Des enfants sont morts aujourd’hui ; d’autres se tordent sur leur lit de douleur. Des hommes célèbres sont morts hier ; et d’autres hommes sans gloire ; difficile de ne compter que soi, de n’être que soi, contre vents et marées, comme le voudrait Alain. Si un démiurge puissant pouvait comptabiliser, à la fin d’une journée, les joies et les peines de l’humanité, il serait dégoûté de la comptabilité, à cause de ce passif vorace, de ce trou béant dans la caisse. Il s’en irait plutôt boire à la taverne pour oublier ce trou, pour le boucher avec la joie de pacotille, mais irrésistible, du vin, de l’ivresse. Oui, la religion est l’opium du peuple ; il en a terriblement besoin pour se donner l’illusion que le bilan est redressé. Chaque Dimanche, le chrétien redresse ce bilan ; avec du vent. C’est avec du vent que toujours l’homme calfeutre le trou ; vent de la religion, du vin, de l’art, de la philosophie, de l’idée ; et chacun sait bien que tout cela n’est que du vent ; mais, si la religion, le vin, l’art, la philosophie, l’idée tiennent toujours debout dans le monde, qui n’est que matière, c’est parce qu’on en a besoin, tout simplement ; parce que chaque jour de l’homme est un enfer possible pour l’homme ; parce que chaque jour des hommes est un enfer certain pour les hommes ; quand ils pensent ; et cette merveilleuse faculté de penser, qui les distinguent si éminemment des autres animaux, des plantes et des pierres, ils la jettent dans le rêve, dans le contraire de la raison sèche et, dans le fond, bien inutile parce que bien sèche. Alain devait être bien sec et bien égoïste, comme la plupart de ces rationalistes qui se moquent du vent au nom de la Pensée, de la raison. Il est vrai pourtant que le rationalisme n’est lui-même que vent détourneur des nausées provoquées par le trop-plein de la souffrance humaine ; et le rationaliste qui se moque de l’imaginatif, du fou, comme il l’appelle, ne serait finalement qu’un buveur de rosé qui se moquerait de l’amateur effréné de gros rouge ; car, en vérité, n’est-ce pas aussi du vent que la spéculation scientifique au regard des souffrances de l’homme ? Mais voilà ! Ces Messieurs pensent nous être supérieurs, à nous poètes, à nous les fous, en ce que leur vent diminuerait véritablement les souffrances humaines ; petit à petit ; un peu chaque jour. Pour moi, je vois que les élucubrations les plus fantastiques et les plus effrayantes d’un Edgar Poe ont toujours ce mérite de soulager le malade ou le déshérité ; et je vois aussi qu’elles n’ont jamais engendré ces énormes convulsions que la science et la raison faite reine ont apportées au cours des siècles. Pour une maladie vaincue, que de maux nouveaux ! Pour une épine adroitement extirpée, que d’épées à travers le corps de l’Homme ! Le vent rationaliste ne sent pas bon ; assertion sans doute ridicule. Pour moi, le buveur de gros rouge, il est normal que je méprise le vin rosé ; question de tempérament ; mais l’ivrognerie sera, hélas ! toujours nécessaire. Alors, buvons !