drame, c’est qu’il est difficile d’émigrer pour les ci-devants de la Pensée. Ici, la guillotine fonctionnera à plein rendement, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus bientôt un seul homme sensé qui consente à tenir une plume. Il n’y aura plus d’écrivains. Ils auront tous été tués par la grande masse des écrivassiers.