Je rêve parfois d’un aimable phalanstère où les artistes et les penseurs auraient le gouvernement politique des hommes. Ils formeraient une vaste assemblée puissante et respectée, auréolée d’un halo d’esprit et de beauté. La poésie serait leur terrain de rencontre, leur langage ; elle imprégnerait chacun de leurs décrets. Le peuple ne serait plus formé de citoyens, mot barbare et périmé, mais de spectateurs avertis et exigeants. Les clans et les partis deviendraient d’inoffensives écoles artistiques et littéraires et les révolutions débuteraient, se poursuivraient et se termineraient par des œuvres d’art. On conserverait les religions, seulement pour la beauté de leurs manifestations extérieures et la sagesse de certaines de leurs maximes, mais on brûlerait définitivement le péché et la notion d’hérésie. La morale perdrait de sa sévérité et de son hypocrisie ; on la remplacerait par un recueil de tous les dictons populaires que l’on graverait sur la pierre, comme le code d’Hammourabi. Le théâtre se substituerait à l’information et aux désirs mesquins d’épopées nuisibles. La musique serait les bruits de la cité, le mauvais goût la bêtise et l’indifférence devant les statues et les peintures prendrait la place de la haine. Les gestes deviendraient gracieux et les paroles mesurées et harmonieuses. Les prisons se transformeraient en ateliers d’artistes et les tribunaux décerneraient des prix. Les objets usuels seraient agréables à regarder et les œuvres d’art se moqueraient de l’utile. La police serait la conservatrice des musées et les soldats auraient surtout pour tâche de réfréner l’ardeur des enthousiastes et des mécontents dans les batailles d’Hernani. Les ouvriers redécouvriraient les joies de l’artisan, les paysans les mœurs qui inspirèrent Virgile. Les marins se feraient chansonniers ou conteurs d’histoires extraordinaires. Les pécheurs chanteraient la litanie du vent. Les commerçants seraient de simples porteurs et commis et formeraient le menu peuple, indispensable bien qu’inutile ; on ferait quelques grosses farces pour les amuser le dimanche.
Oui, ce phalanstère serait vraiment le paradis : une sorte d’exposition éternelle, un festival artistique et littéraire perpétuel dont personne ne se lasserait. Les sons et les couleurs, les formes et les lignes, les mots et les sentiments ne donnent-ils pas l’infini des combinaisons ? Quelle merveilleuse vie que celle d’un pays où les modes remplaceraient les constitutions, où l’histoire s’ajouterait à l’histoire, où le présent s’entasserait sur le passé, apportant chaque fois sa contribution à l’épopée humaine, au véritable progrès !
Je rêve parfois… C’est bien un rêve où les artistes et les penseurs détiennent le gouvernement politique des hommes. Autant confier ce gouvernement à une assemblée de drogués, autant demander aux poètes de s’écraser sur terre, aux rêveurs d’agir en hommes d’action. D’ailleurs, même si les prêtres de la sagesse et de la beauté condescendaient à guider les humains, même s’ils acceptaient de faire la besogne des vils politiciens, resteraient-ils longtemps des prêtres ? Il est difficile de tirer à soi une personne qui se noie ; mais ne vaut-il pas mieux la tirer que de la rejoindre dans l’eau et ainsi se noyer avec elle ? Ce n’est pas aux artistes et aux penseurs de faire de la politique, c’est aux politiques de devenir artistes et penseurs.