Il n’est pas nécessaire d’être éminemment cultivé pour savoir que la politique et l’art n’ont pratiquement jamais, à travers les âges, fait bon ménage ; querelle bien naturelle qui trouve peut-être ses racines dans le tréfonds de l’humanité où le soldat-agriculteur s’opposait déjà au troubadour-nomade ; querelle basée sur une différence essentielle de tempérament entre politiciens et artistes et qui n’est pas celle analysée par Eugène Ionesco dans un article publié dans un célèbre quotidien en 1972 et intitulé « L’UNESCO : la culture contre la culture ». Eugène Ionesco y opposait en effet les créateurs et les bureaucrates ; opposition superficielle si l’on songe que tous les artistes ne sont pas forcément des créateurs (Dieu, qui a l’apanage d’être à la fois un créateur et un administrateur, seul sait combien d’artistes bureaucrates le public, seul juge en art comme en politique, a l’occasion de voir se produire) et si l’on veut bien admettre que nombre de politiciens ont été avant tout des créateurs ; ne citons que Richelieu et Napoléon qui ont eu le mérite de créer, au milieu de mille soucis, l’Académie et la Comédie françaises. Non ! La différence substantielle entre politiciens et artistes ne réside pas là mais plutôt dans les préoccupations, les champs d’application de la politique et de l’art.
La politique a pour raisons d’être de discipliner les hommes en société dans leur effort de mieux-être et de puissance ; les deux sont liés : on ne peut se sentir bien quand on est faible et affamé et il ne sert à rien d’être puissant si ce n’est pour se sentir mieux. Quand le politicien dévie par rapport à ces deux buts, on dit qu’il fait de la démagogie. L’artiste, quant à lui, a pour raisons d’être de divertir les hommes dans leur intimité (c’est le repos du guerrier, à de certains moments privilégiés où cesse momentanément le combat) et de leur élever l’âme ; là aussi les deux sont liés : se reposer, c’est cesser de combattre et l’âme, antérieurement ravalée par les nécessités de l’effort, peut alors s’élever, mais il ne sert à rien d’élever l’âme humaine si ce n’est pour inciter l’homme à combattre. Quand l’artiste dévie par rapport à ces deux buts, on dit qu’il fait du cabotinage.
Le public (ou le peuple, suivant l’optique) ne s’y trompe pas : il reconnaît parfaitement, et toujours, les pas feutrés du démagogue et les gros sabots du cabotin ; mais ce qu’il déteste par-dessus tout, c’est le politicien qui fait du théâtre en dehors de la politique (Néron a surtout déçu les Romains pour cela) et l’artiste qui fait de la politique en dehors de son théâtre. Eugène Ionesco avait-il entrepris de décevoir son public ? La question vaut d’être posée.