Suivant l’opinion émise par certains astrologues, nous serions, paraît-il, à l’ère des poissons, signe de fantaisie. Nous serions donc à une époque particulièrement fantasque ; ce qui expliquerait, entre autres, le caractère actuel de nos productions littéraires et artistiques. Je le crois volontiers. L’originalité à tout prix n’est pas seulement une explication de certains succès, elle est maintenant la condition sine qua non de chaque tentative ayant quelque chance d’aboutir. Cela peut aller loin, très loin. Nous sommes depuis longtemps habitués à l’étrangeté des œuvres d’art plastique de nos contemporains ; nous savons parfaitement qu’un roman d’aujourd’hui doit être basé sur l’horrible, l’insensé, l’immoral, l’inimaginable vraisemblable. Cela a d’ailleurs donné de belles œuvres, car le Beau dans le genre dantesque est une forme du Beau, comme nous l’a enseigné magistralement Edgar Poe ; mais il faut prendre garde que cette recherche entêtée de l’originalité n’aille pas verser, je ne dis pas dans la facilité vulgaire, car nous y sommes parvenus depuis bien longtemps et bien souvent, je dis : n’aille pas verser dans l’infantilité. Ainsi, il est de mode maintenant qu’un romancier qui se respecte se doive de montrer son originalité personnelle sur le plan matériel de l’écriture, c’est-à-dire, par exemple, et surtout, dans la typographie : l’un supprime toute ponctuation et on crie : « Ah ! Quel génie ! » L’autre met ses phrases bout à bout, sans aucun alinéa ; un troisième raturera exprès certains mots et en laissera d’autres en blanc, comme pour montrer son impuissance ; un quatrième remplacera tous les sujets par l’indéfini On, etc… Un homme de lettres à la mode a même proposé de lancer une fois pour toutes l’écriture phonétique (phonétique s’écrirait alors fonétic. Cher maître, j’espère ne pas m’être trompé).
Ce qui agace, ce n’est pas que de tels livres soient « quand même » publiés ; ce n’est pas non plus que ces inventeurs soient longuement et sérieusement interrogés sur la métaphysique profonde de leurs recherches, ni que le public marche et semble apathique. Ce qui agace, c’est cette immense unanimité pour la bêtise ; pour la bêtise obligatoire, forcée, institutionnelle ; cette bêtise qui fait qu’un authentique écrivain soit obligé d’assortir quelquefois un pur chef-d’œuvre d’une sauce malodorante, faite de conventions ; car, il faut bien le dire, si notre époque prétend être celle des poissons et de la fantaisie, il faut bien se mettre dans la tête que la fantaisie elle-même, pratiquée trop longuement et à doses massives, finit par n’être plus qu’une morne habitude écœurante ; d’autant plus que les combinaisons techniques de l’Art et de la Pensée ont ceci qui les sépare de celles de la matière : c’est qu’elles sont finalement très limitées : ainsi, la musique dernier cri est bien fière d’elle-même ; elle en est pourtant restée aux sept notes éternelles.