Les emblèmes sont la mémoire des serments difficiles ; difficile d’être toujours patriote : le drapeau aidera à tenir le serment ; difficile de demeurer fidèle à son époux : l’alliance protègera de l’adultère ; difficile de conserver sa boutique dans la prospérité : l’enseigne redonnera du courage ; difficile la paix : gloire au rameau d’olivier ; et c’est parce que la carrière des arts et des lettres est particulièrement difficile que les artistes et les écrivains éprouvent souvent le besoin de se forger un pseudonyme, comme les aristocrates se donnaient un blason. En somme l’idolâtrie et la pratique du totem ne sont pas encore mortes, n’en déplaise aux rationalistes qui adorent la raison. On aura toujours besoin de telles amulettes et ceux qui s’en moquent ont pourtant les leurs. Seulement, les formes de l’amulette changent avec les âges ; alors, on imagine s’en être débarrassé. J’ai connu un syndicaliste passionné de progrès social, de rationalisme et de science, entiché d’Alain jusqu’à l’admiration. Il méprisait les religions et particulièrement leurs signes extérieurs. Il avait mal lu Alain qui, lui, croyait cependant à la puissance des signes extérieurs. Mon homme ne put jamais m’expliquer vraiment à quoi servait un sigle ; C.G.T., F.O., O.N.U. ne sont autres choses que des emblèmes ; parce que s’unir est difficile et qu’il faut sans cesse se souvenir de la nécessité de l’union ; comme autrefois vivre était difficile et qu’il fallait sans cesse se souvenir de l’importance de la vie, par une corne de chèvre pendue à son cou ou par un petit os pilé dans un sachet.
Il n’y aura jamais d’armée sans un quelconque drapeau. Il n’y aura jamais de souvenir pénible sans une stèle quelconque ; et mépriser les amulettes, cela consiste trop souvent à mépriser celles des autres. Les anciens étaient sur ce point tolérants et piller le temple de l’ennemi était un crime inexpiable ; le crime le plus efficace aussi : sans ses dieux en plâtre et en carton plâtre un peuple demeure très longtemps affaibli. Prendre son drapeau à un régiment est plus efficace que lui prendre son sang.
Vous, les progressistes, qui, le premier jour du mois de mai, chaque année, vous promenez dans les rues, derrière d’immenses bannières pleines de signes que vous seuls comprenez vraiment, ne vous moquez pas du calice d’argent ; méprisez la religion chrétienne mais n’en méprisez pas les signes ; et, surtout, ne tentez pas de justifier votre mépris par le ridicule des signes, de la croyance en les signes, car vous avez les vôtres, et cette faucille et ce marteau que vous brandissez pour conserver toujours votre colère ne sont pas moins ridicules et nécessaires que le Christ en croix ; et si vous voulez vraiment mettre à bas le capitalisme, saisissez-vous d’abord de ses emblèmes. Vous obtiendrez de très bons résultats, car le marchand, dans le fond, est un peu comme vous aussi : il méprise tout ce qui n’est pas monnayable, mais il ne pourra jamais très bien vous expliquer pourquoi il a choisi comme idole un veau d’or. Enlevez-lui son veau d’or et il oubliera d’être marchand ; et si vous n’étiez pas des travailleurs, que feriez-vous de vos instruments ? C’est parce que votre emblème est composé d’outils que vous n’aurez jamais avec vous les commerçants et les oisifs, les poètes et les contemplateurs.