Il y a moins de différence qu’on ne pense entre un chef d’État, un épicier, un industriel, un président d’une société anonyme, un général, un écrivain. Le point commun qui fait leur unité de nature est l’esprit d’entreprise. Chacun d’entre eux a à sa disposition des moyens matériels et humains divers qu’il manipule en vue d’un but, toujours le même : la prospérité et la continuité. Le chef d’État s’occupe de sa patrie avec autant de sollicitude et d’ambition, d’orgueil et d’ingéniosité que l’épicier de son épicerie, l’industriel de son usine, le président de société de « sa » société, le général de son armée ; et l’écrivain ? C’est aussi un esprit d’entreprise qui le pousse à s’occuper des divers aspects de l’humanité. Ce qui sépare vraiment les hommes, ce sont en réalité les limites et la nature de l’entreprise qu’ils se sont assignée. L’épicier est un petit homme. Si petit qu’il soit, il étouffe entre les murs étroits de sa boutique. Il essaiera de l’agrandir. L’épicier rêve d’une épicerie immense, d’un supermarché. Le chef d’État, à côté, est souvent un grand homme. Il ne pourrait pas tenir à l’aise, même dans une grande usine, même dans un département. Il lui faut un État, et le plus grand possible. Ses moyens sont ceux de la nation. Les hommes qu’il commande ne sont pas seulement ses contemporains et concitoyens, ce sont aussi les hommes d’hier et ceux de demain. À l’extrême limite de la grandeur se place l’écrivain. Peu lui chaud un pays à diriger, fut-il un immense empire. Ce qu’il lui faut, à lui, c’est la pensée universelle, c’est l’éternité de l’homme. Les écrivains font de mauvais politiques pour cette même raison qui fait des chefs d’État (hélas ! pas toujours) d’exécrables épiciers : la poitrine, habituée à respirer de larges horizons, s’est développée et ne peut plus tenir entre des murs étroits.

Chaque homme veut son empire, un carré, si petit soit-il, où il sera le maître. La propriété fournit le plus généralement un empire à l’homme. C’est de là que provient cette confusion qui fait de la propriété, de l’esprit de propriété, une condition essentielle du bonheur de l’homme. Cela est faux. On a vu des empereurs ne rien posséder en propre. Napoléon n’avait pas besoin d’argent, cette propriété fluide et interchangeable. Il n’avait pas besoin non plus de meubles et d’immeubles, de terres et de carrosses. Il n’eut été qu’un petit Corse sans le moindre sou de génie, c’est alors qu’il n’eut pu se passer d’un lopin de terre bien à lui.

Il faut à l’homme une entreprise adaptée à sa nature et à ses moyens. Quand l’homme éprouve le sentiment d’un vide, d’un manque, d’un ennui, d’un non-sens de la vie, c’est qu’il a des forces inemployées, c’est qu’il est trop grand pour son entreprise ; quel spectacle douloureux que celui d’un commerçant qui s’ennuie à mourir dans sa boutique ! Combien de Beethoven sont peut-être morts étouffés entre les parois d’un bureau ou d’une épicerie ? Oui, il n’y a pas beaucoup de différences entre les hommes, excepté dans la distribution inégale de ce que l’on nomme la volonté. Le conquérant, dans tous les domaines, n’est-il peut-être qu’un géant qui s’est réveillé et qui ne veut pas mourir étouffé ? Allez faire comprendre cette nécessité à un drapier qui nage dans sa boutique ; son fils peut bien être Gengis Khan, il ne voit en lui qu’un drapier ; et allez dire cela à un dictateur ; son fils peut bien être né écrivain ou artiste, il ne voit en lui qu’un petit dictateur ; or chacun sait que le penseur et l’artiste meurent étouffés dans n’importe quel empire et ne peuvent se mouvoir à l’aise que dans les espaces cosmiques de l’esprit.