L’homme contemplait sa bibliothèque. Il caressait du regard le bois sombre et finement travaillé. Il pensa : « œuvre d’art ! » ; et il regretta presque de ne pas avoir créé lui-même ce meuble magnifique. Sa vie eut été encore plus complète. Il ouvrit les battants transparents et suivit des yeux les lignes monotones de son armée d’amis. Il caressa d’un doigt Alain et lui fit une moue antipathique. Il hocha la tête, résigné, en percevant le bloc de Balzac. Cervantès lui tendait les bras et Diderot l’interrogeait, muet. Il ôta un grain de poussière imaginaire sur le vêtement d’Eschyle, puis fit un gracieux salut à Fénelon. Goethe le fit sourire, mais son sourire se figea quand il aperçut Hegel, puis Ibsen. Il salua Joinville, le vieillard, mais Kant déjà enlevait son regard ; il s’y attarda longtemps. La Fontaine, heureusement, était là pour le distraire. Il eut un mouvement de tendresse en découvrant Mallarmé et un de surprise, comme toujours, en fixant Nietzsche ; mais Ovide était là qui sut le rassurer, et le sévère Platon, et le pauvre Quinault. Rimbaud, lui aussi, lui fit peur ; mais il fit un beau pied de nez à Saint-Simon. Il souffla sur Tocqueville pour en chasser une mouche qui venait juste de s’y poser, car c’était en septembre et la chaleur mourante semblait multiplier le nombre de ces insectes. Voltaire ne bronchait pas, lui. Quant à Wordsworth, il semblait dormir. L’homme aperçut encore Xénophon et le bon Young. Zola fermait la marche ; il en était très fier.
L’homme saisit Baudelaire et le contempla longuement. Il tournait les pages en palpant le papier. Il savourait la beauté des caractères et de la reliure. Il pensa : « œuvre d’art ! » ; et il eut bien voulu être un fin relieur. Il remit le poète à sa place. Les autres murmurèrent un peu, surtout Chateaubriand, l’orgueilleux. Il repoussa les battants transparents, ferma soigneusement ce musée de son cœur et quitta la pièce ; mais, sur le seuil, il se retourna, contempla encore longuement cette petite bibliothèque et, joignant alors les mains, il s’exclama à haute voix, en un superbe cri d’allégresse : « Ô sainte humanité ! Ô cohorte d’amis fidèles ! Que vous êtes beaux, que vous êtes bons ! Ô mon temple de sagesse, que tes piliers divers soutiennent bien cet édifice ! »… C’est alors que sonna l’heure de regagner l’usine.