Nous nous ennuyons de plus en plus. Nous allons de plus en plus vite. La vitesse est un signe d’ennui ; pressés de partir, pressés d’arriver, pressés de changer, d’occupation, de lieu, de pensée ; parce que nos occupations, nos lieux et nos pensées sont de plus en plus artificiels, creux, séparés de nous. Le travail nous ennuie parce que nous ne pouvons plus nous y accomplir. Le loisir nous ennuie parce que nous ne sommes plus fatigués. Nous sommes comme des chevaux de cirque : nous tournons en rond. Ce bruit des jeunes gens, d’où vient-il sinon de leur ennui ? Et pourquoi traînent-ils ainsi en tout lieu cet attirail du parfait oisif, ces objets dont ils semblent ne pouvoir se passer, ne serait-ce qu’un moment ? Ces objets stupides que d’autres fabriquent sans y penser et en baillant, à quoi servent-ils ? À occuper des corps rouillés et des cerveaux paralysés.

Les valeurs anciennes, il n’est plus possible de les pratiquer dans notre monde de fous. Les valeurs modernes n’existent pas encore. Existeront-elles seulement ? Nous baillons. Nous ne savons que bailler d’ennui ; et notre regard ne peut même pas s’accrocher à un meuble, à une maison, à une forme quelconque : la géométrie de nos lignes ne comporte pas de mystère. Nous n’avons plus de dieux, d’étoiles et de poésies ; et nous envions parfois doucement ces machines électroniques précises et inlassables, parce que nous voyons bien qu’elles ne sont pas à moitié sottes, mais sottes intégralement. Nous les envions plus que nous n’avons jamais envié les chiens, car nous nous sommes aperçu que les chiens, dans nos villes, sont capables d’ennui. Nous essayons de nous amuser mais n’y parvenons pas. Nous essayons de nous étourdir mais n’y parvenons pas.

Nos vieillards des autres temps disparaissent un à un ; ces vieillards, vous savez, qui faisaient leur bonheur d’un rien : d’une lecture dans un parc ensoleillé, d’une tasse de thé préparée avec minutie, d’un tricot ou d’une cigarette roulée patiemment. Nos vieillards à nous sont de plus en plus jeunes, des enfants déguisés en vieillards, des enfants capricieux et difficiles à élever, des enfants de riches qui n’ont rien à inventer, à créer, à peupler, à faire vivre, à penser ; des choses agitées et ennuyées. Nos vieillards sont comme le reste : ils sont bêtes ; bêtes à en pleurer ; autant garder ses larmes et tenter de s’étourdir ; aussi nos vieillards de plus en plus s’étourdiront-ils, par des danses, des cris, de la vitesse, du bruit. La série des vieillards penseurs est fichue, il y a point de chute. Nous nous ressemblons tous et nous sommes tous petits, tout petits ; des larves ; ou plutôt des mouches bourdonnant autour d’un immense détritus, autour de l’immense bassin à ordures qu’est notre monde stérilisé.
La vieille dame, ma voisine, a jeté au vide-ordures ses pots de confiture ratée. Elle est allée s’acheter de la confiture en boîte et s’en est retournée bien vite pour ouvrir son téléviseur. Elle s’est confortablement assise dans son fauteuil d’ennui, devant son écran d’ennui. Un homme ennuyé lui parle ; d’autoroutes, de politique, de sexualité, de conserves, de bruit rythmé, de pierre convulsée, de peinture jetée sur une toile. Elle est heureuse. Quand l’ennui succède à l’ennui, on finit par oublier l’ennui. Alors il ne s’agit plus que de se laisser abolir. Néant !