Prenez des personnages, des personnages gonflés de vie, de vérité, lourds de promesses. Placez-les dans un cadre, dans un cadre intense et fermé, où ils ne risquent pas de pouvoir se supporter sans broncher. Vous aurez la clé d’un bon roman. D’un petit coup de génie, tournez cette clé : déclenchez le mécanisme, faites aller, et il vous suffira alors de savoir écrire pour raconter, décrire minutieusement ce qui se passera. Les personnages, d’eux-mêmes, évolueront, quelquefois si vite qu’ils vous échapperont ; quand cela vous arrivera, changez simplement de chapitre et reprenez votre observation : les lecteurs se débrouilleront et seront d’ailleurs bien heureux d’avoir à s’imaginer ce qui s’est passé entre le chapitre huit et le chapitre neuf. Il vous faudra encore un fameux coup de génie pour savoir à quel moment la machine doit être arrêtée : le mot fin est aussi difficile à placer que le premier mot à trouver.
Pour un romancier, le génie existe tant que la feuille est blanche : après, on ne peut plus parler de génie, mais au contraire le génie doit se taire et laisser la place au patient reporter, au stupide chercheur de détails. Le penseur disparaît et laisse alors la place à l’écrivain, qui n’est qu’un petit spécialiste apte à traduire en mots ce qu’il voit. Or, cette spécialité, ce métier, car ç’en est un, s’apprend aussi facilement que celui de tourneur d’usine. Il y faut du temps, de la patience, de bons maîtres, une bonne méthode et le minimum d’intelligence requis chez un homme qui a de l’esprit ; et ce minimum même ne doit pas être trop important car écrire est avant tout un travail fastidieux : pour se complaire à un travail fastidieux, il faut évidemment penser qu’on n’a pas autre chose à faire, et notamment penser. Valéry, le grand Valéry, ne s’y est pas trompé qui disait qu’il n’écrirait jamais de roman pour ne pas avoir à remplir trois cents pages avec des idées comme : Madame la marquise est sortie à cinq heures.