Lorsque, la paix établie, on songe à la dernière guerre, on n’omet pas de dire qu’elle a coûté tant en vies humaines. Le chiffre avancé, le chiffre des morts, mesure l’effroi qu’elle a dû inspirer et l’intensité du souvenir qu’elle devra conserver encore dans les mémoires. On compare les guerres entre elles et on dit : « Celle de 14 a été la plus meurtrière. » Les morts au champ d’honneur ne devraient pas tant nous épouvanter, quels que soient leur nombre et la tendresse de leur âge moyen. Ils sont morts prématurément, certes, mais ils devaient bien mourir un jour ; et pourquoi tant de sollicitude pour des hommes qui, de toute manière, seraient souvent morts depuis longtemps au moment où on en parle, et peut-être dans des conditions bien plus épouvantables ? Recevoir une balle bien placée et crever en dix secondes, cela n’est-il pas préférable à une lente agonie dans un lit, avec, pour unique distraction, l’angoisse journalière du lendemain ? Les morts au champ d’honneur finissent légitimement par nous laisser indifférents.
Ce qui devrait nous émouvoir davantage, ce qui devrait nous paraître particulièrement terrible, injuste et cruel, c’est le sort des blessés. On verra pourtant rarement dans un livre d’histoire : « Cette guerre se solda par tant de morts et par X blessés. » Les blessés, on n’en parle pas. Ce sont pourtant les véritables laissés pour compte. L’unijambiste ou le manchot, ou l’aveugle, continue cependant à vivre, lui ! Et les joies du monde en paix lui disent chaque jour combien il est diminué et combien il a été stupide de s’être ainsi laissé diminuer. Au début, quand il revient de la victoire finale (et encore fait-il qu’il ait eu la chance d’être du côté des vainqueurs), il est fêté, plaint, admiré, décoré, pensionné ; et parce que les combats lui ont usé le cerveau, il trouve tout naturel de revenir sans jambe ou sans bras, ou sans œil, d’une guerre qu’il a su gagner parce que le droit était avec lui. Puis les années passent, les alliances et les traités aussi, et les souvenirs de la multitude. Il ne tarde pas être oublié. Alors, il se sent déclassé, déphasé, il entre dans une association de mutilés qui défile drapeaux en tête le jour de la fête nationale.
On oublie son cas, son combat, on oublie même sa guerre ! Il marche en boitillant, ou en tâtonnant, et on murmure sur son passage : « Encore une victime de l’autoroute. Ah ! Ces accidents de voiture, c’est terrible ! »
Par les beaux soirs d’été, quand les rues sont pleines de jolies filles et de passants heureux de vivre dans leur corps intact à cent pour cent, le mutilé de Verdun, ou de Bir Hakeim, ou de Diên-Biên-Phu, ou de l’embuscade algérienne, peut contempler l’ingratitude de l’âge frais et mesurer avec son pilon la folie des hommes. Il veut donner un sens à sa chair absente, mais ne trouve rien d’autre que l’explication du hasard ou de la malchance. Il se dit : « Pourquoi diable ! suis-je parti en premier au cours de cette attaque ? », comme un autre dirait : « Pourquoi n’ai-je pas acheté mon pain dans ma rue habituelle ce soir-là ? » C’était la guerre ! C’était le bon temps de la guerre où l’on était fier de montrer ses blessures ; et alors, dans la cohue paisible et insensible, il se met à haïr la paix, cette paix fade et cruelle pour laquelle, pourtant, il avait été prêt à tout donner ; et secrètement, dans les plus profonds replis de son âme, il souhaite une nouvelle guerre, un nouvel état de guerre pour lequel il est fait, malgré et de par son corps mutilé. Il souhaite le seul événement collectif qui puisse justifier sa souffrance et donner un sens à son infériorité. N’importe quelle guerre ! Contre n’importe qui ! Aux côtés des ennemis d’hier s’il le faut ! Une bonne guerre atroce pour montrer à ces gens que la paix n’est pas un don du ciel, qu’elle se gagne, se paye, avec du sang, et se solde par des millions de morts, et aussi, et surtout, de blessés.