Il est des hommes pour qui n’existe ni patrie, ni amour, ni valeur d’aucune sorte. Mous et fluides comme des invertébrés, leur seul principe d’unité et d’existence est l’argent. Ils s’incrustent partout, prêts à toutes les ignominies, toutes les trahisons, tous les déshonneurs. Ils ramassent l’argent là où ils le trouvent et, quand il se fait rare, ils le sèment même là où personne ne s’attendrait à le voir germer. Ils sont fiers de leur souplesse, de leur plasticité, de leur opportunisme. Ils s’estiment les êtres vraiment intelligents de la terre et, s’ils flattent les passions des autres, c’est pour mieux les exploiter. Ils méprisent mais craignent les révolutions, tout en sachant en profiter. Ils ont appris une fois pour toutes à couler leur honneur et leur amour-propre pour en faire des pépites inaltérables et monnayables. Ils semblent respecter les médiocres, mais c’est pour les avoir toujours à leur portée. Pour eux, en somme, le monde est une immense vache laitière, et leurs mains molles et grassouillettes, perverses mais rassurantes, sont faites pour traire la liberté frappée. Ils ne détruisent jamais rien ; ils avilissent tout.

Il est au contraire des hommes dont le rêve obsédant est de trucider la race des premiers. Les valeurs diverses qui composent leur honneur sont autant de chimères casquées et bottées, prêtes à tous les crimes, à toutes les violences, à toutes les destructions. Entiers comme des rocs, figés comme des glaçons, ils sont intérieurement en proie à toutes les passions. Ils utilisent les médiocres, dont ils font des armées, pour se rendre à l’attaque des idées qu’ils n’ont pas enfantées. Pour eux, les révolutions et les guerres sont de saines saignées. En somme, le monde ne leur apparaît que comme un immense bœuf de boucherie qu’il faut débiter pour en dégager le principe ; et leurs mains dures et calleuses, cruelles mais naïves, sont faites pour châtier, amputer, simplifier. Ils purifient toujours ; ils ne bâtissent jamais.

Pris entre ces hommes avides et ces hommes fougueux, les hommes de la médiocre servitude changent souvent leur tablier. Ils sont tantôt clients et tantôt guerriers ; mais qu’ils servent l’argent ou qu’ils servent l’honneur, ils ne sont des seigneurs que les piètres valets ; mais ils sont indispensables ; car imaginez-vous un peu cela : ce que serait l’argent sans échanges ! Ou un idéal sans armée ! Rassurons-nous : quels que soient les régimes, et quels que soient les siècles, il y aura toujours de quoi nourrir des hommes avides et des hommes fougueux ; et toujours demeurera l’espoir, au cœur de la piétaille, d’accéder parmi eux.