Pour les uns, immense camp de concentration où de certains bipèdes, ressemblant étrangement à l’homme, servent d’animaux domestiques, pour les autres odieuse réserve où l’on tire tranquillement le gibier humain au cours de chasses un peu spéciale, l’Amazonie est aussi un merveilleux zoo naturel permettant d’étudier nos ancêtres les sauvages. Sociologues et ethnologues viennent de très loin dans ce gigantesque laboratoire pour mieux comprendre les motivations supérieures de leurs contemporains civilisés. On dit que certaines tribus qui y subsistent encore se prêtent d’assez bonne grâce à cette psychanalyse par espèces interposées ; mais l’impatience et la convoitise des explorateurs de notre tréfonds social sont si grandes qu’elles risquent peut-être d’aller jusqu’à la témérité : ne sait-on pas qu’il existe encore, dans ce dernier bastion de l’inconnu terrestre, des tribus entières que nul n’a pu approcher sans y laisser la vie ? Ces derniers vrais sauvages irritent par leur farouche orgueil qui les empêche de nous dire qui ils sont exactement et, surtout, de nous demander de les inscrire à l’O.N.U. et au banc officiel des nations sous-développées. On aimerait bien en tenir un, de ces macaques, et le passer à tabac pour lui faire avouer ses pensées. On le promènerait dans New-York et il se rendrait vite compte de tout l’avantage qu’il y a à être un animal de zoo : bien nourri, vêtu, bien abrité, bien pourvu d’objets amusants, et sa photographie dans les premières pages des grandes revues spécialisées. On en ferait un cours pratique dans chacune des meilleures universités : « Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, vous avez devant vous le spécimen qui nous permet d’affirmer, aujourd’hui expérimentalement, que tout sentiment de supériorité tire son origine d’un complexe d’infériorité. » On l’accompagnerait gravement dans nos musées pour lui montrer nos dernières productions artistiques et on lui dirait peut-être, en langue Guyaki ou Ayoré : « Voyez-vous, mon Cher, comme vous pouvez le constater, l’art n’a pas de frontières. » Heureux Indien qui aurait la chance de n’avoir pas été découvert au temps de Louis XIV et qui pourrait ainsi très facilement adapter son sens artistique. Là où nous l’étonnerions peut-être, c’est quand on lui apprendrait que chaque membre de notre immense tribu est un petit sorcier spécialisé.

En attendant ce jour béni où le dernier petit coin obscur de la terre aura ainsi révélé ses ultimes secrets, on y envoie, non seulement des chasseurs, mais mission sur mission ; et quand on apprend que de téméraires indiscrets se sont fait hacher menu et cuire au feu de bois, alors on est consterné, on ne comprend plus, on est révolté : « Mais comment ces sauvages peuvent-ils avoir peur de nous et refuser ainsi le bonheur ? Pourquoi s’obstinent-ils ainsi à rejeter l’american way of life ? Ils vont lasser notre meilleure bonne volonté, à la fin, ces gueux ! »

Et le résultat de l’aventure, c’est que l’on y perd, sur le plan de la lutte contre le racisme, ce virus à la mode, tout ce qu’un million d’écrits, deux ou trois guerres et quelques révolutions avaient bien pu nous faire gagner. Ah ! Ces Indiens ! Ils nous enterreront !