Le jeune homme s’élance fougueusement et s’accroche à toutes les épines. Il lui manque la sagesse. L’homme mûr possède encore de la force et déjà de la sagesse ; mais il a perdu ce bien irremplaçable qu’est l’enthousiasme. Le vieil homme reconstruit l’enthousiasme à base de sagesse ; mais, regardez-le, il n’a plus de force. Tel est le drame humain. Seuls y échappent les fous et les demi-dieux. L’homme saisit trop tôt le monde et le comprend trop tard. Il pourrait être heureux, au moins pendant un court instant, pendant ce bref instant de la maturité. Las ! Regardez cet homme de quarante ans : il est vraiment à la croisée des chemins ; il a saisi le monde, il est sur le point de le comprendre ; et que fait-il ? Grands dieux ! Il le jette par terre ! Demain, à cause de ce recul entre le monde et lui, il le comprendra ; mais, demain, il n’aura plus la force de le ramasser.

Ce qui distingue un fou d’un demi-dieu, c’est une différence d’intelligence ; mais le fou et le demi-dieu se ressemblent étrangement si on les compare aux autres hommes ; car, miracle du hasard ou effort bizarre de la nature, ces deux acteurs du théâtre humain jouent le drame à l’envers : ils étudient le monde, le saisissent ensuite et ne le lâchent qu’avec leur dernier souffle. Autrement dit, ils murissent d’abord, enfantent ensuite, et n’ont pas de vieillesse, ou du moins la vieillesse, chez eux, se confond presque avec la mort. Lors de la première étape, celle de l’entendement du monde, les uns voient leur intelligence triompher de la complexité du monde, ces sont les demi-dieux ; les autres voient leur intelligence broyée par la complexité du monde, les autres deviennent fous.

Ce qui n’est pas naturel effraye. Les fous et les demi-dieux font peur. Ce qui est naturel est effroyable : spectacle horrible que celui de l’homme jouant le rôle facile du dépérissement habituel.

Il faut apprendre à nos petits à ne pas s’élancer fougueusement sur n’importe quelle sente. Il ne faut pas que jeunesse se passe. « Si jeunesse savait… ». Jeunesse doit savoir ! Le jeune chien court et s’ébat. Le petit poisson frétille. Mais quoi ! L’enfant de l’homme n’est-il qu’un animal ? La nature veut vous faire jouer l’acte premier. Ne l’écoutez pas ! C’est par l’acte III qu’il vaut mieux commencer. Vous craignez la folie ? Oui, c’est un argument ; mais contemplez le spectacle de cette multitude de vieux. Trouvez-vous cela rassurant et prometteur ? Trouvez-vous que la pièce se termine convenablement ? N’aimeriez-vous pas au contraire que votre fils ressemble un jour à cet être bizarre à force d’être heureux, à ce vieux, qui n’en est pas un, que vous voyez là-bas ? Ses cheveux blancs ne parlent pas de dépérissement, mais d’accumulation ; la mort va le frapper comme elle frappe le marin ou l’aviateur, brutalement et en douceur. Mourir ainsi, mon ami, n’est-ce pas le bien suprême ? Et maintenant, venez voir avec moi ce que c’est qu’une lente agonie : le vieux chien s’est couché, le gros poisson a un air piteux de philosophe malgré lui. Est-ce là le destin que vous nourrissez pour votre enfant ? Bénie soit la folie, Monsieur.