Ce représentant de l’intelligence égocentrique suprême, qu’affectionnait particulièrement Baudelaire, n’existe plus aujourd’hui : le dandy. Personne n’a plus, de nos jours, les moyens et la force de passer sa vie en jouant le parfait dandy, c’est-à-dire l’homme puissant mais indifférent à l’ambition, riche mais méprisant la richesse, beau mais blasé par le Beau, triste mais surmontant constamment sa tristesse et sa colère, cultivé mais cultivant l’ennui, aristocrate jusqu’au bout des ongles mais se moquant de l’aristocratie… moderne. Il manque la force et les moyens ; la force d’échapper sans cesse à l’embrigadement du siècle. Il faudrait être un héros de l’individualisme, et en même temps un martyr, comme tout véritable héros, pour être riche, donc puissant, et se soustraire toujours aux sollicitations des masses ; la presse, traquant vos allers et venues, vous poursuivrait impitoyablement. Elle placerait dans votre bouche, pourtant hermétiquement close, les propos politiques, esthétiques, les jugements de cour de la masse la plus gueularde du moment. Il manque aussi les moyens : comment être fabuleusement riche et ne dépendre de personne et ne pas au moins s’inquiéter de la vie économique mondiale ? Comment dépenser sans compter et sans penser une seconde aux problèmes infâmes et envahissants que soulève la conservation d’une grande fortune ? Il faudrait pour cela être un faux-monnayeur invincible, une sorte de magicien de la contrefaçon monétaire qui défierait toutes les polices de tous les États. Imaginons un peu : un homme qui créerait autant de monnaies qu’il veut, ruinant lentement le monde, mettant bas tous les systèmes délicats et subtils que les politiciens pratiquent à grands coups de traités économiques… On finirait par l’arrêter sans preuve et sans mandat.

Imaginons un faux-monnayeur menant un train de vie royal, méprisant avec distinction et affectation nos institutions terrestres et nos hommes publics, qui, depuis qu’ils se sont mis dans la tête de conquérir la lune n’ont jamais autant eu les pieds solidement enfoncés dans la terre ; imaginons ce demi-dieu froid et hautain, méprisant et tout-puissant, bouleversant les cités au gré de sa fantaisie et dont le seul plaisir serait de ridiculiser les leaders, grands et petits : depuis les chefs d’État jusqu’aux chefs-scouts, en passant par les présidents de syndicats, les présidents-directeurs-généraux de sociétés anonymes, les chefs de file de nos modes littéraires et artistiques. Las ! Le dandy qui somnole chez certains d’entre nous est bel et bien mort. Il ne nous reste plus qu’à mourir. Sans broncher.