Qu’est-ce que le temps ? Existe-t-il ? Est-ce une réalité ? Une invention des hommes ? Ce serait alors la plus diabolique de leurs inventions. Le temps des peuplades primitives est-il le même que celui de nos sociétés évoluées ? Et celui-ci est-il identique au temps de nos arrière-grands-pères ? Et qu’est-ce que le temps psychologique ? Autant de questions qui ne risquent pas de laisser indifférente l’angoisse humaine. Il n’existe pas d’homme qui n’ait regardé au moins une fois dans sa vie la lune ou le sablier, ou l’horloge, sans éprouver le besoin de se demander quelle est la signification du temps ; peu d’hommes qui n’aient été horrifiés en apprenant que, pour certains insectes, la vie se résume en un jour ; et le corbeau tricentenaire a-t-il au moins l’impression, lui, d’avoir pu convenablement remplir sa vie ? Et pour ces montagnes aux neiges éternelles, pour ce soleil qui brille depuis l’éternité, notre vie d’homme n’est-elle pas comparable au balbutiement des éphémères ?
Nous mesurons le temps, mais cette mesure est-elle vraiment conventionnelle ? Oui pour les secondes, et les minutes, et les heures. Oui pour les années et les siècles ; mais peut-on faire abstraction du cycle jour-nuit ? La seconde, elle aussi, bien que créée par l’homme, est toute chargée d’horreur : car elle évoque bien vite nos battements de cœur. Nous maugréons contre le temps… et pourtant, si le soleil s’éteignait à jamais, nous plongeant définitivement dans la nuit, quelle ne serait pas notre angoisse de ne pas savoir à peu près le temps qui nous reste à vivre. Et pourquoi le prisonnier mis au secret dans un cachot perdu éprouve-t-il le besoin de faire de maladroites encoches sur la pierre ? Hélas ! Le temps, mesure de notre vie et des mystères respiratoires, le temps, ennemi familier sans lequel le néant serait déjà terrestre, le temps est devenu aussi le bourreau social des hommes. Non content de servir au souvenir et à l’espoir, à l’avenir et au passé, il a aussi pour fonction de mesurer et de perfectionner le travail et les servitudes. L’horloge n’est plus qu’une abstraction, qu’un compteur de rendement et de machine qui nous fait oublier jusqu’aux battements de notre cœur. La montre marque bien une gigantesque révolution historique. La montre est certainement la plus importante invention depuis le sablier. C’est elle qui a fait de l’homme un ouvrier organisateur et bête, un ensemble de rouages complexe qui marche pour le plaisir de marcher. L’homme à la montre est à l’homme d’autrefois ce qu’est l’horloge au cycle respiratoire de l’univers terrestre. La précision conventionnelle et fermée aux réalités physiques et aux rêveries métaphysiques a remplacé la nonchalance intelligente et saine.
Le temps, admirable invention de l’homme puisée dans la nature, est devenu son maître incontesté. Les hommes ont perdu leurs angoisses en même temps que l’intelligence. Ils vivent leur temps à peu près comme les mouches vivent le leur ; et leur insensibilité de bêtes innocentes est devenue si grande que les enterrements sont réglés montre en main. Nous avons fermé nos cerveaux à la notion du temps et nous nous sommes mis une horloge à la place du cœur.