Dans l’histoire des civilisations, le mot sorcier implique l’existence de la tribu primitive. Le sorcier y est tout-puissant et sa puissance touche tous les domaines : religion, politique, médecine, science, droit, morale… Il s’entoure d’un appareil incantatoire et ésotérique propre à impressionner ses victimes. Le caractère sacerdotal de son ministère tient un rôle prépondérant : chaque intervention du sorcier est mêlée de religion ou plutôt de magie. Une fois les dieux créés, ils interviennent partout et toujours : ainsi, le malade aura été sauvé grâce à la volonté des dieux ; ce sont eux encore qui auront voulu amener une pluie bienfaisante, écraser l’ennemi, écarter les bêtes fauves. Le sorcier prend soin de se présenter à ses ouailles comme le serviteur, le délégué des dieux qu’il a créés de toutes pièces. C’est une grande malice : d’abord cela évite bien des responsabilités, ensuite cela permet de rejeter un sorcier défaillant tout en gardant la confiance dans la sorcellerie, enfin cela permet de s’enrichir sans que les ouailles en prennent nettement conscience, car les offrandes ne vont pas au sorcier mais à leurs dieux ; et pourquoi s’étonner que lesdits dieux aient des besoins humains ?

Il subsiste de ces affreux sorciers notamment dans quelques tribus primitives de l’Amazonie ; mais sommes-nous sûrs qu’ils n’aient pas des confrères dans le monde dit civilisé ? Hélas ! La sorcellerie moderne n’a presque pas changé d’aspect : elle s’est seulement diversifié, comme le travail ; sans doute par besoin d’efficacité. J’ai vu dans les rues de Paris des hommes, des enfants, des femmes et des vieillards offrir quelques centimes à des jeunes filles qui devaient les remettre aux grands savants de la médecine, lesquels étaient censés les employer à combattre un mystérieux fantôme, un nouvel esprit funeste appelé diaboliquement cancer, ou poliomyélite, je ne sais plus. J’ai vu un homme grimper sur une petite éminence pour rassurer ses frères et leur demander de lui obéir fidèlement pour l’aider à combattre un parti ennemi qui ne voulait, paraît-il, que leur destruction. J’ai vu des hommes affublés de vêtements sacrés en train de tourner autour d’un cercueil vide dans un temple dédié au néant ; ils marmottaient des paroles sibyllines dans une langue d’un autre âge et leurs mains dessinaient des gestes incantatoires. J’ai vu des hommes revêtus de rouge en train de condamner de manière ésotérique un de leurs frères coupable de quelque infâme sacrilège ; et ces hommes en robe s’empressaient d’ajouter qu’ils ne faisaient qu’obéir à une divinité supérieure qu’ils appelaient, je crois, Justice. J’ai vu une pauvre femme éplorée courir chez un petit sorcier qui se faisait donner le nom incantatoire de psychanalyste, ou psychiatre, je ne sais plus ; la femme lui a donné de l’argent, qu’il a empoché avec satisfaction, et elle lui a demandé en retour de l’exorciser, en quelque sorte. J’en ai vu une autre se rendre chez un homéopathe ; celui-là était un peu plus primitif encore : il lui a donné des pilules magiques et un grand coup de pied au cul.

J’ai vu la forêt vierge de la croyance exploitée par la magie. Alors, j’ai rougi de mes propres croyances qui n’étaient que mes propres faiblesses. Je me moquerai désormais des sorciers que je rencontrerai ; mais je me tiendrai sur mes gardes car les sorciers sont puissants : ils existent depuis que le monde existe et, depuis que le monde existe, ils se débarrassent de leurs délateurs ; mais que m’importe s’ils me bannissent de la tribu : je ne crains pas le bannissement, je m’y suis déjà installé, en pensée. J’ai maintenant compris quelle devait être ma devise : ne t’étonne de rien et doute de tout.